La carte que les filles avaient sous les yeux leur parut à la fois étrange et familière. Elles ne connaissaient aucun des traits de côte, reliefs et routes qu’elle leur présentait, mais elles avaient déjà vu des cartes dans le Là-Bas, où les façons de faire en la matière n’étaient pas bien différentes de celles de Delsa, et elles n’eurent aucun mal à comprendre comment lire celle-ci.
Monsieur Gérard leur avait laissé une carte intégrale de Delsa, incluant chacune des sept terres ainsi que les différents archipels. Elle était en tout point identique à celles que tout delsaïen a déjà vues des centaines de fois, aussi ne reviendrai-je pas sur sa description.
L’Abyssyba, considérée comme la porte d’entrée de Delsa et par conséquent toujours mise en avant sur ce genre de cartes, leur sauta presque immédiatement aux yeux. Elles comprirent ainsi qu’elles se trouvaient quelque part au sud de Prim’Terre, et que ce nom qu’elles avaient déjà entendu plusieurs fois depuis la veille, sans vraiment savoir à quoi il correspondait, désignait l’un des territoires de Delsa, dont elles purent apprendre tous les noms. Elles virent, avec un certain soulagement, qu’elles étaient moins éloignées qu’elles avaient pu le redouter du Palais, qu’elles pourraient rejoindre en allant droit vers le nord. Les deux problèmes qui se posèrent alors à elles étaient que, d’une part, elles n’avaient aucune idée de l’échelle de cette carte et de la distance qui les séparait en réalité de leur objectif, et que d’autre part elles ne savaient pas du tout où était le nord.
Elles décidèrent de revenir sur leurs pas et de rejoindre le lac, qui leur semblait être leur unique point de repère. Elles espéraient que, près de l’Abyssyba, elles pourraient s’orienter, et déterminer dans quel point précis de la forêt elles devraient s’enfoncer pour avoir une chance d’atteindre le Palais. Elles eurent l’impression que leur marche à travers les arbres était plus longue que la première fois, et elles craignirent de s’être perdues, mais elles virent finalement la lumière se faire plus forte autour d’elles, et elles comprirent qu’elles étaient en train de quitter la forêt.
Sur les rives de l’Abyssyba, elles furent bien en peine de trouver le moindre repère. Tout ce qu’elles voyaient, c’était une vaste étendue d’eau, entourée de berges herbeuses elles-mêmes entourées d’arbres. Il leur sembla qu’elles se trouvaient dans un gigantesque cercle, et qu’à partir de ce seul indice elles devaient déterminer, au hasard, quel point précis de ce cercle pourrait les mener là où elles devaient aller. Un mélange de découragement et de panique commençait à monter en elles, lorsque Julienne aperçut, un peu plus loin, un semblant de relief que formait la rive. Leur dernier recours fut d’aller vers ce relief, d’y grimper et de prendre un peu de hauteur sur le lac, en espérant que cela soit suffisant pour les aider dans leur choix[1].
Une fois en haut, elles purent constater, comme l’indiquait leur carte, que le lac, au lieu d’un cercle, formait en réalité une sorte de croissant informe, et qu’elles se trouvaient à peu près en son creux. De là, elles n’eurent pas trop de mal à identifier la direction à suivre, que l’une des pointes du croissant leur indiquait. Elles redescendirent aussitôt, hâtèrent le pas, pressées de regagner l’abri des arbres, et se mirent en route.
***
Julienne aurait voulu marcher le plus vite possible, sans songer à rien d’autre qu’à arriver sans tarder au Palais, où on leur avait assuré un abri. Mais Héléna, fascinée par tout ce qu’elle voyait, s’arrêtait sans cesse, se baissait vers chaque nouveau buisson qu’elles rencontraient, se hissait de toute sa petite hauteur pour examiner les feuilles et les fruits de tous les arbres devant lesquels elles passaient. Il y avait une bonne heure qu’elles avaient quitté l’Abyssyba, et il semblait à Julienne qu’elles n’avaient parcouru qu’une minuscule fraction du chemin qui les séparait du Palais, de l’autre côté de la forêt. Elle trouvait Héléna exaspérante de lenteur.
« Dépêche-toi, ne put-elle s’empêcher de lui enjoindre avec impatience, lorsqu’elle se retourna et qu’elle la trouva agenouillée sur le sol, la mine fascinée penchée au-dessus d’une petite pousse verte. Il y en a des dizaines, des comme ça. Tu ne vas quand même pas t’arrêter devant chacune. »
En effet, plus elles avançaient et plus ce genre de pousses, chacune haute comme une main, à l’épaisse tige sombre ramifiée de minuscules branches couvertes de feuilles naissantes, foisonnaient autour d’elles. Julienne, en les voyant de plus en plus nombreuses à ses pieds, craignaient qu’elles ne les ralentissent, si elles finissaient par devoir les éviter à chaque pas. Mais heureusement, les pousses paraissaient avoir toutes pris racine à distance respectable du centre du chemin qu’elles suivaient. À croire que ce dernier était régulièrement emprunté, et qu’elles avaient rejoint, sans s’en rendre compte, un sentier fréquenté. Cette idée inquiéta Julienne – Héléna, pour sa part, était bien trop occupée à regarder partout à la fois en poussant des cris de joie –, mais elles ne croisèrent ni n’entendirent qui que ce soit.
Héléna, se redressant avec mauvaise grâce, lui adressa une moue contrariée, et pressa le pas pour la rattraper. Dans les minutes qui suivirent, elle dut réfréner, difficilement, son envie de marquer une pause, juste un très court instant, pour regarder de plus près toutes les choses nouvelles qui les entouraient. Elle ne comprenait pas comment Julienne pouvait rester aussi déterminée à avancer d’un pas si rapide et indifférent, alors qu’absolument tout ce qu’elles voyaient leur aurait semblé tout à fait impensable la veille encore. Elle se sentait un peu plus frustrée à chaque pas qu’elle faisait.
Elles ne réalisèrent pas tout de suite que quelque chose clochait. Elles remarquèrent seulement, sans trop s’en formaliser, que la luminosité s’abaissait peu à peu autour d’elles, et qu’elles y voyaient moins clair à chaque minute qui passait. Elles durent aussi sillonner un peu plus entre les arbres qui se dressaient devant elles, de plus en plus proches les uns des autres. Elles perdirent totalement l’impression, qu’elles avaient encore un moment plus tôt, de suivre un sentier tout tracé. Plus le temps passait, plus les troncs semblaient s’amuser à les ralentir.
Julienne, surtout, s’en impatienta, et ne put plus contenir son agacement lorsque les racines des arbres, petit à petit, se firent plus apparentes au pied de leur tronc, les forçant à lever de plus en plus haut les jambes pour ne pas trébucher. Vint un moment où le sol se trouva tapissé d’épaisses racines enchevêtrées, et les filles ne marchèrent plus que sur elles.
Jusqu’à ce que les arbres se fassent trop denses pour qu’elles puissent encore avancer. Une véritable barrière se dressait devant elles, et il leur parut impossible de la franchir. Elles voulurent revenir sur leur pas pour trouver un autre chemin à emprunter, mais Héléna, qui fut la première à se retourner, se heurta brusquement à un tronc. Julienne, faisant demi-tour avec plus de précaution, s’aperçut à son tour qu’un arbre se trouvait dans son dos, et qu’un autre mur leur barrait la route.
Le cœur tambourinant et la respiration affolée, Héléna voulut se tourner vers Julienne, mais un tronc, sombre et massif, se dressait entre elles. Elles ne pouvaient plus avancer, dans quelque direction que ce soit, et ne respiraient plus qu’avec difficulté, épouvantées et incapables de comprendre ce qui se passait.
Julienne voulut passer un bras entre deux des arbres qui formaient les barreaux de sa cage, pour tenter de s’en extirper, mais elle poussa aussitôt un cri en ramenant son bras vers elle, la peau irradiée d’une douleur lancinante. Un minuscule bout de bois y était planté comme une grosse écharde, et la douleur s’intensifia et se répandit sous sa peau de seconde en seconde, comme pulsée à travers ses veines par son cœur épouvanté.
Elles eurent toutes deux le réflexe – qu’on pourrait difficilement leur reprocher – de chercher à s’échapper, se tortillant comme elles pouvaient entre les troncs. Aussitôt, des dizaines de petites aiguilles de bois se figèrent un peu partout sur leurs corps, leur arrachant des cris de souffrance. Elles n’eurent d’autre choix que de s’immobiliser, gémissantes, pour que leur tourment prenne fin. La douleur causée par les épines déjà plantées en elles, en revanche, ne s’adoucit pas.
À présent qu’elles avaient cessé de se débattre, elles purent voir, à travers les troncs qui les compressaient, que le sol autour d’elles, ainsi que les énormes racines qui s’en échappaient, était recouvert de ces pousses envahissantes qui avaient interpellé Héléna. Elles étaient à peu près certaines qu’elles ne se trouvaient pas là quelques instants plus tôt.
Elles ne tardèrent pas à comprendre l’origine de ce phénomène, lorsque les pousses, une à une, s’étendirent, se déplièrent et s’étirèrent, les minuscules racines s’arrachant du sol pour laisser apparaître de longues jambes et de longs bras aux doigts filandreux, la tige se redressant jusqu’à remettre droits les hanches et les torses, les touffes de feuilles s’écartant pour dévoiler les visages minuscules, à la peau d’écorce rêche.
[1] Cette toute petite colline, qui en 278 ne portait pas de nom particulier, est appelée aujourd’hui Tertre du Premier Jour, baptisé ainsi par les exploitants des circuits touristiques proposant de repartir sur les traces des évènements que nous racontons ainsi.