Chapitre 28

Par maanu

Plusieurs dizaines de créatures les entouraient. Les plus grandes d’entre elles étaient moins hautes qu’un avant-bras, et pourtant chacune leur parut terrifiante. Elles n’auraient su dire si elles avaient affaire à des êtres de forme humaine qui ressemblaient à de minuscules arbres, ou à des plantes qui avaient des airs humains. Quoi qu’il en soit, le mélange leur parut déconcertant et dérangeant[1]. D’autant plus que chacune de ces créatures était armée. Elles portaient toutes ce qui leur sembla bien être des arcs – qui se mêlaient aux branchages qui jaillissaient des corps eux-mêmes –, ou des lances, deux fois hautes comme les propriétaires. Certains individus portaient deux armes, une dans chaque main, sans paraître nullement gênés dans leurs mouvements. Les arcs et les lances étaient gigantesques près de ces créatures minuscules, et pourtant Julienne et Héléna auraient pu les briser d’un simple coup de talon. Mais l’idée ne leur serait certainement pas venue d’essayer, même si elles avaient été encore capables du moindre geste, depuis leur prison forestière. C’est qu’il y avait quelque chose, dans le calme, l’assurance et la fixité du regard de ces petits êtres posé sur elles, qui leur disait que malgré les apparences elles n’étaient absolument pas de taille.

    Deux des guetteux s’avancèrent vers elles, progressant avec aisance sur les racines, immenses pour eux, qui sortaient du sol. Ils se plantèrent chacun devant l’une des filles ; en une fraction de seconde Julienne se vit mise en joue par un arc bandé dans sa direction, et Héléna se retrouva au bout d’une lance, petit bout de bois pointu qui la terrorisait. Comprenant bien que c’était des projectiles de ce genre qui leur avaient percé la peau quelques instants plus tôt, et dont elles sentaient encore la brûlure un peu partout sur leurs corps, elles se gardèrent bien de remuer.

    « Qui êtes-vous ? » aboya l’homme-arbre qui se trouvait devant Héléna.

    Sa voix les décontenança. Elle était bien plus forte et rauque que n’aurait pu le laisser présager la taille de la créature, et surtout celle-ci s’exprima d’une façon totalement inédite pour elles. Elle parlait indéniablement la même langue qu’elles, et elles comprirent très bien ce qu’elle disait, mais elle avait un accent qu’elles n’avaient jamais entendu, ou en tout cas pas aussi prononcé.

    Julienne avait bien remarqué chez Monsieur Gérard, sans y prêter vraiment attention, une tendance à appuyer sur certaines consonnes, à laisser traîner certaines syllabes, en particulier en fin de mot, et à prononcer d’une façon étrange les « e » et les « a ». Héléna, tout en ayant échangé finalement bien peu de phrases avec ses parents adoptifs, avait noté chez eux à peu près la même chose, encore plus évidente dans la façon de parler d’Ivan, bien qu’elles n’aient guère eu le temps de s’en préoccuper, ne l’ayant côtoyé que dans une situation d’urgence. Mais le guetteux qui s’adressait à elles à cet instant, contrairement à tous les delsaïens qu’elles avaient rencontrés dans le Là-Bas, ne cherchait pas à masquer son accent, et ce dernier leur sauta aussitôt aux oreilles.

    « Qui êtes-vous ? » répéta-t-il avec plus de force devant leur mutisme, en approchant un peu plus sa lance de la jambe d’Héléna.

    Celle-ci fit un gros effort pour parvenir à articuler, dans un souffle à peine audible :

    « Hé… Héléna... »

    Le guetteux, en faisant un pas de plus vers elle, s’écria :

    « Plus fort ! »

    Julienne, à travers les troncs qui les séparaient, vit Héléna déglutir, puis l’entendit se reprendre, en haussant un peu la voix:

    « Stéphane D’Elsa. »

    Le guetteux resta silencieux et totalement immobile pendant quelques secondes.

    « Évidemment », dit-il finalement

    Le petit archer qui continuait à viser Julienne, s’adressa à elle :

    « Et toi ? Gania l’Évaporée, je présume ? »

    Il y eut tout autour d’elles un bruissement qui ressemblait à un rire. Julienne, qui à cette époque n’avait aucune idée de qui pouvait être Gania l’Évaporée, répondit, déconcertée :

    « Non. Ysaure Lamarre. »

    Puisque Héléna venait de révéler une information qu’elle aurait probablement mieux fait de garder pour elle, elle prit le parti de la suivre, pour ne pas embrouiller les choses davantage.

    Le bruissement reprit, un peu plus fort, et dura un peu plus longtemps.

    « Évidemment », répéta le second guetteux.

    Il abaissa alors son arc, le cala en travers de son torse, et sauta d’un bond vers l’un des arbres qui emprisonnaient Julienne. Il s’agrippa à l’écorce, et grimpa jusqu’à hauteur des mains de cette dernière. Il s’en approcha, se déplaçant presque trop vite pour qu’elle puisse le voir arriver auprès d’elle. Debout sur une branche, minuscule même pour lui, il attrapa la main droite de Julienne de ses doigts interminables, et la griffa pour la forcer à l’ouvrir. Il ne s’attarda qu’une fraction de seconde devant sa paume vide, et en quelques sauts il se planta devant sa main gauche et répéta son manège. Julienne ne put que lui présenter une autre paume nue, et sentit qu’elle perdait peu à peu la crédibilité qu’elle n’avait peut-être jamais eue.

    « Et ta pierre ? » demanda le guetteux, tandis que ses compagnons, d’un même mouvement, se rapprochaient des filles pour former un cercle de plus en plus étroit et oppressant autour d’elles.

    Julienne, prise de court, ne put que le regarder, incapable de dire ou de faire quoi que ce soit. Affolée et compressée dans sa cage, c’est à peine si elle parvenait encore à respirer.

    « Si tu es Ysaure Lamarre, dit le guetteux de son accent déconcertant, mais d’une voix dont elle percevait bien le sarcasme, j’imagine que tu as une pierre quelque part. Non ? »

    Julienne esquissa un mouvement saccadé de la tête, pour confirmer.

    « Dans mon sac, parvint-elle à articuler. Elle est dans mon sac. »

    Le guetteux, en une fraction de seconde, se planta devant son nez et elle vit son visage rugueux se déformer légèrement lorsqu’il haussa un sourcil.

    « Et qu’est-ce qu’elle fiche dans ton sac ? »

    Encore une fois, Julienne ne sut que répondre. Dans la seconde qui suivit, cinq autres guetteux avaient bondi dans sa direction, s’étaient agrippés à son sac, et s’étaient hissés jusqu’à ses épaules. De leurs tout petits bras à la force colossale, ils la poussèrent, l’obligeant à se plaquer contre les arbres, devant elles. Ils étaient à présent plusieurs sur chacune de ses épaules, et elles les sentit tirer sans ménagement sur les bretelles de son sac, jusqu’à les faire glisser le long de ses bras. Elle l’entendit s’écraser au sol, puis les guetteux se laissèrent tomber à terre, et s’ameutèrent autour du sac comme une bande de voreurs sur un parterre d’agonites. De leurs gestes à la fois brusques et concertés, ils ouvrirent le sac, et le vidèrent consciencieusement. Bientôt, il y eut autour d’eux un amoncellement de pochettes hermétiques, jetées pêle-mêle aux pieds de Julienne. Les guetteux s’étaient étonnés, brièvement, de l’étrange matière dont elles étaient faites, inconnue à Delsa, mais ne s’étaient vraiment intéressés qu’à la pierre qu’ils trouvèrent tout au fond du sac, et qui n’en avait plus bougé depuis que Monsieur Gérard l’y avait laissée.

    Le guetteux qui avait interrogé Julienne s’avança, saisit la pierre à deux mains et, au grand étonnement des filles, la souleva sans aucune difficulté. Puis il la jeta, avec une rigoureuse précision, en direction de Julienne. Celle-ci, malgré ses mouvements entravés, n’eut qu’à ouvrir la main pour l’y recevoir.

    « Vas-y », lui ordonna le guetteux.

    Julienne le regarda sans comprendre, et le guetteux s’impatienta.

    « Prouve-nous donc que cette pierre est à toi, lui dit-il, et que tu es une magicienne. »

    Julienne entendit Héléna, dans son dos, émettre un petit couinement inquiet.

    « Je ne peux pas », dit-elle, bien consciente que cette réponse n’arrangeait absolument pas ses affaires.

    Elles s’attendirent à un nouveau bruissement, mais la forêt resta silencieuse. Les guetteux se renfrognèrent, mais ne parurent pas surpris.

    « Je ne sais pas m’en servir, tenta de se justifier Julienne. Je n’ai pas appris.

    _Tous les magiciens apprennent.

    _Pas moi. Je ne suis pas d’ici.

    _Tous les magiciens sont d’ici.

    _Nous venons du Là-Bas, intervint Héléna de sa voix timide. Nous ne sommes là que depuis quelques heures. »

    Les guetteux se tournèrent vers elle, et Julienne la remercia en pensée de l’avoir soulagée, au moins pour quelques secondes, du poids de leurs dizaines de regards inquisiteurs. L’un des guetteux qui jusque là se tenaient en retrait fit un pas pour s’avancer vers celui qui tenait Héléna en joue avec sa lance, et lui chuchota quelque chose à l’oreille.

    Ni Julienne ni Stéphane ne surent jamais précisément ce qu’il lui dit alors, mais en me racontant cette scène elles ont toutes les deux émis l’hypothèse que le deuxième guetteux avait peut-être fait remarquer au premier que, effectivement, elles parlaient davantage comme des gens du Là-Bas que comme des delsaïennes, même des terres les plus éloignées. Cette possibilité leur vint plus tard à l’esprit, lorsqu’elles eurent l’occasion de rencontrer d’autres delsaïens, qui tous s’étonnèrent de leur accent étranger. Il est également très plausible que le guetteux ait rappelé, à celui qui semblait être son supérieur hiérarchique, que quelques heures plus tôt ils avaient effectivement senti la terre trembler sous leurs pieds, signe que le passage avait été franchi et que quelqu’un était venu du Là-Bas.

    Quoi qu’il en soit, le guetteux à la lance parut prendre en considération ce qui venait de lui être dit. Il abaissa enfin son arme, et fit des signes de tête brusques à l’intention de ses compagnons.

    « Attachez-les solidement, et remettez tout dans le sac. Ne lui laissez pas la pierre. On les emmène voir Vioc. »

[1] Une fois encore, je me fonde sur les descriptions que Julienne Lamarre et Stéphane D’Elsa m’ont faites des premiers guetteux qu’elles ont rencontrés.

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Baladine
Posté le 12/09/2022
Ouuuh ça s'échauffe à Delsa ! Ces petits guetteux ronchons sont très réussis, et on ne sait pas si on a affaire à des adjuvants ou à des opposants. Et ce Vioc qui apparaît juste à la fin ! encore un rebondissement qui se prépare ! Bravo encore !
maanu
Posté le 12/10/2022
Oui, je les voulais assez ambigus, mes petits guetteux. Ça a l’air de fonctionner : tant mieux ! :D
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