Chapitre 27

Il était la source de ragots. Comme d’habitude. Gabriel était seul cette fois-ci. Un cours de langue le séparait désormais de Charlotte qui préférait le latin à l’italien. Il se maudit d’avoir choisi cette option sur le net.

Il resserra sa prise sur les bretelles de son sac avant de se diriger activement vers le fond de la classe. Le jeune homme avait brièvement  aperçu des camarades de classe lorsqu’il avait traversé les portes de la salle. Il ne connaissait pas leurs noms mais il avait retenu quelques têtes. Ces derniers semblaient s’épancher sur son sujet avec d’autres élèves.

Le gringalet posa son sac sur la table et plongea tête la première dans le confort de ses bras. Le tissu de son sweat n’était pas aussi doux qu’il l’avait été par le passé, mais au moins, portait-il l’odeur de la maison. Dans cet environnement inconnu, une odeur le raccrochait à la vie qui l’attendait au bout d'un après-midi. Il ne servait à rien de paniquer. Gabriel prit une grande inspiration et releva la tête quand il entendit la porte se refermer.

Une petite femme dans la cinquantaine, à la peau mate et aux énormes créoles accompagnait un élève en fauteuil. Jules se dirigea vers une table qui lui était attribuée. Cette dernière était dépourvue de chaise. Lui aussi passera l’heure seul.

Par habitude désormais, l’adolescent retira sa capuche. Plusieurs fois, il croisa les regards indiscrets des étudiants sur son visage. Il avait l’impression d’être une bête dans un zoo. Il n’était pas le lion qui impressionnait par son charisme ou le gorille qu’on admirait pour sa force. Il était le chimpanzé curieux qui faisait rire les passants. A nouveau, il fixa son pupitre.

La professeure commença son cours avec un accent très prononcé. Gabriel l’écoutait sans vraiment l’entendre. Il était enfermé dans sa bulle : il fuyait la réalité. Le jeune homme se perdait dans une dimension à laquelle il n’appartenait pas. Il s’imaginait vivre une vie simple, normale. Une vie où il n’avait pas croisé la route de ces personnes viles et égoïstes. Une vie où il ne portait pas les stigmates de son passé.

Dans cette autre réalité, il était devenu boxeur. Il en avait pratiqué plus jeune et sa haute corpulence l’aurait facilement mené tout en haut du podium. Il était aussi plus musclé, arborant une corpulence similaire à celle de son père et de son frère. Son visage, lui, serait exempt de toute cicatrice. Il s’imaginait un visage lisse, sans bouton ni imperfection. Ah, qu’il était beau de rêver… 

Il apposa sa joue sur son poing et se permit de rêver un peu plus longtemps. Avec un visage banal, serait-il plus heureux ? Certainement. Gabriel y croyait dur comme fer. Il aurait plus d’amis. Il serait mieux entouré. 

Les regards ne glisseraient plus vers sa cicatrice. Son mal être n’aurait pas lieu d’être. Il serait juste quelqu’un de normal. Une existence parmi tant d’autres. Il serait probablement heureux.

L’adolescent soupira quand il entendit la voix de l’enseignante. Triste retour à la réalité. Il releva son regard vers l’horloge accrochée près du tableau. Encore une heure. Ce cours était interminable. Ses yeux à la couleur du ciel suivirent l’avancée de la professeure dans les rangs. Elle distribuait des fiches d’exercices pour vérifier le niveau de chacun. Il croisa malencontreusement le regard bleu de son ancienne camarade. 

Elle le reconnaissait, il le savait. Un visage comme le sien restait inoubliable. Il pouvait compter sur une main le nombre de fois où il s’était regardé dans le miroir après l’incident. Un souvenir particulièrement douloureux lui revint en tête. 

Suite aux blessures qu’il avait reçues, il avait dû subir une opération afin de recoudre ce travail de boucher. Il se souvenait de la douleur qu’il avait ressenti à chaque fois qu’il parlait, qu’il pleurait. Mais Gabriel ressentit la véritable souffrance quand il rencontra son reflet. Cette image restera à jamais ancrée dans sa mémoire.

Le brun cligna des yeux. Il ne manquerait plus que des larmes pour compléter son apparence pittoresque. Comme s’il n’était pas assez bizarre comme ça… 

Du coin de l'œil, il vit Jules se redresser sur son fauteuil. Ce dernier semblait s’ennuyer autant que lui. Le jeune homme avait envie de lui parler. Il avait envie d’apprendre à le connaître. Il émanait quelque chose de lui, Gabriel ne saurait se l’expliquer. Il avait envie de partager son fardeau avec ce genre de personne. Ils n’avaient pas les mêmes problèmes mais peut-être qu’il pourrait en discuter afin de crever la bulle de secrets qu’ils renfermaient à l’intérieur d’eux-mêmes. Seulement, le brun n’oserait jamais commencer la moindre conversation avec lui. L’unique fois où il avait essayé d’engager la discussion, Jules l’avait méchamment rabroué alors qu’il l’avait aidé à monter la rampe… D’ailleurs, son attention glissa sur la main de ce dernier. Elle était entourée d’un bandage la dernière fois qu’il l’avait regardé. Quand il ne vit rien, il réajusta mécaniquement ses lunettes. Comme s’il pouvait voir à travers son corps !

 

- Vous allez vous mettre en binôme pour travailler sur ce texte, informa l’enseignante avant de distribuer de nouveaux papiers.

 

Gabriel admira les élèves former des groupes pendant qu’il restait sagement à sa table. Il espérait pouvoir travailler seul. Il n’avait pas vraiment envie de se retrouver à côté de quelqu’un qu’il ne connaissait pas.

 

- Monsieur ? Demanda Madame Gomez arrivée à sa hauteur.

- Anderson.

- Rejoignez un élève ou un groupe d’élèves, lui intima-t-elle en lui donnant son texte.

 

Gabriel jeta un coup d'œil à la fiche avant de parcourir la salle des yeux. Rejoindre un groupe serait encore gênant pour ce dernier. La seule personne seule ici était… Jules. L’adolescent inspira profondément avant de rassembler ses affaires et de rejoindre l’étudiant. Ce dernier parcourait distraitement son smartphone, et ses recherches n’avaient rien à avoir avec l’objet d’étude.

Le blond releva la tête quand il entendit quelqu’un s’approcher. Pensant que c’était la professeure, il rangea rapidement son téléphone. Un soulagement non feint le saisit quand il vit le garçon au visage balafré. Il décala légèrement la table pour lui permettre de s’installer avec une chaise. A deux, l’espace était assez restreint.

 

- Alors, Gabriel, c’est ça ? Lança Jules en le regardant droit dans les yeux.

 

Depuis sa plus tendre enfance, le jeune homme avait pris l’habitude de regarder les gens bien en face afin de bien analyser leurs intentions à son égard. Et ce n'était certainement pas son accident qui allait y changer quoi que ce soit.

 

- Oui. Tu es ?

 

Le brun ne pouvait pas révéler qu’il connaissait déjà quelques informations le concernant . Il ne voulait pas passer pour un psychopathe.

 

- Jules Richards.

 

Gabriel hocha brièvement de la tête pour montrer qu’il avait bien entendu ses mots afin de se focaliser sur le texte. Ce dernier pouvait sentir le regard vert de son camarade sur son visage. En réponse, il remonta nerveusement ses lunettes sur son nez. Il pouvait déjà sentir les questions arriver.

 

- Qu’est-ce qu’il t’est arrivé au visage ?

 

Jules n’avait pas l’habitude de tourner autour du pot. C’est l’une des raisons pour lesquelles certaines personnes, voire un grand nombre d’entre elles, ne l’appréciaient pas beaucoup. Ils prenaient ça comme une agression alors que lui considérait ses questions comme une marque de franchise. 

La poigne du brun se resserra sur son crayon. Le lycéen ne passait pas par quatre chemins. Au lieu de répondre à son début d’interrogation, il renvoya la balle à l’envoyeur : 

 

- Qu’est-ce qu’il est arrivé à tes jambes ?

- Accident de voiture. Place du mort. Ça répond à ta question ? En tout cas, la mienne reste sans réponse.

 

Le jeune homme avait répondu avec tellement de flegme que le gringalet en fut estomaqué. Le blond était passé à autre chose, en apparence. A l'intérieur, la simple évocation de cet accident lui fit serrer les dents. Des images de cette nuit lui apparaissaient en flash discontinus. Pour essayer de chasser ce film sombre de sa vie, il se concentra sur le visage de son camarade.

Celui-ci était lui aussi en proie à ses démons. Lui dire ? Ne pas lui dire ? Finalement, Jules lui proposa de travailler sur le texte. Il voyait bien la situation délicate dans laquelle il mettait son interlocuteur. Il n’était pas aussi insensible.

 

- T’as un bon niveau en italien ?

- Bof, j’ai surtout fait ça en autodidacte, répondit Gabriel en survolant sa fiche.

 

Il ne parvenait pas à se concentrer. Il avait des questions plein la tête. Se souvenait-il de l’accident ? En faisait-il toujours des cauchemars ? Ses yeux bleus glissèrent discrètement vers ses jambes. Avait-il toujours mal ?

 

- Ellis Island, Jules soupira. C’est toujours les mêmes objets d’étude.

 

Le brun se concentra. Il ne pouvait pas interroger son camarade quand lui était incapable de répondre à une simple question. Il lut plus sérieusement le document.

Cela n’avait plus rien à voir avec les cours sur internet. Sur le net, il pouvait au moins traduire les passages qu’il ne comprenait pas. Sans outils numériques, comprendre la langue étrangère se révélait être une tâche beaucoup plus difficile. Jules ne semblait pas avoir le même problème puisqu’il lui raconta brièvement le sujet d’étude. Ils répondirent donc ensembles aux questions posées par l’enseignante.

Gabriel apprécia beaucoup ces échanges. Les conversations n'étaient plus les mêmes entre deux hommes. Il avait ainsi découvert qu’ils partageaient une passion commune pour les mangas et animés. A vrai dire, l’adolescent n’avait pas osé aborder le sujet avec Charlotte, de peur qu’elle ne le juge. Les filles qu’il avait connues n’avaient jamais apprécié l’univers nippon.

A la fin de l’heure, ils rendirent le travail à l’enseignante et ils prirent tous les deux des chemins différents. Le visage plus lumineux, le gringalet parcourut les derniers mètres avec un plus d’entrain qu’à l’arrivée. Il s’était fait un nouvel ami.

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