- Vous désirez ? demanda l’intendant à l’entrée du palais.
L’homme d’âge mur dévisageait Thomas, grimaçant de la couleur de la robe dont il connaissait visiblement la signification.
- Parler au conseiller Cypher, dit Syola.
- Le conseiller Cypher ne reçoit pas. L’empereur reçoit les doléances les premiers…
- Donnez-lui ça, dit Syola en mettant un flacon entre les mains de l’intendant. J’attends.
Le petit homme aux cheveux gras renifla puis disparut derrière un rideau. Les nuages passèrent dans le ciel. Un bonimenteur parvint à vendre un perroquet multicolore. Syola vit un voleur à la tire récupérer une bourse… qui s’avéra ne contenir qu’une pièce de bronze, un grand classique. Une altercation se tint entre un boulanger et un meunier pour une histoire de nombre de sacs de farine.
- Syola Miiun, salua un homme aux cheveux grisonnants. Quelle surprise ! Thomas Merlin. Vous étiez déclaré mort.
- L’échéance a été repoussée, répondit Thomas.
Le conseiller Cypher sourit à cette réplique issue de la philosophie de Chaak.
- Entrez, je vous en prie, proposa Cypher.
Syola désigna la lourde caisse à ses pieds. Vincent Cypher claqua des doigts et quelques serviteurs s’en saisirent avant de l’amener à l’intérieur. Syola suivit, Thomas sur les talons.
- Je ne m’attendais pas du tout à votre visite. D’habitude, vous ne livrez pas vous-même.
Vincent Cypher les mena jusqu’à une grande pièce richement décorée. Les immenses fenêtres laissaient pénétrer la lumière, inondant la pièce, faisant briller les reliefs en or et les verres en cristal. Des fleurs diffusaient un parfum enivrant. Des serviteurs disposèrent des mets colorés et savoureux. Les verres furent remplis de vins précieux.
- Que me vaut l’honneur de votre présence ? demanda Vincent Cypher en proposant à ses invités de prendre place dans de luxueux fauteuils.
- Il est un détail dont je ne suis pas certaine que vous soyez au courant, commença Syola après s’être installée.
- Je vous écoute, assura Vincent Cypher tandis que Thomas restait droit comme un i, tendu, les muscles crispés, prêt à bondir.
Le conseiller se tenait les épaules tombantes dans son fauteuil. Il faisait tourner entre ses doigts une coupe en cristal remplie d’un vin presque transparent.
- En repensant à ces lunes parmi vous, il m’est venu un doute, une information que Teflan n’aurait pas jugé bon de vous transmettre.
Vincent Cypher fronça les sourcils.
- Lorsque Teflan a réalisé le sacrifice ultime, en tant qu’exécuteur principal je veux dire, vous a-t-il précisé qu’il avait laissé la vie sauve à la troisième victime ?
- Quoi ? s’étrangla Vincent Cypher.
- Attends, murmura Thomas, tu veux dire… qu’ils ne savent pas ?
- Pourquoi a-t-il fait cela ? s’exclama Vincent Cypher.
- Je ne suis pas télépathe et Teflan ne me l’a jamais clairement indiqué, annonça Syola. Ceci ayant été dit, vous transmettre cette information n’était pas la raison de ma présence à vos côtés. Un grand nettoyage a été organisé au grand temple. Tous les textes ont été dépoussiérés et revus.
- Nous le savons. Nous avons reçu la dernière version du grimoire de Chaak. Elle valait largement son prix. Les copistes font un travail remarquable. Le texte a été modifié mais en mieux. Les sacrifices choisis sont bien plus pertinents. L’annexe indiquant l’intégralité des sacrifices disponibles au grand temple est également une merveille. Cela a dû demander un temps ahurissant. De plus, la mise à jour du document se fait gratuitement sur simple demande. Nous approuvons totalement.
- Je vous remercie, dit Thomas.
Vincent Cypher lui envoya un regard interrogatif.
- Thomas est en charge des copistes et des vérificateurs, précisa Syola.
- Oh ! s’exclama Vincent Cypher. Le résultat est fantastique.
- Mais très incomplet, le contra Syola.
- De quoi voulez-vous parler ? demanda Vincent Cypher.
- La liste des sacrifices est très loin d’être complète. La parole de Chaak n’est que très partiellement retranscrite et conservée au grand temple.
- Tu rigoles ! s’écria Thomas dont le visage venait de virer au rouge. Nous y avons apporté un soin considérable. Tous les sacrifices ont été relus, vérifiés et recopiés.
- La plupart des produits que vous me réclamez n’apparaissent dans aucun sacrifice, poursuivit Syola en ignorant son époux qui ne décolérait pas. J’en conclus que vous avez les vôtres.
Vincent Cypher plissa les yeux et sa bouche remua imperceptiblement. Thomas se crispa à côté de Syola.
- Accepteriez-vous que des copistes viennent récupérer vos sacrifices et les rendent disponibles au grand temple ? Peut-être même que certains soient intégrés à la philosophie de Chaak ?
Le conseiller Cypher s’enfonça dans son siège en grimaçant.
- Ne pas transmettre la parole divine est un blasphème, rappela Syola.
Les doigts de Vincent Cypher serrèrent convulsivement le pied de son verre tandis que Thomas passait du conseiller à sa femme, prêt à intervenir si besoin.
- Comprenez que ces sacrifices nous permettent de tenir l’empire Beera, précisa le conseiller Cypher. Je ne suis pas noble de naissance. Je n’étais pas destiné à diriger. Maxime et moi étions des enfants de la rue, sans religion car jamais informés. Un prêtre de Chaak nous a ouvert les portes de son temple, nous offrant un toit et à manger. Il nous a lu la philosophie de Chaak. Maxime et moi avons tout de suite adhéré. Gröth et Arvel étaient là aussi, un peu plus jeunes que nous. Leurs parents avaient été tués lors d’un raid de brigands. À l’époque, le roi – Beera était une monarchie vielle et tombante à ce moment-là - se gavait sans répartir les richesses. Nous avons commencé à parler, à dénoncer, sans pour autant agir, des mots en l’air, des plaintes sans suite. Notre errance nous a fait…
- Vous avez fait une période d’errance ? le coupa Thomas. Mais alors vous êtes prêtres ?
- Nous n’avons jamais terminé notre période d’errance donc officiellement, non, indiqua le conseiller Cypher.
- Vous l’êtes aux yeux de Chaak, indiqua Thomas dont la ceinture s’enroulait autour des hanches.
- Nous ne pouvons en être certains, répliqua Vincent Cypher. Nous préférons éviter de lui déplaire.
- Vous êtes prêtres, insista Thomas en boudant.
- Que s’est-il passé durant votre errance ? interrogea Syola.
- Nous avons croisé Anthony Spot. Il réalisait les sacrifices les plus immondes.
Syola croyait sans peine que le prêtre aux cheveux blancs fut le pire des sept. Il émanait de lui une aura désagréable.
- Nous avons rompu les ponts avec le grand temple et avons commencé à tenter l’impossible : prendre les rênes de Beera. Sans Belan, nous n’y serions pas arrivés.
Syola avala une gorgée de vin : un vrai délice. Vincent Cypher poursuivit :
- Bourgeois, il ne rêvait que de renverser le roi pour prendre sa place. Il fut ravi de nous trouver à ses côtés et il devint le premier empereur de Beera. Au départ, tout se déroula à merveille puis le pouvoir lui monta à la tête. Comprenez bien : nous ne sommes pas montés au sommet pour profiter des pauvres gens. Nous tenons vraiment à ce que les richesses soient correctement réparties. Que, dans votre herboristerie, vous nous demandiez une fortune à nous et peu aux prostituées correspondait à nos valeurs. Il s’avère juste que vous êtes tombée à un moment où nos finances étaient à sec. Nous n’avons jamais embêté Eoma. Nous achetons ses produits à prix d’or sans nous plaindre.
Cela corroborait les informations données par Eoma lors de la soirée passée à ses côtés. Une excellente nouvelle.
- D’autant que vous en obtenez de nombreux gratuitement, rappela Thomas.
- Certains ne tiendraient pas le trajet, précisa Syola. Ils sont obligés d’en acheter sur place.
- Les produits fournis par Syola ne sont pas gratuits, le contra Vincent Cypher. Nous réalisons de nombreux dons aux temples de Chaak en retour. En temps normal, les fonds sont équitablement répartis entre les différents cultes. Celui de Chaak reçoit légèrement plus en échange des créations de Syola.
Thomas indiqua d’un signe qu’il comprenait.
- Et donc le conseiller Cortys – empereur à ce moment-là – prenait la grosse tête ? relança Syola qui appréciait de connaître les origines de cette amitié liant les conseillers.
- Exactement, confirma le conseiller Cypher. Nous ne pouvions pas nous en prendre à lui à l’aide de sacrifices – il est autant adepte de Chaak que nous. Nous avons fait une session extraordinaire dans laquelle nous avons mis Belan devant les faits. Il a reconnu exagérer mais aussi ne pas être en mesure de se retenir. Le pouvoir… Alors il a cédé son poste d’empereur pour ne devenir que simple conseiller, avec nous. Ça va beaucoup mieux depuis.
- Il manque Harlan Coern et Teflan Stylus, compta Thomas.
- Harlan nous a rejoint bien après. Lui aussi a été empereur, un peu trop gourmand à notre goût. Il aime toujours autant manger mais il tient aussi à la perfection son rôle de conseiller. Son côté jaloux lui joue des tours alors il faut souvent le reprendre mais en dehors de ça, il est un bon élément.
- Et Teflan Stylus ? interrogea Thomas.
- Cela faisait un moment déjà que nous cherchions un beau parleur. La politique n’a jamais été notre truc. Tout passait par des sacrifices mais cela nous gênait de ne pas avoir de porte de secours. Nous avons proposé à de nombreux diplomates. Tous ont refusé jusqu’à Teflan. Très âgé, il était au bord de la mort. À l’agonie, son heure était venue. Contre la promesse d’une vie plus longue, il a accepté. Il a participé au sacrifice ultime en temps qu’exécuteur secondaire et a bien failli ne pas y survivre. Chaak lui a accordé la jeunesse. Il a intégré nos rangs et très vite, il est apparu qu’il détestait les sacrifices. Nous avons cessé d’en parler devant lui afin de ne pas le mettre mal à l’aise.
- Il est vrai que c’était un sujet absent lors des repas. Vos pratiques ont fait l’objet d’une dispute entre Teflan et moi, se souvint Syola. C’est ce jour-là que j’ai compris qu’il n’en faisait jamais.
- Je suis navré d’avoir été la cause d’une de vos mésententes avec Teflan, maugréa Vincent Cypher. Nous avons beaucoup hésité, vous savez, à intervenir. Nous ne laissons pas l’un de nous déraper. Quand cela se produit, nous agissons. Dans votre cas, nous avons été incapables de nous décider. Tout était si bizarre ! Votre relation fusionnelle, déjà… Désolé, prêtre Merlin, ça ne doit pas être agréable à entendre.
- Syola m’a déjà avoué sa relation avec Stylus, précisa Thomas.
- Ça n’en reste pas moins désagréable, insista Vincent Cypher.
- Poursuivez, s’il vous plaît, proposa Thomas. Leur relation fusionnelle vous a pris de court.
- Comprenez que cela nous surprenne, souffla Vincent Cypher. Syola était censée être notre prisonnière et elle… Enfin bref, s’arrêta le conseiller sous le regard perçant de Thomas. Et puis voilà qu’un jour, tout bascule et Teflan se met à… Cela ne lui ressemblait tellement pas. La manière dont il vous traitait. Ce n’était pas lui.
Syola se perdit dans la contemplation du tapis, suivant les circonvolutions des broderies en fil d’or.
- Et puis pourquoi ? poursuivit Vincent Cypher. Vous étiez coopérative. Vous faisiez ce qu’on attendait de vous. À nos yeux, cette violence était gratuite. Nous avons beaucoup hésité à intervenir.
- Vous êtes intervenus, rappela Syola.
- Si peu, répliqua Vincent Cypher.
- Intervenus ? Comment ça ? demanda Thomas.
- Teflan souhaitait être le seul référent de tout ce qui concernait Syola, indiqua Vincent Cypher. Tout devait passer par lui. Nous avions interdiction de la contacter directement. J’ai outre passé cette volonté.
- Le conseiller Cypher est venu me voir plusieurs fois à l’atelier, m’amenant des produits non conformes.
- Des erreurs, ça arrive à tout le monde, dit Vincent Cypher. Syola était de bonne volonté. La réaction de Teflan nous semblait disproportionnée.
Thomas hocha la tête.
- Et puis un jour, vous avez disparu, continua Vincent Cypher. Nous n’avons jamais su comment vous vous y êtes prise.
- Thomas est venu me chercher, expliqua Syola.
- Bien joué, le félicita Vincent Cypher et Thomas rayonna. Votre disparition a plongé Teflan dans une tristesse infinie. Nous avons craint qu’il ne perde les pédales alors nous l’avons surveillé de près. Nous n’avions aucune envie qu’il s’en prenne à un enfant innocent.
- Vous avez protégé notre fils ? comprit Syola, emplie d’une gratitude sans borne pour le conseiller.
- De fait, il n’y a rien eu à protéger. La première décision de Teflan a été de licencier les nourrices. La seconde de placer Benjamin dans son bureau. Il ne l’a jamais quitté. Teflan a élevé votre fils et je dois admettre ressentir souvent une certaine jalousie envers Benjamin. Comme j’aurais aimé avoir un père aussi aimant et attentif.
Syola en eut les larmes aux yeux.
- Accepteriez-vous de me montrer la quantité de sacrifices que vous possédez ? demanda Thomas en prenant la main, sentant que sa femme n’en était plus capable.
- Bien sûr, dit Vincent Cypher en se levant. Si vous voulez bien me suivre…
Syola et Thomas parcoururent de nombreux couloirs, colorés de tapis au sol, tapisseries sur les murs, plantes, vases et armures décoratives. Des serviteurs nettoyaient, lavaient, transportaient du linge ou des fleurs. Les escaliers devinrent en pierre brute et les couloirs vides. Vincent Cypher ouvrit une lourde porte en fer après l’avoir débloqué d’une clé sortie d’une de ses poches.
Syola découvrit une salle voûtée en pierre. À gauche, une table et des étagères étaient recouvertes de produits et de parchemins dans un désordre total. Des dagues de formes diverses décoraient le mur de droite. Une statue de Chaak s’offrait au fond à droite tandis que sur le sol, un immense symbole de Chaak gravé permettait sans nul doute d’effectuer toutes sortes de sacrifices.
- Ouah ! s’exclama Thomas Merlin après avoir salué la statue de Chaak en même temps que le conseiller Cypher. Vous ne faites pas les choses à moitié.
Thomas observa la table tandis que Syola se mettait de côté, assez peu intéressée. Elle observa le matériel et tomba sur quatre tisonniers proposant le symbole de Chaak. Syola frissonna.
- Pour le sacrifice ultime, confirma Vincent Cypher.
Thomas regarda dans la direction de sa femme puis se tourna vers le conseiller.
- Il y en a plus que dans un rayon entier de la bibliothèque du grand temple ! Répertorier, classer et recopier tout ça prendra des lunes !
- Tu as mieux à faire ? ironisa Syola.
- Je peux vous envoyer une dizaine de copistes pour accélérer le processus, indiqua Thomas, mais cela restera long et fastidieux.
- Je n’ai toujours pas dit que j’acceptais, répliqua Vincent Cypher. Si tout le monde a accès à ces sacrifices, le risque que quelqu’un s’en serve mal est trop grand. Nous nous contrôlons les uns les autres, insista-t-il. Chacun de nous a dérapé à un moment ou à un autre, moi y compris, et pas qu’une fois. Le groupe nous sauve. Les autres nous rattrapent.
- Je souhaite que ma parole soit conservée et accessible à toute personne désireuse de s’en emparer, dit Chaak en apparaissant non loin de Syola, exacte réplique de la statue à quelques pas de lui.
Syola se voyait mal répéter ses propos. Au grand temple, tout le monde connaissait sa nature et l’acceptait, si bien que sa parole était d’or. Le conseiller Cypher n’avait, quant à lui, aucune raison de l’écouter.
- Des lunes, murmura Thomas en prenant au hasard des parchemins dans la masse. Des lunes et des lunes…
- D’autant que ceux-là ne sont que les miens, indiqua Vincent Cypher. J’ignore combien mes camarades en possèdent.
- Hein ! s’écria Thomas. Vous voulez dire que… il y a huit pièces comme celle là ?
- Sept, le contra Syola. Teflan ne fait pas de sacrifices.
- Hé ben ce ne sont pas dix mais cent copistes qu’il va falloir envoyer, maugréa Thomas.
- Si ça se trouve, il y en a en commun, je ne sais pas, nuança Vincent Cypher. Les sacrifices appartiennent à la sphère personnelle. Parfois, Chaak réclame des exécuteurs multiples alors on s’associe mais généralement, nous sommes seuls.
La porte s’ouvrit pour dévoiler Maxime Perone, le conseiller dont les cheveux, malgré l’âge, brillaient d’un roux éclatant.
- Vincent ! Tout le monde te cherche. Il faut que tu…
Maxime Perone stoppa en constatant que son ami n’était pas seul.
- Merlin ? Il n’est pas mort ce connard ? lança Perone en plissant les yeux sur Thomas.
- Tu veux bien aller chercher les autres… sauf Teflan ? demanda Vincent Cypher.
- Sauf Teflan ? s’étonna Maxime Perone.
Syola se déplaça afin de se retrouver dans le champ de vision du conseiller.
- Ah ouais, d’accord. Sauf Teflan du coup. Il se passe quoi ?
- Va chercher les autres, ordonna Vincent Cypher.
Le conseiller Perone disparut dans le couloir.