A bout de souffle, Raphaël prit une nouvelle rasade d'eau. Voilà longtemps qu'il n'avait pas dépensé autant d'énergie. Les coups donnés contre le sac de boxe lui permettait de se vider la tête, mais aussi de retarder le moment où il devrait rentrer dans le foyer.
Il devait parler à son frère. Il le savait. Mais quels mots employer quand leur passé commun était si compliqué ? Ses excuses seraient vides de sens s'il se présentait simplement à lui. Leur relation était abîmée : de simples mots ne pouvaient réparer ses actions. C'était comme mettre un pansement sur une plaie par balle ou sur une blessure à l'arme blanche. Des images de leurs retrouvailles ravivèrent des souvenirs douloureux. Un simple pansement ne pouvait pas recouvrir toutes les cicatrices.
Le jeune homme remit son gant, puis recommença à frapper. Vivre éloigné de la maison, loin de Gabriel, lui avait permis d'échapper à ce passé oppressant. Il avait voulu fuir le regard triste de sa mère, et l'absence de son père. Il voulait en finir avec cette culpabilité qui lui écrasait le cœur.
Il souffla bruyamment puis enleva mécaniquement une boucle qui lui retombait sur le front. C'est à cet instant qu'il entendit la porte grincer dans son dos. Il détourna son regard, perdu dans le vide depuis quelques minutes, pour croiser les yeux bleus de son frère, l'éternelle source de sa culpabilité lui obstruant une partie du visage. Cette cicatrice l'empêchait d'oublier, et c'est pourquoi son attention glissa presque automatiquement sur le paysage derrière Gabriel. Il était lâche.
- Qu'est-ce qu'il y a ? Demanda-t-il sur un ton agressif.
Le manque d'interaction avait enrayé sa voix, la rendant un peu brute de décoffrage. D'ailleurs, il racla bruyamment sa gorge pour répéter un peu plus calmement :
- Tu veux parler ?
Le plus jeune referma la porte derrière lui pour le rejoindre. Sa présence rendit l'aîné nerveux. Son frangin avait décidément plus de courage que lui cette fois-ci. Raphaël s'attendait à ce que Gabriel reste à une certaine distance de sa personne, et c'est pourquoi il fut surpris de le voir prendre place derrière le sac noir. Ce dernier l'entoura de ses bras afin de l'empêcher de bouger. Comme le visage de l'adolescent était dissimulé par le contenant de sable, le plus vieux ne put observer l'expression de son visage.
- Si tu restes là, je risque de te faire mal.
- Tais-toi et frappe.
Ces mots surprirent le jeune adulte. Son frère n'avait jamais osé lui répondre de cette manière. Et comme pour se venger, Raphaël ne s'embarrassa plus de scrupule : il asséna un premier coup puis un second.
De sa maigre musculature, Gabriel avait beaucoup de mal à retenir chacun des coups portés. Son frère n'y allait pas de main morte. Ses poings étaient lourds. Il avait l'impression de sentir chacun d'entre eux se répercuter sur son corps.
Le premier né avait toujours été doué dans ce sport. Il en avait pratiqué en club jusqu'à un certain point. Le gringalet ne pouvait se souvenir des raisons qui l'avaient poussé à arrêter. La question fusa d'entre ses lèvres :
- Pourquoi t'as arrêté la boxe ?
- Je n'avais plus envie, répondit celui-ci, pantelant.
En réalité, leurs parents avaient été si préoccupés par son petit frère qu'ils n'avaient plus eu de temps à lui accorder. Comme ils ne pouvaient plus le conduire à ses entraînements, il avait décidé d'arrêter.
De toute façon, depuis cet incident, les choses n'avaient plus jamais été les mêmes. Cependant, il préféra garder la vérité sous scellée.
- Je suis désolé pour ce qu'il s'est passé à la soirée. J'ai tout gâché...
Le sportif cessa son activité quand il entendit le léger trémolo dans sa voix. Il ne s'attendait certainement pas à recevoir des excuses de sa part. Si quelqu'un devait s'excuser ici, c'était bien lui et personne d'autre.
- Tu ne peux pas t'excuser pour tous les maux du monde, Gaby. Ce n'est pas à toi de présenter tes excuses mais à moi. J'aurais dû mieux choisir mes amis. La prochaine fois, n'hésite pas à renvoyer coup pour coup. En tout cas, avec deux neurones en moins, il fait moins le malin.
- Tu t'excuses ? Demanda Gabriel, peinant à y croire.
- Oui. Je suis désolé.
Ses mots, qu'il n'avait jamais prononcés envers son petit frère, lui nouèrent la gorge. Ses émotions étaient chamboulées. Des années qu'il aurait dû souffler ces paroles à son frangin, mais par fierté et par orgueil, il s'était tu. Il espérait que son cadet comprenne la véritable origine de son pardon. Il n’avait jamais présenté ses excuses pour ce qu’il s’était passé en ce mois de juillet, ce jour où il l'avait lâchement abandonné au profit de ses amis.
Gabriel ressentit un léger malaise. Le silence qui suivit était loin d'être agréable et malheureusement, il peinait à le combler. Que répondre face à ces mots ? L'adolescent ne savait qu’elle était la marche à suivre. Il avait l'impression de faire face à une nouvelle facette de Raphaël, à une partie plus sensible de sa personne.
- Merci ?
L'aîné ne put s'empêcher de rire face à cette réponse incongrue. Son frère était si surprenant. Et si naïf que ça pourrait en devenir attendrissant. Mais bon, il ne restait rien d'autre qu'un sale morveux aux yeux du jeune homme. Au moins parvint-il à alléger l'atmosphère devenue pesante par ce bref échange.
Ce lien du sang qui les reliait se dispensait du moindre mot au final. Ils communiquaient par leurs gestes et leurs réactions qu'ils utilisaient spécialement l'un envers l'autre. Gabriel soutenait le sac contre lequel son frère déversait sa colère et ses regrets. Il exprimait son soutien par sa seule présence. Il s'excusait de cette manière. Quant à Raphaël, l'échange visuel qu'il lui accorda après ce moment d'euphorie, le récompensa de la meilleure des manières. Il avait accepté d'affronter la cicatrice qui lui scindait le visage, aussi bref l'instant fut-il. Il avait été reconnu par son aîné.
Ce moment de complicité entre frères fut interrompu par l'arrivée surprenante de leur père.
- Alors comme ça on ne m'invite pas, les petits mecs ?
Derrière lui, Pikachu remuait joyeusement du popotin. Elle avait visiblement reçu les caresses de ce dernier avant qu'il ne les rejoigne.
Âgé de 53 ans, Marcus Anderson renvoyait une image dynamique et sympathique. Il était le parent "cool", il se considérait de cette manière du moins. Il avait su partager son amour du sport avec son fils aîné et avec son plus jeune... Disons qu'il cherchait toujours des loisirs à partager. Avec son benjamin, il avait l'impression de constamment marcher sur une corde raide depuis l'incident : au moindre faux pas, il risquait la mort assurée. Et cette situation le peinait beaucoup.
- Gaby veut se faire des muscles.
- On dirait un vrai petit boxer avec ton cocard, fiston.
Gabriel sourit maladroitement à cette remarque. Un véritable fossé le séparait de ce père absent. L'origine de ce gouffre ? L'entreprise familiale. Ses absences à répétition avaient eu raison de leur relation. Et Marcus ramait comme un forcené pour rattraper son plus jeune fils.
Le père brisa le silence en donnant des conseils de frappe. Il voulait aborder le sujet de l'école mais il savait la tâche compliquée. Son benjamin n'était pas friand des études s'il en croyait sa femme. Quant à son aîné, il était en "vacances" selon ses dires.
Marcus observa les traits de ses fils. Ils avaient tout hérité de lui, surtout Gabriel qui arborait des iris à la couleur du ciel. Seul Raphaël avait échappé aux yeux bleus des hommes Anderson. Il avait les mêmes yeux que sa mère.
Son regard glissa jusqu'à sa cicatrice. A chaque fois qu’il la voyait, les souvenirs remontaient et les reproches affluaient : s’il avait été là, aurait-il pu changer les choses ? La réponse à cette question lui serra le cœur. Oui, il aurait pu changer le destin de son fils. Il aurait pu le protéger, les protéger, tous les deux. Il avait échoué en tant que père. Et il continuait d’échouer dans son rôle s’il en croyait la distance instaurée par Gabriel. Son plus jeune s’était exclu lui-même de cette petite réunion père/fils.
Ne voulant pas lui forcer la main, Marcus enchaîna sur un nouveau sujet de conversation :
- Tu continues d'aller à la salle de sport ?
- Comme je suis ici, je n’y vais plus tellement, répondit Raphaël en ajustant le serre-tête qui ne cessait de glisser.
- Quand est-ce que tu repars, d’ailleurs ? Je croyais que tu te plaisais loin de nous, plaisanta le père.
- Bientôt…
La réponse du brun intrigua son frère. Qu’est-ce qui pouvait bien retenir son aîné ? Par le passé, à chaque fois qu’il en avait eu l’occasion, Raphaël passait son temps à l’extérieur de la maison. Il était comme un oiseau épris de Liberté : il ne pouvait jamais rester au même endroit. Gabriel enviait beaucoup ce côté de sa personnalité. Lui n’avait jamais su quitter la maison. La peur de partir lui tordait le ventre parce qu’il serait alors tout seul, contrairement à son frère, entouré d’amis. Il devrait affronter le monde et ses jugements… L’imaginer le rendait fébrile.
-Et toi Gaby ? Tu t’es fait de nouveaux amis à l’école ?
Le plus jeune rougit devant la question. Gloria avait dû lui raconter pour Charlotte : elle qui croyait dur comme fer qu’ils finiraient ensembles. Pourquoi était-il si difficile de croire à une amitié fille/garçon ? Le gringalet ne cessait de lui répéter son point de vue, elle n’en faisait qu’à sa tête. Tout comme son frère d’ailleurs. Il ne comptait même plus le nombre de sous-entendus qu’il avait reçus cette semaine.
- Gabriel est sur deux dossiers, lança ce dernier taquin.
Le balafré aurait pu l’étrangler. Leur père, lui, préféra en rire. Il était heureux de revoir ses fils se chamailler pour des broutilles. Les différentes expressions sur le visage de l'adolescent le rassurèrent : son fils allait mieux.
- Et qui sont ces demoiselles ?
- Une youtubeuse super sexy et sa soeur. T'imagines un peu le carnage ?
- Arrête de dire n'importe quoi. Il n'y a rien du tout.
- Pff... Il ne me croit pas quand je lui dis qu'il a un ticket et avec la plus jolie des deux en plus ! C'est elle qui l'a défendu à la soirée.
Raphaël ignora le froid qu'il avait installé en montrant la vidéo où Clara assommait le garçon qui l'avait frappé. Il fixa le sol pour s'obliger à ne pas regarder ce moment à nouveau. Il avait toujours aussi honte. D'ailleurs, le rouge lui monta au joue quand il entendit son père siffler d'admiration.
- Elle a un sacré coup de poignet.
Gabriel préféra fuir la scène.