Je suis peut-être sa prisonnière, mais je suis en vie. Hermès doit simplement patienter dans une cellule. Cette seule pensée suffit à me rassurer un peu. Je ne sais pas ce que cherche à faire le dieu des morts cependant, je reste calme. Je me retourne discrètement et l’observe. Il est concentré sur sa route.
Le claquement des chevaux et le grincement des roues métalliques sur la pierre résonnent à travers tout le tunnel. Comme l’attelage ailé de ma mère ou du dieu du soleil, ceux-ci ne sont pas que de simples animaux. À présent que je ne crains pas pour ma vie, j’admire les reflets bleutés qui émanent d’eux et se projettent autour de nous. Alliant puissance et beauté, ils sont d’une majesté à couper le souffle.
Je n’avais jamais vu cela. Pourtant, un étrange souvenir émerge dans mon esprit. Comme si j’avais déjà rêvé de ces créatures. Du coin de l’œil, je scrute à nouveau Hadès. Sa mine sévère et son port altier lui confèrent une aura sombre et imposante. Il s’en aperçoit et hausse un sourcil. Je détourne aussitôt le regard.
À mon grand soulagement, notre arrivée au palais est discrète. Du moins, il n’y a pas de cortège de bienvenues comme je l’imaginais. Hadès dépose son quadrige devant les écuries et trois palefreniers se chargent de l’attelage. La kunée sous le bras, il m’ordonne de le suivre.
Nous traversons les dédales de sa demeure en silence. Des domestiques vaquent à leurs occupations et s’inclinent au passage de leur roi qui les ignore. Je note tout de même des regards d’incompréhension ou de surprise alors que leurs yeux rencontrent les miens. Ils doivent certainement se demander qui je suis. Deux servantes chuchotent et ricanent derrière nous. Et il y a de quoi rire lorsque j’aperçois fugacement mon reflet au détour d’un couloir. Emmitouflée dans la chlamyde, ma tenue tombe en lambeau et je suis couverte de terre. Hadès a déjà plus de prestance malgré sa chevelure ébouriffée.
Nous arrivons face à une porte gardée par quatre soldats. Le dieu des morts leur ordonne d’ouvrir et ils s’exécutent. Un vent glacé s’engouffre dans la pièce. Un horrible mélange d’humidité et de moisissure emplit mes narines. Je frissonne. Je reconnais cette odeur : les cachots du palais. Est-ce un tour pour m’y piéger à nouveau ou a-t-il véritablement enfermé Hermès ?
Les bras croisés, le roi m’observe. L’inquiétude doit transparaître sur mon visage, car un rictus se dessine sur les lèvres d’Hadès. Soudain, une voix familière retentit au loin :
— Gardes ! Je m’ennuie et je n’ai plus de vin !
C’est Hermès ! Mon cœur bondit dans ma poitrine. Il ne semble pas effrayé au contraire, on dirait un enfant capricieux. Le roi lève déjà les yeux au ciel, l’air exaspéré.
— Hadès ! Je sens ta présence ! Apporte-moi de quoi me saouler si je dois rester encore ici !
Je me mords la lèvre inférieure pour ne pas rire de la familiarité avec laquelle Hermès s’adresse au dieu des Enfers. Le roi l’ignore et ordonne qu’on aille libérer le prisonnier. Puis, il m’attrape l’avant-bras pour m’obliger à le suivre. J’aurais préféré attendre mon ami, mais j’obéis docilement, ne sachant ce que le roi manigance. Une fois sorti, Hadès finit par me lâcher et nous continuons de déambuler dans les couloirs.
Je reconnais cette pièce. Nous nous sommes déjà battus ici. Le dieu des Enfers pose son casque sur un socle et s’installe sur son siège. Des hommes vêtus d’himations gris lisent toutes sortes de rouleaux où ils rédigent sur des tables en bois près des étagères. Ils s’inclinent et dans une langue que je ne connais pas se mettent à lui parler. D’abord, Hadès hoche de la tête et écoute attentivement. Je ne sais pas ce qu’il leur demande, mais un vieil homme lui apporte un biblos poussiéreux, puis il fait congédier toute la salle. Il attrape un rouleau et m’ignore totalement. De toute évidence, je ne semble pas en danger.
Je contourne cette immense table représentant un monde que je ne connais pas. Est-ce la carte du royaume des Enfers ou celui au-dessus de nous ? D’un doigt, je caresse les versants d’une montagne et suis un cours d’eau. Le silence qui nous entoure depuis le début me rend chaque seconde plus nerveuse que la précédente. Je m’aperçois qu’Hadès me regarde. La tête posée sur son poing, ses yeux suivent chacun de mes mouvements.
— Que venons-nous faire ici ? je demande
— Il s’agit de la salle des cartes, un lieu où j’aime prendre mon temps pour réfléchir, rétorque-t-il.
Je prends appui contre la table et croise les bras. Hadès revient à son rouleau.
— Vous ne m’enfermez pas ?
— Pas pour l’instant, répond-il d’une voix grave, à moins que tu ne prévoies encore une fois de voler mon casque.
— Peut-être faudrait-il changer de cachette, je dis pour détendre l’atmosphère.
Aussitôt, Hadès relève la tête et me lance un regard sévère. Je baisse les yeux et déglutis.
— Déméter ne s’est pas montrée sur l’Olympe depuis le mariage d’Harmonie et Cadmos. Cela remonte bien à une vingtaine d’années. Me confirmes-tu ton âge ?
— Oui j’ai eu vingt ans cette année, je réponds confuse par sa demande.
— Alors depuis cette fameuse nuit… marmonne-t-il derrière son rouleau.
— Que consignez-vous dans ces rouleaux ?
— Poses-tu toujours autant de questions ? fait-il remarquer, agacé.
Je me mords la lèvre inférieure. Il ne dit rien. Hadès caresse son épaisse barbe et semble perdu dans ses réflexions. Le silence est pesant. Je me balance d’un pied sur l’autre. Ses yeux me fixent avec beaucoup trop d’intensité. Il soupire et prend appui sur les accoudoirs en bois massif.
— Le savoir, c’est le pouvoir ma chère et maintenant que je suis certain qu’il ne s’agissait pas d’un énième mensonge, je tente de comprendre les motifs de ta mère et l’implication d’Hermès.
— Je vous l’ai dit, elle ne cherchait qu’à me protéger ! je m’exclame d’un ton un peu trop ferme.
— J’ai encore des doutes à ce sujet, rétorque-t-il un sourire énigmatique sur les lèvres.
— Quant à Hermès, il est mon ami depuis des années.
Il ricane et se caresse la barbe.
— Hermès ne prendrait pas le risque inutile d’affronter la colère de Déméter ou celle d’Athéna si cela ne lui apportait rien en retour. Il doit manigancer autre chose. Les dieux sont trop égoïstes et tu représentes une trop grande source de pouvoir, tu ne dois faire confiance en personne…
— Vous avez tort, il a toujours été un ami loyal ! Vous êtes resté trop longtemps seul et rejeté de tous et voyez le mal partout ! je m’exclame, furieuse.
— Et tu es restée trop longtemps enfermée et cachée de tous pour comprendre les fondements de ce monde et te rappeler où est ta place ! rétorque-t-il.
Je me mords l’intérieur de la joue et serre mes poings. Ses paroles acerbes et son regard hautain me mettent hors de moi. Cependant, je ne peux prendre le risque d’éveiller sa colère. Il est le roi et je ne suis personne. L’air est lourd dans la pièce et la tension palpable. Je frissonne.
Je n’ai pas le temps de lui répondre, puisque la porte s’ouvre avec fracas.
— Quel est le plaisantin qui m’a envoyé dans les cachots ! s’exclame Hermès, en riant.
Le messager des dieux virevolte tel un oiseau. Je ferme les yeux, soulagée de le voir sain et sauf. Personne ne pourrait deviner qu’il se trouvait enfermé derrière des barreaux il y quelques minutes. Ses boucles blondes brillent et sa tenue est impeccable. Pourtant, à l’instant où son regard croise le mien, sa mine joviale disparaît. L’inquiétude transparaît. J’ai encore fait échouer notre plan et j’en ai honte. Il se précipite sur moi, ignorant le roi des Enfers.
— Koré ! Qu’est-ce qui s’est passé ? s’exclame Hermès en prenant mon visage entre ses mains.
— Je vais bien, je réponds, rassurée par la chaleur de sa peau.
— Que lui as-tu fait ! hurle-t-il furieux en faisant volteface vers le dieu des morts.
Hadès nous observe en silence. Je pose ma main sur l’épaule de mon ami, espérant apaiser sa colère. La respiration du dieu des voleurs est forte et je sens les muscles de son bras se contracter. Je comprends la réaction d’Hermès. À la vue de mon apparence on pourrait imaginer certaines choses, mais comparé à Hélios, il ne m’a rien fait. Au contraire, c’est lui qui m’a sauvé de mon ravisseur. Seule l’entaille dans mon cou vient d’Hadès et puisque je l’ai attaqué avec mes plantes je ne suis pas tout à fait innocente. Je refuse d’assister à un autre combat. J’ai vu la violence dont pouvait faire preuve Hadès et je ne veux pas que mon ami subisse la même chose par ma faute.
— Arrête, ce n’est pas lui ! je m’écrie en m’agrippant à Hermès pour l’obliger à me faire face.
— Alors qui a osé t’attaquer ?
— Ce débauché d’Hélios a jeté son dévolu sur Perséphone, mais il ne posera plus jamais sa main sur elle, crois en ma parole, déclare le roi des Enfers.
Un rictus effrayant est apparu sur ses lèvres, puis il retourne à sa lecture. Le visage caché derrière son biblos, je sais qu’il nous observe.
Les yeux bleus du dieu du voyage se sont assombris. L’angoisse déforme sa bouche d’habitude si rieuse. Il passe ses doigts dans mes cheveux. Un geste qui se veut réconfortant et qui, je le vois, éveille la curiosité du dieu des morts.
— Tu es sûre que tu vas bien ? demande-t-il presque dans un murmure.
— Je vais bien oui. Sa majesté m’a… aidé à me débarrasser de mon agresseur, je réponds du bout des lèvres.
Hermès serre les dents et ferme les yeux.
— Merci de l’avoir secouru, mais cela ne se serait jamais produit si tu ne m’avais pas enfermé, marmonne-t-il pour Hadès.
— Allons, Hermès, tu voudrais que je vous laisse tranquillement me voler en toute impunité ? Te garder ici était la moindre des choses ! s’exclame, presque amusé, le dieu des morts.
À l’instant où s’ouvrent ses paupières, son visage s’est transformé. Il apparaît fort et confiant. Cela me déstabilise de le voir passer d’une émotion à une autre aussi rapidement. Sa capacité à cacher la vérité est déroutante. Montrer son angoisse était une faiblesse et lorsqu’il fait à nouveau face au roi des Enfers, il a retrouvé sa prestance. Hermès est prêt à en découdre.
— Ton altesse, voyons, je suis le dieu des voleurs, déclare Hermès en faisant la révérence.
— Et du mensonge rajoute Hadès en posant son document.
— Des vices appréciés chez mon père…
— Tu vaux mieux que cela Hermès, le coupe le dieu des morts. Tu m’as menti et désobéi plus de fois en quelques jours que durant toute ton existence. Que cherches-tu à prouver ?
Je suis stupéfaite. J’imaginais assister à une scène terrible entre Hadès et mon ami, mais il n’en est rien. Le roi des Enfers endosse le rôle d’une figure paternelle inquiète et à l’écoute. Cela déstabilise grandement le dieu du voyage qui devait, comme moi, s’attendre à essuyer une colère épouvantable.
Le comportement d’Hadès est déroutant. Après tout ce que j’ai pu faire, il ne m’a ni attachée ni enfermée. Ensuite, il a fait libérer Hermès. Il ne paraît pas en colère et il semble même donner une nouvelle chance de s’expliquer au jeune dieu. Je suis intriguée, car je ne comprends pas ce qu’il cherche à faire.
Hermès n’est pas serein. Je ne sais que trop bien que son sourire espiègle n’est qu’une ruse pour ne pas montrer sa confusion. Il croise les bras sur son torse. Il ne compte pas se laisser faire. Pourtant, je commence à croire que nous faisons fausse route avec Hadès. Lui mentir, c’est lui manquer de respect. Se pourrait-il que nous parvenions à le convaincre de nous aider simplement en assumant nos actes ? Depuis qu’il connaît la vérité sur mes agissements, il ne semble pas me considérer comme un danger, sinon il m’aurait déjà mise aux fers. Mais peut-être suis-je trop naïve de penser cela. Il a dit que le savoir était le pouvoir. Peut-être cherche-t-il à comprendre nos objectifs pour aller prévenir Athéna ou même Déméter, qui sait ce qui se cache dans les méandres de l’esprit du roi des Enfers.
— Je t’en prie Hermès, cesse de mentir, je lui ai déjà tout raconté, je déclare presque dans un murmure tout en pressant sa main.
Il se retourne, surpris. La confusion dans ses yeux me chagrine. Je devine aisément qu’il pense que je l’ai comme trahi. Nous ressemblons à deux enfants ayant commis une bêtise et devant répondre de leurs actes devant une figure d’autorité. Le dieu du mensonge hausse les épaules et un rire amer retentit.
— Eh bien, je t’imaginais plus rusée que cela ma chère.
Le roi des Enfers s’adosse à son siège et nous fixe. Il se frotte les tempes et soupire. Puis, il tire sur un cordon doré près du trône. Aussitôt, la porte s’ouvre sur un homme vêtu de jaune. Hadès lui ordonne de faire venir Eurydice. Que cherche-t-il à faire ?
— Je vais te demander de sortir Perséphone, j’ai à m’entretenir seul à seul avec mon neveu, déclare Hadès.
Je me redresse vivement, surprise et surtout vexée. Ils souhaitent discuter de ma personne sans que je puisse m’y opposer. Néanmoins, en le décrivant comme son neveu, je comprends que le roi des Enfers veut instaurer un climat de confiance, mais aussi une certaine ascendance sur Hermès. Le dieu du voyage serre le poing.
— Vous comptez m’enfermer à nouveau ? je demande.
— Tu es la fille de la grande Déméter, tu seras traitée avec le respect qui t’est dû, annonce Hadès d’une voix solennelle.
Je lève les yeux en me voyant ainsi associée au nom de ma mère. La discrète Eurydice fait son apparition et s’incline devant son roi.
— J’ai cru comprendre que vous aviez sympathisé toutes les deux l’autre soir. Si tu le veux bien ma chère Eurydice, je souhaiterais que tu accompagnes Perséphone dans ses appartements, qu’on lui coule un bain et qu’on lui apporte de la nourriture terrestre, ordonne Hadès.
— Ce serait un honneur votre majesté, répond-elle en s’inclinant à nouveau.
Malgré ma frustration, je quitte la musicienne sans un regard pour Hadès.
La porte se referme et me voilà dans le couloir, comme une enfant qui ne pourrait se mêler aux conversations importantes. Cette situation m’oppresse et j’ai la terrible sensation de revivre ce que ma propre mère faisait. Me tenir éloignée des prises de décisions majeures m’horripile. Est-ce que Hadès va le convaincre de laisser tomber notre quête ? Peut-être veut-il prévenir ma mère ? Ne pas savoir me terrifie.
Je croise les bras sur ma poitrine. Eurydice émet un petit rire.
— Je ne pensais pas te retrouver de sitôt.
— Et moi donc, je peste.
Je me ressaisis quand j’aperçois la moue triste sur le visage de la jeune femme qui ne cherchait qu’à plaisanter.
— Du moins, je suis contente de te revoir toi, je dis en essayant de me rattraper.
Elle hoche la tête et m’invite à la suivre. Nous descendons un escalier.
— Alors, comme cela tu es la fille d’une divinité olympienne. Je ne l’aurai jamais deviné, déclare la musicienne.
— Je le prends comme un compliment !
— Qu’est-il arrivé pour que tu te retrouves dans cet état ?
— Une longue histoire, je réponds sans la regarder.
Mes yeux sont attirés par la porte donnant sur un balcon. Je dévie de ma trajectoire et m’y engouffre. Il n’y a personne d’autre à part nous. Des pots décoratifs sont disposés avec des arbres artificiels. Aucun air pour se rafraîchir, ni de lune pour éclairer l’obscurité du ciel, pourtant j’ai la sensation de moins suffoquer.
— Nous ne devrions pas nous trouver là, le roi veut que je t’escorte dans ta chambre.
— Et nous irons, offre-moi cependant quelques secondes de répit.
Je passe la main dans mes cheveux et m’étire en observant le paysage de la ville illuminée. Soudain, le bruit étouffé d’une discussion attire mon attention. Je me retourne pour apercevoir un autre balcon un peu plus haut.
— Est-ce la salle des cartes ? je demande en désignant l’étage.
Eurydice, inquiète, hésite à me répondre puis finit par acquiescer. Ni une ni deux, je me précipite sur le garde-corps marbré du balcon. C’est peut-être puéril ou même absurde de réagir ainsi, mais je ne peux laisser passer cette occasion. J’attrape la branche d’un arbre afin de l’escalader comme lorsque je jouais dans les bois d’Henna. Malgré les supplications chuchotées de la jeune fille, je parviens à me soulever avec agilité. Je prends garde évidemment de ne pas me faire voir. Enfin, je retombe sur le sol avec grâce et retiens mon souffle. Accroupie contre le mur, je m’approche de l’ouverture et aperçois Hadès assis sur son trône et Hermès me tourne le dos.
— Pourquoi un dieu de ton rang est-il prêt à prendre des risques aussi irrationnels pour une simple mortelle ? demande le roi, en levant son bras.
— Il faudrait avoir un cœur de pierre pour ne pas se sentir affecté par la tragédie qui a touché Médusa, répond Hermès.
— Tu espères me faire croire que tu ne fais cela que pour vaincre une injustice ? s’exclame Hadès.
— Cela peut m’arriver !
— Les autres fois, tu n’as jamais rien fait pour les défendre, l’accuse le roi.
— Je ne suis que le bâtard de Zeus que pouvais-je faire les autres fois ? Et puis, je connais cette mortelle et je m’en veux sincèrement de ce qui s’est passé ! déclare Hermès en croisant les bras.
Le dieu des Enfers soupire. Il essaye de contenir son agacement et tourne la tête vers l’extérieur. Aussitôt, je recule, priant qu’il ne m’est pas vu.
— Pourquoi avoir gardé le secret de l’existence de Perséphone au reste des dieux ? Cela ne te ressemble pas de cacher des choses à ton père et roi.
Hermès se balance, certainement mal à l’aise. Je me doutais qu’ils parleraient de moi. Je sais que je ne devrais pas, mais la curiosité me dévore de l’intérieur et je suis attentive à tout ce qu’il se passe.
— Si tu l’avais vue. Elle était si jeune et si terrifiée par les divinités. Déméter la gardait cloîtrée chez elle. Sa soif de liberté était si grande et j’ai eu pitié de cette pauvre enfant, raconte le dieu du voyage.
— Tu n’avais pas à intervenir dans les décisions de sa mère. Que se passera-t-il lorsqu’elle découvrira que tu étais mêlé à toute cette histoire ?
— Cela n’arrivera pas !
— Tu sais bien que face à elle, Zeus ne prendra pas ton parti, rétorque le roi des Enfers.
— Déméter s’est montrée tyrannique et a mutilé le pouvoir de sa propre fille ! Koré est perdue et a besoin d’aide.
Je n’aime pas qu’il utilise ce nom pour me désigner.
— Je ne t’ai jamais vu endosser le rôle de mentor sans contrepartie.
— Et bien, j’ai changé que veux-tu !
— Je pense surtout que tu as des vues sur cette jeune déesse.
Le dieu du voyage éclate de rire tandis que le roi soupire.
— Qui n’en aurait pas ! As-tu déjà aperçu une bouche aussi rose qu’une pivoine, des yeux bleus telle une lagune et un corps si prêt d’être cueilli ? Non seulement elle est belle mais elle a de l’esprit, elle est douce et combative à la fois. Koré a tout de l’épouse parfaite et elle sera mienne un jour ! avoue Hermès.
Je sens mes joues devenir cramoisies et mon cœur battre plus fort. Jamais il n’avait parlé de moi ainsi et cela me bouleverse. Depuis combien de temps garde-t-il en lui ce secret ?
— Tu te berces d’illusions. Perséphone te voit comme son sauveur et votre relation sera toujours déséquilibrée. Elle est si naïve, c’est à peine si elle a connaissance de notre monde et de ses lois, explique le dieu des morts.
Même s’il me sous-estime, ses paroles ont quelque chose de presque réconfortant.
— Mais cela viendra, je sais être patient. J’ai attendu qu’elle prenne elle-même la décision de s’enfuir alors que j’aurai pu l’emmener tellement de fois. Koré est une jeune femme qui a besoin d’être maîtresse de ses choix. Pour l’instant, peut-être qu’elle ne voit en moi qu’un ami, mais elle finira par m’aimer. Une fois que nous aurons délivré Médusa, elle sera plus à même de m’ouvrir son cœur.
Je déglutis péniblement en l’entendant décrire ses desseins à mon encontre. Alors notre complicité n’était qu’un savant calcul afin que je j’éprouve des sentiments pour lui ? Je suis mortifiée et refuse de croire qu’il pense vraiment cela. Il est le dieu de la ruse et du mensonge. Il doit vouloir me protéger d’Hadès, ce ne peut être que cela !
— Tes intentions sont-elles si honnêtes ? demande d’un ton suspicieux le roi des Enfers.
— Tes paroles me blessent altesse, je ne suis pas mon père, je suis sincèrement épris d’elle !
— C’est ce que Zeus prétend à chaque fois, soupire Hadès. Les dieux ne savent pas aimer, nous en sommes incapables.
— Tu es trop défaitiste mon oncle !
Hadès ne quitte pas du regard son neveu.
— N’y a-t-il que son cœur que tu cherches à dérober ?
— Je me fiche de son pouvoir si c’est ce que tu insinues. Elle peut à peine le maîtriser et je doute qu’elle y parvienne un jour, explique Hermès.
Ses mots sont comme un poignard planté dans mon dos. Je refuse de croire qu’il pense réellement cela de moi. Il doit essayer de convaincre le Dieu des morts que je ne suis pas une menace pour son royaume.
— Pourtant je l’ai vu à l’œuvre tout à l’heure. D’autres voudront s’en emparer. Voilà des années qu’il n’y avait pas eu de divinité liée ainsi à la terre…
— N’aie crainte, lorsqu’elle deviendra ma femme, elle sera heureuse et en sécurité !
— Quelle arrogance ! Je te trouve bien sûr de toi Hermès. Qui sait ce que les Moires ont tissé comme destin à Perséphone.
J’en ai assez de les écouter parler de ma personne, de mon avenir ou de mon pouvoir. Ma mère avait raison en martelant tous les jours de fuir les hommes et les dieux. Les joues en feu, des larmes de rage me brûlent les yeux, mais je refuse de les laisser couler. Je préfère partir et me réfugier dans ma chambre plutôt que d’entendre encore les odieux propos de celui que je considérais comme mon plus fidèle ami. Hadès n’avait pas tort, je ne peux me fier à personne.
à voir
(En l'attendant j'avais repris la lecture de tous les précédents et, vraiment, ta plume mérite bien l'or que tu as reçu) .
Ici, nous prenons une bienfaisante respiration. Nous ne pouvons imaginer la suite (nous ne sommes pas des dieux) mais ces dialogues nous donnent enfin un espoir pour Perséphone même si nous comprenons que la vérité est mystère...
Merci J. J.