Chapitre 27

Légèrement essoufflée après avoir couru sur le chemin du retour, elle s’adossa au mur de l’auberge, la main posée sur sa poitrine. Personne n’était encore arrivé, ce qui paraissait normal dans le sens où seulement quarante cinq minutes s’étaient écoulées, mais cela n’empêcha pas Anastae de s’inquiéter pour ses partenaires. 

Cette inquiétude ne fit que grandir quand les quinze minutes furent écoulées et qu’il n’y avait toujours personne. La jeune fée se mordit la lèvre inférieure, et se donna encore dix minutes avant d’aller les chercher pour voir s’ils ne seraient simplement pas sur le chemin. 

Elle porta la main à sa boucle d’oreille, qu’elle commença à faire rouler entre ses doigts, ce qui montrait son anxiété, et se demanda ce qu’elle ferait si personne ne venait la rejoindre. Même si elle parvenait à rentrer de nouveau dans ce clocher, les membres de cette sorte de secte les auraient sûrement tué et elle n’était pas sûre de pouvoir y changer quoi que ce soit. Pourtant, Anastae savait que si personne ne venait, elle retournerait à cet endroit, qu’elle ferait tout pour les sauver, car elle ne voulait pas rentrer sans aucun talisman et sans les Princes, voir le visage de Emma se décomposer, sentir ce vide dans sa poitrine de savoir qu’elle était la seule à avoir survécu. 

Anastae se demanda un instant si son sang-mêlé attirait le malheur. Elle se questionna sur cette fée aveugle : savait-elle ce qui allait advenir de Thalion et Hélios ? 

Dix minutes passèrent.

La jeune fée s’élança en avant, sans avoir réellement un plan, mais déterminée à faire tout son possible pour les sauver, même si elle devait y laisser la vie : elle ne supporterait pas que les Princes meurent parce qu’elle n’était pas intervenue. 

Et alors qu’elle courait dans la rue comme si elle avait la mort à ses trousses, dans la foule qui commençait à se former, elle repéra des cheveux de sables qu’elle reconnut immédiatement comme ceux de Thalion. 

Anastae força sur ses jambes, poussa de l’épaule de nombreuses créatures, arracha même sa capuche de sa tête, dévoilant son arc et son carquois, mais une seule chose comptait ; rejoindre Thalion. 

Pourtant, elle se figea devant lui. 

Thalion soutenait son frère, à moitié inconscient, la jambe en sang, en sueur. L’elfe aux cheveux blonds avait une véritable expression d’horreur sur son visage, les dents serrées, décoiffé, couvert du sang de son frère. 

Anastae sentit son propre visage se décomposer, mais elle s’empressa de se diriger vers eux pour leur venir en aide, du mieux qu’elle le pouvait. Quand elle franchit la distance qui les séparait, Thalion releva brusquement sa tête et plongea un regard perdu mais haineux dans le sien. 

La jeune fée sentit aussitôt une présence se glisser dans son esprit et eut tout juste le temps de saisir que le Prince ne l’avait pas reconnue dans son désespoir avant qu’une immense douleur surgisse dans sa tête. Anastae poussa un cri étranglé, saisit sa tête entre ses mains et se sentit vaciller sur ses jambes : 

- T-Thalion…, siffla-t-elle dans un immense effort. 

Tout était flou, elle ne voyait plus rien, n’arrivait plus à réfléchir, et tout son corps tremblait en lui demandant de s’écrouler au sol. Et pourtant… 

La douleur cessa. 

La jeune fée releva sa tête, baissa ses mains, et vit Thalion, l’air horrifié par ce qu’il était en train de faire, tremblant, alors que Hélios était en train de se vider de son sang à côté de lui : 

- A-Anastae, souffla-t-il d’un ton faible qu’elle n’avait jamais entendu chez lui. Je suis désolée, je ne t’avais pas… 

- Je sais, répondit-elle en prenant le deuxième bras de Hélios pour le passer autour de ses épaules. Celle qui était blessée la fit tirer un rictus douloureux. Mais la priorité pour le moment c’est Hélios. 

Anastae tenta de faire bonne figure, mais ses jambes tremblaient encore du don de Thalion et une sourde migraine logeait dans ses tempes : l’elfe avait un don puissant, plus dangereux qu’elle ne l’avait tout d’abord pensé. Malgré la douleur, elle ne pouvait s’empêcher de ne penser qu’à Hélios : 

- Que s’est-il passé, cria-t-elle presque alors qu’ils avançaient vers l’auberge. Pourquoi est-il… 

- On s’apprêtait à sortir par la fenêtre, répondit-il, pâle comme la mort. Hélios avait le talisman, j’avais récupéré une arme magique et… 

Il déglutit : 

- On s’est fait chopper. Un elfe a tiré sur Hélios, je pensais que c’était simplement une flèche, mais ce qu’il tenait dans ses mains… une boule a fusé, s’est logée dans sa jambe, et je crois bien qu’il s’agissait d’une arme magique…  Hélios s’est effondré, en sueur, et sa plaie ne guérit pas, je ne sais pas quoi faire alors je comptais le traîner jusqu’à l’auberge mais… 

- D’accord, d’accord. Je…, tenta de réfléchir la jeune fée. On va l’allonger sur le lit de l’auberge, on va regarder tout ça et je ne sais pas, peut-être demander l’aide. A ce point, on s’en fiche de notre couverture, tant pis s’ils découvrent que vous êtes les Princes. 

Hélios poussa un râle et ouvrit ses yeux. Ces derniers roulèrent dans ses orbites, et il sembla chercher sa respiration pendant un moment. 

Anastae déglutit : 

- On va t’aider, dit-elle dans l’espoir que le Prince l’entende. On va faire tout notre possible, donc résiste, ne nous laisse pas. 

- Anastae, déclara Thalion si faiblement qu’elle crut pendant un instant qu’elle avait imaginé sa voix.

- Quoi, répondit-elle précipitamment. 

- Les armes magiques… Si ce groupe de criminels souhaitent les utiliser contre le Royaume, contre ma mère, ou même nous… C’est sans doute que… 

La jeune fée sentit ses jambes flageoler sous elle, mais elle se redressa au dernier moment en crispant ses doigts sur le bras de Hélios : 

- Ne le dis pas. Ne dis pas ça alors qu’il n’est pas mort. Ton frère est vivant Thalion, concentre toi sur ça pour le moment et faisons en sorte que cette situation dure. 

Pourtant, Anastae sentit réellement son cœur se serrer, comme si elle savait qu’elle se mentait à elle-même avec des belles paroles. Hélios n’allait pas bien et si un elfe ne parvenait pas à guérir rapidement, Thalion avait bel et bien raison. 

Ces armes magiques pouvaient tuer des elfes et si elle avait fait les bonnes déductions de la description de Thalion, il s’agissait d’une sorte de pistolet, originaire du monde des humains. 

Elle vit l’elfe aux cheveux rouges, celui qui avait tué sa mère, celui qui faisait partie de cette organisation ; il était hors de question que lui ou quelqu’un d’autre lui arrache une autre personne. 

Et Anastae avait déjà une petite idée de ce qu’elle était prête à faire pour sauver Hélios. 






























Anastae serra le torchon mouillé entre ses mains et poussa la bassine d’un petit coup de talon. Elle se pencha, le déposa sur le front de Hélios, en espérant que l’eau froide lui fasse du bien. Elle avait indiqué à Thalion de lui enlever sa blouse: selon sa belle-mère, il fallait refroidir le corps lors d’une lourde maladie et s’il ne s’agissait pas vraiment de cela, elle espérait que ce soit efficace. 

Mais Hélios n’allait pas mieux. 

Il claquait des dents, les yeux presque complètement révulsés, et n’avait désormais plus aucune réaction. Anastae lui avait donné un antidote contre les poisons, malheureusement cela était sans effet. Cela faisait déjà quinze minutes qu’ils étaient rentrés à l’auberge et son état n’avait fait que de se dégrader. La jeune fée baissa son regard sur sa cuisse et frissonna en regardant le trou béant qui s’y trouvait. 

Elle avait demandé à Thalion de laver sa dague : elle était certaine qu’une balle se trouvait dans sa cuisse et que cette dernière devait donc être magique. Peut-être que si elle parvenait à la retirer, cela retarderait la progression de cette soudaine “maladie”. Anastae n’avait pas voulu prononcer les mots à haute voix, pas plus que Thalion, mais tout deux savaient qu’il ne passerait pas la nuit dans son état. 

Et Thalion en était dévasté.

Il était si pâle, si perdu, si hanté, qu’elle avait eu le sentiment de le voir vieillir. Anastae supposait qu’il s’en voulait, qu’il se demandait ce qui se serait passé si c’était lui qui avait reçu la balle, plutôt que son frère. La jeune fée se posait aussi des questions, si elle était restée plus longtemps, les avait attendu… elle aurait été là, avec son arc, et peut-être que… 

Anastae ne voulait pas perdre Hélios. Il était gentil, savait ce qu’elle ressentait, mais ne l’avait jamais jugé pour cela, et bien que discret, elle appréciait sa compagnie. Cette petite semaine les avait inévitablement rapproché et plus que pour sa compagnie, elle estimait sa personne. 

La jeune fée rejeta quelques mèches de jais de son front, et saisit sa main de la sienne. Elle n’était pas tactile en tant normal, mais elle avait besoin de sentir sa peau, pour s’assurer qu’il était toujours là : 

- Je vais tout faire pour te sortir de cette mauvaise passe, souffla-t-elle. 

La porte de la petite chambre s’ouvrit. 

Thalion en surgit, toujours aussi pâle, et lui tendit rapidement la dague avant de retourner s'asseoir au côté de son frère. Il lui prit la main, comme elle plus tôt, et posa son front dessus, les yeux fermés. Anastae se rendit alors partiellement compte de l’affection qui résidait entre ces jumeaux. Ils avaient un lien fort, puissant, qu’elle ne pourrait sans doute jamais réellement comprendre. D’un seul coup, toute la rancune qu’elle avait pu ressentir depuis sa dispute avec le Prince disparut et son cœur se fissura un peu plus.  

Elle leur laissa un moment avant de déclarer : 

- Je vais enlever ce qui se trouve dans sa cuisse.

Thalion releva sa tête : 

- De quoi s’agit-il ? 

- Je ne sais pas, mentit-elle, sa gorge brûlant. Mais laisser cette chose dans sa cuisse n’est sans doute pas la meilleure des idées. 

Anastae repoussa sa natte dans son dos, monta sur le lit et se positionna au-dessus de la jambe d’Hélios. Son frère lui jeta un regard de travers et sans quitter la main de l’elfe souffrant, il demanda : 

- Tu es sûre de ce que tu fais ? 

- Non, avoua Anastae. Mais il faut bien qu’on tente quelque chose. 

- De l’aide. Nous avons besoin d’aide. 

- J’irais en chercher, répondit-elle d’une voix étranglée. Mais pour le moment, il faut retirer cette boule au plus vite.

Sa respiration s’accéléra lorsqu’elle pensa à son plan, mais elle rejeta cette pensée loin dans son esprit, ainsi que sa migraine qui ne la quittait pas, avant de déchirer un pan de son pantalon. Elle fit attention à ne pas toucher la blessure qui saignait énormément, et lorsque la zone fut dégagée, une nausée la saisit. Elle ne dit rien pour ne pas inquièter davantage Thalion, mais les bords de la blessure étaient en train de virer au noir et il ne fallait pas être une guérisseuse pour comprendre que la blessure était en train de s’infecter. En général, pour les elfes et les fées, cela se produisait lors d’une amputation, d’une blessure plus grave. 

Sa main trembla : 

- Anastae, continua Thalion. Je peux le faire si tu ne… 

- Reste près de ton frère. 

Elle se força à retrouver une respiration normale, plissa ses yeux en sentant son épaule la lancer, et plongea la dague dans sa chair. Hélios n’eut aucune réaction, totalement inconscient, le visage transpirant et les cheveux en pagaille. Anastae se mordit la lèvre inférieure, se pencha encore plus en avant, et plongea plus profondément la lame. Lorsque cette dernière toucha quelque chose de dur, elle sut qu’il s’agissait de la balle, et le plus doucement possible, elle tenta de la faire rouler : 

- Par la Reine, siffla-t-elle. Elle est trop enfoncée. 

- Attends, répondit Thalion. 

Il sortit sa propre dague où perlait encore un peu d’eau et la lui tendit. Anastae la saisit, la planta à son tour dans la cuisse de Hélios et comme une arracheuse de dents, elle arriva tant bien que mal à saisir la balle entre les deux lames. Doucement, très, très doucement, elle resserra sa poigne et souleva légèrement la balle. 

Après plusieurs minutes laborieuses, où elle jura, où elle se crispa, se concentra plus qu’elle ne l’avait jamais été à l’Académie, elle finit par sortir la balle de sa cuisse. 

A première vue, elle paraissait banale, mais après l’avoir essuyée sur sa blouse blanche, elle la lança à Thalion qui la rattrapa de justesse tellement il était tremblant : 

- Observe la, souffla Anastae. Essaye de trouver quelque chose d’étrange. Pendant ce temps, je vais chercher de l’aide. 

Thalion se leva : 

- Où vas-tu donc aller ? Chez un guérisseur ? 

- Je… 

- Je ne suis pas idiot. Je vois bien que tu as un plan en tête.

- Écoute… Ce n’est pas le moment. 

Le Prince soupira, puis se rapprocha d’elle. Il posa ses mains sur ses épaules et pencha sa tête en avant jusqu’à toucher son front du sien alors qu’elle restait figée, ne sachant pas comment réagir. Elle lui lança un regard perçant à travers ses cils et frémit lorsque son nez toucha le sien. 

Elle sentit dans ce geste qu’il s’excusait de l’avoir blessée mais également qu’il la remerciait de faire tout cela pour son frère. Ce à quoi elle avait de répondre que c’était normal, qu’ils faisaient cette mission ensemble, mais cela allait beaucoup plus loin que cela : 

- J’ai compris que ce que tu t'apprêtes à faire, il n’y avait que toi qui en est capable. Et je veux que tu parviennes à sauver mon frère, plus que tout mais… je ne veux pas que tu te mettes en danger. Alors, je ne sais pas vraiment quoi te dire, à part de faire attention à toi. 

Il déglutit : 

- Et merci. Merci pour ce que tu fais. Je ne supporterai pas de perdre mon frère. 

Sa voix qui se cassa à la fin de sa phrase lui donna un coup à l’estomac et elle s’en retrouva estomaquée. Anastae était incapable de lui répondre, du moment par le moment, et elle se contenta de poser une main sur son bras en espérant que ce simple contact physique soit plus puissant que n’importe quel mot. 

Thalion finit par lâcher les épaules de la jeune fée, lui adressa un piètre sourire, et retourna au chevet de son frère. 

Anastae, chamboulée, se détourna à son tour et sortit de la petite chambre. 

En dévalant les escaliers, elle se rendit subitement compte de ce qu’elle s’apprêtait à faire : elle n’avait aucune idée de si cela allait fonctionner et si son plan était le bon, elle craignait ce qu’elle allait payer en contrepartie. La partie de son humanité qui voulait survivre lui hurlait que ce n’était pas une bonne idée, et la terreur de la dernière fois commença de nouveau à ramper dans ses veines. 

Mais Anastae pensa à Hélios, à demi-mort, à Thalion, qui allait perdre son frère, et à Emma qui allait sans doute s’en vouloir pour toujours. Et elle pensa à elle. A ce qu’elle allait ressentir de voir un elfe qui connaissait s’éteindre sous ses yeux. Il ne méritait pas de mourir et, avant tout, elle voulait le connaître davantage, expliquer cette connection qu’elle avait ressenti avec lui lors de leur première rencontre. 

La jeune fée quitta l’auberge, courut dans la rue principale avant de débouler dans une petite ruelle en cul de sac. 

Anastae s’arrêta subitement, les dents serrées : elle avait peur, elle n’avait pas envie de la revoir, de se sentir à nouveau à sa merci, mais c’était la seule solution qui lui venait à l’esprit. 

Elle saisit tout de même sa dague dans sa paume, bien que cette dernière ne lui serait pas d’une grande utilité, et cria dans la ruelle : 

- Montrez-vous! 

Un grand silence lui répondit.
Ses doigts se crispèrent sur le manche de son arme : 

- Ne vous faites pas attendre, si vous êtes vraiment ce que vous prétendez, montrez-vous ! 

Un raclement de chaussure contre les dalles retentit derrière elle. 

Anastae fit volte-face et son cœur tomba dans son estomac lorsqu’elle vit la fée aveugle se tenir devant elle. 

Cette dernière la fixait de ce même regard vide, aveugle, l’air de tout voir et de rien voir à la fois. Cette même énergie se dégageait d’elle, celle du mystère, cependant, Anastae ne ressentit pas la terreur de la dernière fois. Ce qui lui permit de déclarer d’une voix légèrement moins tremblante : 

- Vous êtes venue. 

- Tu as besoin de mon aide. 

Ce n’était pas une question mais Anastae acquiesça en appréciant le fait de garder le contrôle de son corps et de son esprit pour le moment : 

- Vous me suivez, demanda la jeune fée. 

- Je vois, répondit simplement la fée aveugle. Je n’ai besoin de suivre personne. 

La jeune fée se fit violence pour ne pas lui poser plus de question et fit un pas vers elle, malgré que son subconscient lui soufflait de ne pas lui faire confiance, de s’enfuir : 

- La dernière fois, continua Anastae. Vous saviez tout ce qui allait se passer. Vous m’avez donné un indice pour le clocher. Vous devez donc savoir ce qui est en train de se passer. 

La fée aveugle ne répondit rien et se contenta de cligner une fois des yeux. Anastae glissa son propre regard sur elle, sur sa robe blanche si fine, ses cheveux blancs ondulés, ses longs cils de la même couleur. Finalement, elle fit également un pas vers elle et répondit, à sa façon : 

- Tu veux le sauver. 

- Bien entendu, siffla Anastae. Il ne mérite pas de mourir. 

- Ta mère méritait-elle de mourir ? 

Anastae eut la sensation que sa respiration se coupait. Elle avait été convaincue que ses cauchemars provenaient de cette ville, de cette fée, et désormais, elle en avait eu la confirmation : cette fée était au courant des moindres détails de sa vie, ce qui la mettait dans une situation délicate.

La fée aux yeux noirs secoua sa tête : 

- Je ne suis pas venue parler de ma mère. Elle n’a rien à voir dans cette histoire. 

- Au contraire, elle a tout à voir. 

- Cessez de m’embrouiller, répliqua rapidement Anastae car elle ne voulait pas tomber dans son piège. Je veux seulement savoir si vous pouvez le sauver. 

La fée aveugle battit une nouvelle fois de ses cils et un courant d’air souleva sa chevelure. Les deux créatures ne bougèrent pas d’un centimètre pendant une minute ou deux, avant que celle qui avait peut-être le pouvoir de sauver Hélios ne se décide à continuer : 

- Moi, non. 

Elle tendit sa main. 

Anastae avait la sensation que son coeur allait exploser dans sa poitrine et bien qu’elle ne supportait pas d’être en présence avec cette créature, elle comprit qu’il fallait qu’elle lui donne sa main : 

- Ton ami vivra, déclara la fée aveugle. Il vivra car tu me donneras ensuite ce que je souhaite. 

- Quelle est cette chose, grimaça-t-elle en sentant la peau froide de la créature contre la sienne. 

- Ce pour quoi ton ami se trouve entre la vie et la mort, je veux sa pierre. 

Anastae eut la brève vision du talisman que Thalion avait enfoui précipitamment dans la poche de son pantalon et de la pierre émeraude qui y brillait. Malheureusement, sans ce talisman tout leur voyage ne rimerait plus à rien et leur plan tomberait à l’eau. 

Alors qu’elle s’apprêtait à négocier, la créature l’interrompit : 

- Je vois, Anastae. Je sais donc que vous avez besoin de ce talisman, mais la pierre n’a plus aucune fonction sans la chaîne. Détruisez la chaîne et ensuite, ramène moi la pierre. 

- Je… 

- Je sais que tu vas accepter. 

Anastae aurait bien aimé la contredire mais entre une fichue pierre et la vie de Hélios, elle savait déjà laquelle elle allait choisir. Cette fée, bien que puissante, ne pouvait pas mentir, elle détruirait la chaîne et la pierre… Elle en fera bien ce qu’elle en voulait. 

Alors, elle hocha la tête, la gorge serrée, avant de sentir un ongle venir entailler la paume de sa main. 

Anastae sursauta, tenta de se soustraire à la main de la créature tout en levant sa dague, mais la fée aveugle lui expliqua en entaillant sa main à son tour sans même la regarder : 

- Donne cela à ton ami. Il se portera mieux par la suite. 

Les yeux écarquillés, Anastae l’observa sortir un petit flacon où elle mélangea leur sang avant de le lui tendre. La jeune demi-fée le saisit entre des doigts tremblant, mais alors qu’elle voulait regarder une dernière fois la créature, un voile noir s’installa sur ses yeux, et elle eut la brève sensation de tomber en arrière. 

Lorsqu’elle se réveilla, elle était dans la ruelle, seule, sa dague dans une main, le flacon dans une autre. 

Elle grogna, porta le dos de sa main sur son front en songeant que cela n’allait pas améliorer sa migraine, et jura entre ses dents en se rendant compte que la fée aurait pu la tuer à tout instant. 

Que… 

Anastae retourna sa main rapidement, et poussa un glapissement en regardant la paume de sa main. 

Dessus se trouvait un minuscule dessin. 

Une branche d'épines qui montait sur où aurait dû se trouver sa plaie. 














































Hélios dormait paisiblement sur un des lits de la petite chambre. Sa respiration était calme, il ne suait plus et la blessure à sa jambe commençait à se refermer. L’antidote que lui avait donné la fée avait fonctionné, contre toute attente : immédiatement l’elfe avait cessé de s’agiter pour plonger dans un profond sommeil dont il s’était réveillé seulement quelques secondes pour les observer. Epuisé, il s’était ensuite rendormi. 

Anastae était désormais assise près de la piètre cheminée, en tailleur, Thalion à ses côtés, le talisman dans sa main. 

La pierre émeraude était immense et brillait de mille feux, mais la chaîne en or semblait encore plus ancienne, puissante. Elle frémit en se rendant compte qu’ellle tenait entre ses doigts un objet qui avait permis la construction d’armes magiques. Elle fit rouler son pouce sur la surface lisse et se demanda pourquoi la fée voulait tant l’émeraude. Anastae eut beau retourner la question dans tous les sens, elle était incapable d’en donner une réponse. 

Thalion prit alors la parole : 

- Qu’as-tu fait pour obtenir cet antidote ? 

C’était la première fois qu’ils parlaient depuis qu’elle était revenue et la nuit était désormais tombée. La jeune fée en avait déduit qu’elle était restée évanouie bien plus longtemps qu’elle ne l’avait pensé dans cette ruelle. Ce qui signifait qu’elle aurait pu être à la merci de n’importe qui, ce qui lui donna encore plus le tournis. 

Tout son corps lui faisait mal, que ce soit son épaule, sa tête, sa gorge, et elle observait le feu d’une drôle de façon. Mais elle avait pourtant assez de lucidité pour se rendre à l’évidence : elle n’avait aucune envie de mentir à Thalion, ni à Hélios, ni à Emma, et elle allait se montrer honnête sur le marché qu’elle venait de passer : 

- Je suis allée chercher la fée aveugle. 

- Pardon, s’exclama Thalion. 

- Je ne voyais pas d’autres solutions, répondit calmement Anastae en lui coulant un regard en coin. Et j’ai eu raison. Elle m’a rejointe dans une ruelle, nous avons parlé, et elle a fini par me donner ce que je cherchais. 

Thalion secoua sa tête, comme si cela lui semblait impensable, avant qu’il ne lui jette un regard surpris : 

- T’as-t-elle donné cet antidote sans aucune contrepartie ? 

Elle pinça ses lèvres : 

- Non.

Elle retourna sa main, pour lui montrer sa paume, et les épines qui montaient sur l’endroit où elle avait été blessée. Thalion lui saisit le poignet et se rapprocha d’elle pour mieux observer le dessin. Il passa son pouce dessus, comme pour vérifier qu’il ne s’effaçait, et Anastae sentit sa gorge se nouer à ce contact : 

- Qu’est ce cette chose, demanda le Prince d’une voix sombre.

- Je n’en sais rien, répondit-elle honnêtement. Peut-être une trace de notre marché, pour s’assurer que je remplisse bien ma part.  

Elle prit une inspiration : 

- Thalion, il faut que tu saches que ma part du marché c’est de lui donner la pierre de ce talisman. 

Il ne dit rien et se contenta de lui lancer un regard grave : 

- Elle savait que nous en avions besoin pour le moment. Et elle ne veut pas du talisman en entier. Elle m’a stipulé que lorsque nous en aurions fini avec ce talisman, elle voulait que je lui rammène l’émeraude. 

Toujours aucune réponse. 

Anastae observa ses sourcils froncés, sa mine soucieuse, et se rendit compte qu’il tenait toujours sa main dans la sienne. Finalement, il poussa un soupir : 

- Je ne sais pas quoi te dire à part que je me fiche de ce fichu bijoux tant que mon frère va bien. 

Il plongea son regard dans le sien : 

- Et que tu vas bien. 

Anastae eut le sentiment qu’elle ne pouvait plus respirer : elle ne savait pas ce qu’elle ressentait en ce moment précis, seulement qu’elle n’avait jamais connu quelque chose de semblable. C’est pour cela qu’elle osa lui demander ce qui la taraudait depuis le début : 

- Pourquoi n’es-tu pas allé chercher de l’aide ailleurs en voyant que je ne revenais toujours pas ? 

- Je ne voulais pas laisser mon frère seul. 

La jeune fée se mordit l'intérieur de la joue : qu’avait-elle espéré en lui posant cette question ? Elle commençait à devenir trop fleur-bleue et ce voyage jouait tellement avec ses émotions qu’elle ne savait plus où elle en était. 

Puis, Thalion continua dans un souffle : 

- Et je te faisais confiance. Je croyais en toi. 

Elle sentit le rouge monter à ses joues, sans qu’elle puisse s’en empêcher. Sa bouche s’entrouvrit et elle le regarda comme s’il s’agissait d’un rêve où ils étaient près du feu de cheminée, avec le craquement du bois en sourdine. Elle pensa soudainement à leur dispute, et ressentit, sans pouvoir expliquer pourquoi, le besoin de s’excuser : 

- Navrée pour ce que je t’ai dit lors de notre dispute. J’étais énervée. 

Elle n’ajouta pas que Thalion avait appuyé sur un doute qu’elle avait enfoui au fond d’elle : que pour Leith, tout cela ne soit qu’un jeu. Mais en ce moment précis, sa main toujours dans celle de Thalion, elle n’avait aucune envie de penser à l’elfe aux cheveux roux : 

- Pour ce Leith, parla pourtant le Prince. Tu avais raison, je ne le connais pas personnellement et je n’aurais sans doute pas dû te le dire ainsi mais… fais attention. 

Anastae repensa au pincement au cœur qu’elle avait ressenti durant leur dispute et elle pinça ses lèvres. Elle appréciait Leith, mais Thalion avait sans doute eu raison sur un point : elle ne connaissait pas ses vraies intentions si ce n’était de la conquérir. 

La jeune fée se contenta de hocher la tête et ses doigts se ressérèrent autour des siens. Elle écouta les craquements du bois dans le feu derrière elle, et sentit soudain très fatiguée. Sa migraine ne faisait que de s’empirer et elle ne put s’empêcher de se masser les tempes. 

Soudain, une main se posa sur sa joue, de façon à ce qu’elle tourne son visage vers celui de Thalion. Anastae se retrouva nez à nez avec le Prince, les yeux écarquillés. Il la fixait d’une façon si intense qu’elle se demanda pendant un instant si elle avait une tâche sur le visage. Mais, il se contenta d’effleurer du pouce sa joue : 

- Je ne voulais pas user de mon don sur toi. Je suis désolé. 

Anastae se mordit la lèvre inférieure, avec une envie qui grandissait en elle et qu’elle parvenait avec peine à retenir. 

Puis, elle vit le visage de l’Ancien Général, son père, agacé qui lui disait de ne pas s’approcher de la royauté, que sinon elle le payerait cher. Elle vit Luciana, avec son regard éteint lorsqu’elle parlait de son fiancé. Elle voyait Leith, au-dessus d’elle, sa bouche posée sur la sienne. 

La jeune fée lâcha précipitamment la main de Thalion et se recula dans un mouvement brusque qui le fit écarquiller des yeux. 

Anastae prit une profonde inspiration, rejeta ses cheveux en arrière alors qu’elle mettait de la distance entre eux, et articula avec peine : 

- On devrait dormir pour se réveiller tôt demain matin. Dès que Hélios se portera mieux, on retournera chez nous: l’organisation doit être à notre recherche. 

Thalion ne dit rien pendant un instant puis poussa un petit ricanement. 

La jeune fée se tourna vers lui, un sourcil haussé, par lequel il répondit avec son sourire de chat : 

- On va devoir se serrer.

- Et pourqu… 

Oh

Hélios occupait tout le premier lit, et il avait besoin d’un repos continu. Ce qui signifiait que seul le deuxième lit était disponible pour Thalion et Anastae. Pour se donner une contenance, elle passa le talisman autour de son cou pour être certaine de pas le perdre, et haussa les épaules en se levant : 

- J’espère que tu ne bouges pas trop dans ton sommeil. 

- Je me tiendrai tranquille pour toi, sourit-il. 

La jeune fée roula des yeux, mais elle sentait encore son cœur battre trop fort, et l’envie si puissante qu’elle avait ressenti… 

Anastae prétexta donc de devoir se mettre en robe de chambre pour se calmer dans la salle de bain. Mais lorsqu’elle finit par en sortir et qu’elle constata que Thalion était devant la fenêtre, torse nu, les bras croisés, la jeune fée tenta de chercher une excuse, en vain. 

Le talisman qui tapait contre sa poitrine créa cependant un rythme régulier qui lui donna le courage de s’allonger sur le lit en rabattant la couverture sur ses jambes. Les joues en feu, elle se blottit contre l’oreiller et ferma les yeux. Elle se mit à espérer s'endormir avant Thalion, mais lorsqu’elle sentit le lit s’abaisser et son dos se coller à son dos, Anastae ferma très fort ses yeux. 

Sa peau contre la sienne, elle savait qu’elle jouait à jeu dangereux et elle tenta de se rappeler toutes les fois où il l’avait insupportée, pour finalement revenir à la même conclusion : elle appréciait Thalion. 

Peut-être un peu de la même façon qu’elle le faisait avec Leith. 

Cette semaine les avait rapprochés, c’était certain, mais jamais elle n’aurait pensé au point de se tenir la main, de dormir dans le même lit, et de constater une véritable sincérité, gentillesse, derrière ce masque de sournoiserie pure. Elle avait aimé ce qu’elle avait vu derrière ce dernier. 

Elle s’agita légèrement dans le lit, sa jambe frôlant celle du Prince, ce qui eut pour effet de la figer totalement. 

Elle crut entendre un petit ricanement, mais ne voulant pas rendre cette situation encore plus étrange, elle se contenta de se concentrer sur sa respiration pour tomber dans le sommeil. 


 

Anastae était dans un endroit où seul le noir dominait. 

Comment était-elle arrivée ici ? Elle n’en n’avait aucune idée. Elle était en train de dormir, à côté de Thalion, et la seconde d’après, elle s’était retrouvée ici. 

Elle chercha le Prince en tendant la main, mais pour une nouvelle fois ne rencontrer que du vide. Elle tenta de se tourner, pour finalement se rendre compte que son corps ne bougeait pas, comme détaché de son esprit. 

Anastae commença à tenter de rassembler les morceaux, lorsqu’une vive lumière surgit à quelques mètres d’elle : une lumière émeraude. 

La demi-fée sentit sa main s’avancer d’elle-même, et elle constata, avec effroi, qu’elle était en train de tendre le talisman. Sa vision devint flou, mais elle aperçut tout de même une silhouette s’avancer vers elle pour finalement effleurer de ses doigts le bijoux. 

La silhouette parla, d’une voix vieille de plusieurs millénaires, si ancienne qu’elle eut le sentiment qu’elle résonnait dans son corps : 

- Mon bijoux…

Des yeux verts émeraudes se levèrent sur elle. 

 

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