Camille était le type de personne avec une playlist pour chaque situation ou émotion. En fait, non, pas tout à fait : elle n'avait pas encore pensé à créer une playlist « Échapper à une tentative de meurtre » ou « Coming-out lesbien et neuroatypique au travail après avoir échappé à une tentative de meurtre, tiercé gagnant ». Même si elle avait enfoncé ses écouteurs profondément dans ses oreilles et fermait les yeux en tentant d'ignorer la conduite sportive (manière polie de dire « plutôt irresponsable ») de Noémie qui se défoulait visiblement sur la boîte de vitesses, pas moyen pour elle de penser à autre chose qu'à son double coming-out. D'accord, son outing par Delphine et son coming-out impromptu. La stagiaire s'était répandue en excuses lorsqu'elle et Noémie avaient quitté précipitamment le bureau, convaincue d'avoir blessé sa collègue. Camille ne lui en voulait pas : elle était même soulagée de ne pas avoir eu à annoncer son probable autisme à toutes, elle qui avait déjà du mal à s'imaginer dire son lesbianisme. Si se déclarer lesbienne risquait de peu choquer ses collègues, être autiste, c'était tout autre chose. Que ses collègues la voient comme une fan de Vans aux ongles courts (ce qu'elle était), d'accord. Qu'elles la voient comme une fan de Vans aux ongles courts qui devait fuir les magasins car la musique allait trop fort et la faisait pleurer à gros bouillons comme si elle venait de perdre son chien, non. Malgré tout, Camille se disait que ses collègues étaient des gens bien, qu'elles allaient l'accepter avec ou sans diagnostic, avec ou sans ongles longs. Après tout, Véronique ne s'était pas enfuie en hurlant quand elle lui avait glissé être probablement autiste. Kévin n'avait pas fait de drame quand elle avait annoncé s'être découverte lesbienne à vingt-neuf ans. Aucun·e de ses collègues n'avait averti la presse pour leur exposer l'histoire terrible de cette jeune femme de presque trente ans qui avait fait un déni de grossesse de plus de six mois et allait devoir accoucher sous X. Camille ouvrit un œil et demanda très naturellement :
– Est-ce que je peux brancher mon portable sur ta radio et chanter du Nocturama très fort et très faux ?
– Tout ce qu'il faut pour que tu restes calme, répondit Noémie qui pila à un feu rouge.
– J'ai la sensation que la réalité m'a collé une taloche. Je suis actuellement dans un état de transe extrêmement angoissante, limite paranoïaque.
– Tu penses franchement qu'écouter Nocturama va améliorer ça ?
– Probablement pas. Mermaids ?
– Va pour Mermaids. LE FEU EST VERT CONNASSE ! hurla-t-elle à la conductrice devant elles qui préférait parler au téléphone plutôt que de conduire convenablement.
Camille songea brièvement à la manière dont elle allait retourner au bureau le lundi matin, puis elle ne pensa plus à rien. Sa tête était pleine, pleine à craquer, pleine à éclater mais en même temps vide, d'un vide criant et lourd. Le moindre minuscule mouvement à l'intérieur comme à l'extérieur de la voiture lui sautait aux yeux, la plus faible variation de lumière l'attaquait, le plus petit son lui perçait les tympans. Elle se sentait se noyer dans le présent, et le pire dans cette sensation, c'est qu'elle ne savait pas si elle était apaisante ou terrifiante. Ce fut cette incertitude qui la fit paniquer à nouveau. Dans l'espoir de pouvoir se raccrocher à un fragment de réalité, elle se décida à chanter très fort, très faux et avec un accent français très prononcé :
– THEY WAVE AT ME ! THEY WAVE AND SLIP, BACK INTO THE SEA !
Noémie sursauta, manqua de percuter la voiture à leur droite puis se saisit à nouveau du volant avant de s'engouffrer dans une rue perpendiculaire au boulevard Vauban. Camille voyait qu'elle ne semblait pas plus calme qu'elle. Elle sursauta quand Noémie brailla à son tour :
– ALL THE ONES WHO COME, AND ALL THE ONES WHO GO, DOWN TO THE SEA !
Quand la Clio bleue fut garée sur le parking de la résidence en un crissement de freins, le petit groupe qui fumait devant la porte d'entrée put entendre deux femmes s'approcher en criant :
– I DO MERMAID ALERTNESS COURSE, WATCH THEM ON THE ROCKS !
– Merde ! ajouta Noémie qui se cacha tant bien que mal derrière le volant.
Camille avait envie de lui demander ce qu'il n'allait pas sans en avoir la force. Elle se sentait enfin un peu apaisée mais son corps était épuisé, comme s'il n'était qu'une vulgaire wassingue qu'on venait de tordre dans tous les sens. Noémie croisa son regard étonné.
– La blonde avec la robe rouge. C'est Bérengère !
Quand Camille s'imaginait à quoi ressemblait celle qui avait poussé Noémie au burn-out, elle n'avait certainement pas imaginé cette petite blonde aux petites boucles d'oreilles. Quoique. Elle avait exactement la même allure que les autres petites blondes aux petites boucles d'oreilles supplément ballerines Repetto et sac Longchamp qui l'avaient harcelée au lycée. Elle se pencha vers Noémie avec l'intention de lui demander ce qu'elle comptait faire avant de réaliser que l'usage de la parole l'avait quittée. Elle tapa à toute vitesse sur son téléphone :
– Je monte quand même ?
– Vas-y. Je vais continuer à faire semblant de chercher les boucles d'oreilles que je ne porte pas en attendant. Je te rejoins. Sauf si tu veux être seule ?
Au lieu de taper sa réponse, Camille se contenta de lever le pouce de la manière la plus Dale Cooperesque possible avant de sortir de la voiture puis de se diriger vers l'ascenseur. Quand l'odeur écœurante de liquide de vapotage à la fraise heurta ses narines avec la force d'un rhinocéros, elle s'arrêta un instant avec la sensation d'avoir été frappée une nouvelle fois en plein visage. Son corps se tendit d'un seul coup alors que les portes s'ouvraient avec un ding sonore. Ce fut le moment que choisit son téléphone pour lui glisser des mains, s'infiltrer dans le mince interstice entre l'ascenseur et le sol du rez-de-chaussée avant de s'écraser un peu plus bas, hors de portée. Elle resta plantée là sans savoir quoi faire, dire ou même penser tandis que Bérengère rejoignait l'appartement de ses amis fêtards sans même lui dire bonsoir. Quelques instants plus tard, elle sentit le parfum de monoï de Noémie avant même que celle-ci ne lui demande ce qu'il se passait. Pour toute réponse, Camille fondit en larmes. Camille fondit au noir.
Quand elle reprit ses esprits, elle se trouvait dans un bain chaud. Sa petite fenêtre entrouverte laissait entrer l'air du soir imprégné de pluie. Elle entendait de la musique venir depuis son salon et reconnut le thème de l'Eurovision.
Quelle heure il est ?
Elle mit la main sur son téléphone, posé sur sa poubelle de salle de bain. 21h40. Elle grogna puis sursauta, ce qui la fit glisser dans l'eau. Elle fit un raffut pas possible qui alarma Noémie.
– Ça va ? T'es pas tombée ?
– Non, répondit Camille d'une voix qui ne lui sembla pas être la sienne. Pas de souci.
– Tu veux que je commande à manger ? Pizza, indien ?
– Indien.
– Noté.
Les yeux de Camille se posèrent sur son ventre distordu. Elle voyait les contours d'une tête, d'un dos, de fesses. Sans réfléchir, elle effleura ce qui devait être sa joue. Quand elle réalisa son geste, elle retira sa main avant de la poser doucement sur son nombril. Bon. Mieux vaut ça que faire une crise de nerfs comme d'habitude, je suppose. Camille soupçonnait qu'elle était trop épuisée pour vraiment s'étonner de quoi que ce soit, y compris réconforter le bébé dont elle tentait de nier l'existence depuis presque huit mois. Elle prit la décision de sortir du bain et le fit avec une grâce inexistante. Ce fut quand elle dut traverser son mince couloir en serviette de bain afin d'aller chercher son pyjama qu'elle se demanda si elle s'était déshabillée toute seule ou si c'était Noémie qui l'avait mise dans le bain comme un bébé. Les joues rouges, elle se rua dans sa chambre pour en ressortir deux minutes plus tard. Elle entra dans le salon où elle vit Noémie installée sur son tapis, BB-8 sur les genoux, tous deux passionnés par la performance du Portugal. Celle-ci tourna la tête quand elle l'entendit s'approcher.
– Tu vas mieux ? Je t'ai pris du tikka massala, ça devrait arriver dans trente minutes.
– Merci. Est-ce que c'est toi qui m'a déshabillée ou..?
– C'est toi, rassure-toi. Enfin, je t'ai quand même aidée avec ta braguette parce que tu avais du mal à cause de ton ventre, confia Noémie dont les joues rosirent.
– Ah. OK. Merci. C'est vraiment sympa.
« C'est vraiment sympa » ? C'est vraiment SYMPA ? La meuf manque de se faire tuer devant tes yeux, elle prend des risques au volant inconsidérés pour toi qui as l'impression que le monde s'écroule, fait une opération commando pour ne pas se faire gauler par sa harceleuse qui l'a traumatisée juste pour rester avec toi afin d'être sûre que tu ailles bien et va jusqu'à défaire ta braguette histoire que que tu te laves et toi tu trouves ça sympa ?
Une demi-heure plus tard, toutes deux étaient sur le canapé à manger du poulet devant l'Eurovision. C'était au tour du candidat australien : par réflexe, Camille le hua. L'Australie n'avait rien à foutre à l'Eurovision, elle n'en démordrait pas. Même si on les a invités à participer, ça se fait pas de venir squatter et choper des points qui devaient revenir à des vrais pays européens ! Traitez-moi de fasciste Eurovisionesque, je veux garder le « euro » dans « Eurovision ». Autant dire que la participation d'Israël chaque année conduisait également à des huées de sa part (6). Elle devait même s'avouer qu'elle se posait toujours des questions sur la validité des participations de l'Azerbaïdjan et la Géorgie qui, pour elle, n'étaient pas non plus des pays européens (7). Ou alors de l'Europe très très très très très très de l'Est (et un peu du Sud). Une fois qu'elle eut expliqué ses positions sans concession auprès de Noémie, celle-ci réalisa qu'elle n'avait ni pyjama, ni brosse à dents. Heureusement, Camille avait acheté un paquet de brosses à dents neuves récemment et possédait plusieurs vieux joggings larges (mais propres) ainsi que des t-shirts trop grands qu'on lui avait autrefois offerts sans même vérifier s'ils étaient à sa taille (propres aussi). Une fois Noémie rhabillée, elle se pelotonna sur le canapé près de Camille, BB-8 ronronnant comme un bienheureux. Aucune d'entre elles n'osait approcher l'autre ni parler des événements de la soirée bien qu'elles sentaient toutes deux une lourde tension planer au dessus d'elles. Alors qu'elles regardaient le candidat anglais plus que camp, Noémie demanda :
– Et Kévin alors ?
– Il est resté derrière pour nettoyer, non ?
– Tu crois que ça rentre dans les heures supp' ?
– Je crois qu'on va plutôt faire comme si rien de spécial ne s'était produit, répondit Camille qui envoya un SMS à Kévin. Ah, il va bien. Il a tout lavé et il est chez Nour avec Isabelle et Maria à manger du ghormeh sabzi à la coriandre.
– Tu trouves pas qu'on a, comment dire, des réactions plutôt ordinaires voire très modérées alors qu'on a failli se faire tuer et qu'on a été sauvées par un tueur à gages en chemise hawaïenne qui a abattu notre agresseur en lui tirant dans la tête ?
– Si. Mais est-ce que c'est pas mieux que de hurler pendant une heure ? D'ailleurs, est-ce que Delphine s'est fait péter le nez ou elle va bien ?
– Vu sa réaction, je crois que dire qu'elle va « bien » serait exagéré. On saura ça lundi.
– J'ai pas envie de penser à lundi.
– Camille. On a manqué de se faire tuer avant d'être sauvées par un tueur à gages en chemise hawaïenne qui a abattu notre agresseur en lui tirant dans la tête. C'est pas l'annonce de ton autisme et de ton lesbianisme qui va nous traumatiser.
– Vu comme ça... concéda Camille qui se sentit soulagée.
– N'empêche, Delphine a taclé un mec armé, c'est pas rien. Tu crois qu'on devrait lui offrir un truc ?
– Genre ? Un gros bouquet de fleurs avec une bannière : « Merci d'avoir tenté de désarmer un mec super-dangereux et armé quitte à t'en faire péter le nez » ?
– Maintenant que tu le dis, une boîte de chocolats peut faire l'affaire.
– Et puis, c'est pas parce qu'on a pas pleuré qu'on aura pas le traumatisme. Certes, il voulait mourir mais de là à devoir subir les manières de faire des Death givers...
– Alors qu'on offre la même chose qu'eux.
– Avec beaucoup moins de sang. Et nos demandes viennent des personnes elles-mêmes en majorité, pas de membres de leur entourage qui veulent leur mort. Comment ça a pu dégénérer comme ça ? soupira Camille qui se frotta le dessous de nez.
– Quoi ?
– La Mort, ce qu'elle a dit, tout ça. Elle nous a privés de mort car avec les attentats, les guerres, tout ça, on donnait la mort sans réfléchir. Et nous dans tout ça ?
– Selon ce que dit le site officiel des Death planners, nous offrons la mort aux personnes qui la demandent. Comme eux ne peuvent plus se la donner, quelqu'un d'autre doit le faire. Même si tout le monde peut le faire, nous sommes les seules à pouvoir le faire officiellement.
– « Donner », « offrir »... Pourquoi on parle de la mort comme d'un cadeau ? Qui a envie de mourir au juste ? s'emporta Camille qui se redressa vivement (ce qui lui provoqua une cinglante douleur aux côtes). Est-ce que des gens veulent juste partir les premiers comme des chanceux qui ne seront pas là quand on devra tous y passer ? Pour éviter de voir leurs corps pourrir comme la nature le voudrait ? Pour ne pas avoir à affronter leur fin ? Notre fin à tous ? Pour se donner l'illusion qu'on choisit de mourir alors qu'en fait, on choisit pas ? On est tous destinés à mourir. C'est qu'une illusion de libre-choix qu'on leur donne. Pourquoi on croit que c'est une gentillesse ou un cadeau et pourquoi j'y crois parfois à force d'essayer de m'en convaincre ?
Noémie resta ébahie un instant puis attendit que Camille termine sa tirade. Mais cette dernière se contenta de prendre une pause avant de reprendre, les yeux rougis :
–Même moi qui ai grandi dans le monde d'avant où on pouvait mourir d'un accident de la route, j'ai jamais voulu vivre parce que j'ai toujours su que j'allais mourir. Mes parents le savaient aussi et pourtant, ils m'ont donné la vie et par là, ils m'ont donné la mort ! Pourquoi ils ont cru que ça valait le coup ? Pourquoi ils ont cru que je valais le coup ? continua-t-elle tout en pleurant. Pourquoi les gens croient-ils encore en eux, en nous tous, en l'avenir ou je sais quelle connerie ? Comme s'ils allaient pas crever comme les autres ! Comme si les gestes et leurs élucubrations ou tentatives de je-ne-sais-quoi allaient leur permettre de vivre éternellement alors qu'on sait tous qu'on a qu'un sursis avant de crever ! Pourquoi on leur donne de faux espoirs ? Pourquoi on nous donne de faux espoirs ? Et pourquoi j'en donne aussi aux gens qui viennent nous voir ? Pourquoi j'ai dans le ventre un gosse qui va subir tout ça malgré lui ? Pourquoi j'ai même pas été capable d'éviter de faire subir ça à quelqu'un qui n'a rien demandé ?
Camille se recroquevilla sur son canapé puis plongea la tête dans un de ses coussins tandis que BB-8 se pelotonnait contre elle pour essayer de la consoler. Camille était en colère et triste et désespérée et épuisée et coupable. Elle s'en voulait. Elle savait qu'elle aurait du plus aimer ses parents. Ils devaient être tellement déçus d'avoir donné naissance à une gamine aussi inadaptée et déprimante. Quelle putain de déception ambulante elle était. Elle pouvait même pas crever. Elle voulait même pas crever. Même si elle devenait vieille et malade et fatiguée, Camille ne pouvait se résoudre à l'idée qu'un jour, tout deviendrait noir et qu'elle ne saurait même pas que tout serait noir car elle ne serait plus là du tout. Une absence même pas enregistrée comme une absence, un froid sans froid, un espace sans espace. Peut-être qu'elle avait espéré qu'en devenant Death planner, elle donnerait un sens à la mort. Ou peut-être qu'elle avait décidé que quitte à devoir affronter la Mort de face un jour, elle pouvait essayer de l'apprivoiser de son vivant. Peut-être que...
– Camille, tu n'as pas exactement peur de mourir.
La voix douce de Noémie l'enveloppa comme un plaid. Après brève vérification, Camille nota que Noémie l'avait effectivement enveloppée dans un plaid. Sans oser relever la tête, soudain consciente du piètre spectacle qu'elle offrait, Camille renifla :
– Ah ?
– Tu as peur d'arrêter de vivre. Ce n'est pas tant la mort qui t'effraie mais le fait de devoir renoncer définitivement à tout. C'est peut-être pour ça que tu te distancies autant du monde ; pour ne pas que ça te fasse mal quand tu partiras. Pareil pour ton non-désir d'enfant. Tu ne veux pas qu'il vive dans la peur que tu as depuis l'enfance. Tu ne veux pas lui faire de mal malgré toi. Tu ne veux pas qu'il souffre comme toi.
Malgré son ton très posé, Camille devinait dans la voix de Noémie quelques pleurs. Elle se redressa avec peine, saisit un mouchoir de la boîte posée sur la table et la regarda du coin de l’œil. Noémie continua d'une voix rauque :
– Mais même si c'est difficile ou que tout semble vain, tu as quand même des moments de joie. Tu as peur qu'ils ne soient qu'éphémères, je sais, et c'est normal. Parce que rien ne dure, même pas notre vie ou notre existence. Ça ne veut pas dire qu'il faut renoncer à tout ce qui rend la vie agréable ou juste vivable. Parce que... ce serait vraiment triste. Tu serais une morte vivante et rien de plus. Tu veux pas essayer de...de... De te dire que la mort n'est pas une fin mais plutôt un point virgule ?
Camille ne répondit pas. Elle resta assise avec les coudes sur les genoux tandis que BB-8 était en boule à ses pieds. Alors qu'elle cherchait quoi répondre, elle réalisa qu'après ses pleurs et l'aveu de toutes ses peurs, elle se sentait soulagée. Comme si, en nageant dans la mer, elle avait fait face à une énorme vague qui lui aurait cinglé le visage et envoyée plusieurs mètres sous la surface avant d'à nouveau surgir au milieu d'une mer d'huile merveilleusement bleue. Elle entendit Noémie trifouiller le vieux poste radio-CD posé à côté de sa platine de vinyles et rit nerveusement en entendant Nick Cave chanter :
« When you're sad and when you're lonely
And you haven't got a friend
Just remember that death is not the end... »
– Tu danses ? proposa Noémie avec un sourire qui gommait presque les traces de larmes sur ses joues.
Après avoir souri bêtement puis ri bêtement, Camille se mit à danser bêtement avec Noémie. D'abord à petite distance, puis de plus en plus proche d'elle, jusqu'à ce que son ventre rond ne se cogne contre celui de Noémie qui lui prit les mains. Alors qu'elle la regardait droit dans les yeux, réellement droit dans les yeux cette fois, Camille sentit tout son corps vibrer comme si elle ronronnait. Elle serra les doigts de Noémie dans les siens avant de se pencher dans sa direction et de l'embrasser doucement. Son baiser lui fit rapidement rendu avec ferveur. Alors que leurs lèvres se séparaient à peine, Noémie remarqua à mi-voix :
– Bon sang, j'ai cru que tu te lancerais jamais.
– Ah ouais ? Pourquoi t'as pas fait le premier pas alors ?
– J'avais pas envie de passer pour la meuf qui fait du gringue à une meuf enceinte par accident.
– Du gringue ? Du gringue ? releva-t-elle avec un grand sourire sardonique.
– C'est ma mamie qui utilise cette expression ! expliqua-t-elle, le rose aux joues.
– Parce que tu fais souvent du gringue ?
– Seigneur, non ! Et puis, je ne savais pas si tu étais intéressée par les filles jusqu'au soir où je suis restée chez toi.
– Ce n'était pas le cas jusqu'à l'année dernière. J'ai eu une révélation lors du mariage d'une ancienne amie.
– Adèle Haenel t'est apparue dans un halo de lumière ?
– Oui, j'ai trouvé le sens de la vie, loin de toute hétérosexualité, au fond de ma verrine trop salée.
– Je comprendrais jamais pourquoi les mariés dépensent des fortunes dans des verrines et plats froids dignes des repas de midi au centre aéré alors que c'est dégueu. Ils pourraient faire une raclette, je sais pas moi.
– Tu l'as dit bouffi.
– C'est toi la bouffie.
– C'est ça la grossesse aussi. J'espère que c'est plus facile pour les ados aujourd'hui de se dire lesbienne ou gay car même il y a dix ans où les plus vieux disaient : « C'est plus facile maintenant », c'était pas facile.
– Je pense que c'est jamais facile. T'as qu'à mater les réactions des gens quand on annonce qu'on va mettre un couple gay dans leurs séries. Sérieusement, tu avais un bon modèle lesbien en grandissant toi ?
– Docteure Weaver dans Urgences.
– Pas faux, lui concéda-t-on après une brève pause. On avait quoi à l'époque, comme show ouvertement LGBTQIA+ ? Queer as Folk et The L Word, c'est tout. J'y réfléchis et il existe vraiment peu d'événements LGBTQIA+ (8) qui rassemblent vraiment beaucoup de monde. Sauf peut-être...
– L'Eurovision ! crièrent-elles en chœur avant de se ruer sur la télécommande pour remettre le son.
– Le vainqueur de cette édition est donc...L'Allemagne ! clama le présentateur.
– L'Allemagne ? Tu te rappelles de la chanson de l'Allemagne toi ?
– Non. Si. Je l'ai à peine écoutée, elle était ennuyeuse comme la pluie. Je soupçonne une énième tentative d'infiltration hétérosexuelle chiante qui a porté ses fruits. On devrait demander à ce que ça devienne un événement non-mixte.
– Je vote pour.
BB-8 choisit ce moment pour se mettre à courir dans tous les sens dans le salon. Après avoir déterminé qu'en bon chat, il ne courait après rien et voulait visiblement juste faire chier le monde, vint le moment d'aller se coucher. Tandis que Camille allait chercher des plaids et un oreiller pour installer Noémie sur le canapé, elle s'arrêta. Elle allait tenter le coup, quitte à avoir l'air ridicule. Ou de faire du gringue éhonté.
– Tu voudrais pas plutôt dormir avec moi ? Enfin moi et mes coussins géants pour mon bide tout aussi géant, proposa-t-elle d'une petite voix.
Camille avait eu quelques petits amis après le lycée. Même si elle gardait toujours Chloé dans une place à part dans son cœur, elle l'avait ouvert ou plutôt entrouvert à des garçons, comme pour s'éloigner le plus possible des sentiments qui blessent et des mots qui cinglent. Elle avait alors cru se sentir aimée, vue et comprise, mais rien de cela ne se comparait à ce qu'elle ressentait actuellement. Ce n'était pas ce besoin viscéral et presque animal d'être touchée qu'elle ressentait alors. Ce n'était pas cette sensation de ne pouvoir exister que sous les mains d'un autre ou à travers le regard que cet autre posait sur elle. Ce n'était pas le désir de se faire cingler de baisers comme de coups, de se faire enserrer dans des bras comme dans une cage où sa tristesse et sa solitude ne la toucheraient pas, juste pendant quelques instants. C'était devenu une envie de partager ce qu'elle était, qui elle était, toute entière et sincère, avec quelqu'un en qui elle avait entièrement confiance. Quelqu'un qui lui avait partagé sa propre solitude, ses propres peurs et ses propres doutes sans se cacher. Quelqu'un comme elle et pourtant pas tout à fait comme elle, une personne belle et extraordinaire et incroyable et pourtant aussi normale et humaine qu'elle. Une personne qu'elle voulait dans sa vie. Une femme qu'elle voulait dans sa vie. Cette femme là, devant elle.
Celle qu'elle aimait.
Noémie.
Elle accepta. Ce fut après s'être brossé les dents ensemble qu'elles se mirent chacune d'un côté de son grand lit deux places, sous l'immense couette moelleuse. La table de nuit était encombrée, des vêtements traînaient par terre, de même que deux tasses sales que Camille avait eu la flemme de nettoyer et ranger dans la cuisine. Elle se contorsionna un peu, plaça stratégiquement les coussins donnés par sa sœur pour pouvoir dormir à peu près confortablement puis plaça les mains sur son ventre sans oser rien dire. Noémie était couchée tout près d'elle. Elle l'entendit pouffer et ne put s'empêcher de l'imiter tant elles avaient l'air gauches, allongées raides comme des piquets l'une à côté de l'autre. Camille éteignit la lumière mais une petite lampe en forme de croissant de lune restait allumée, ce qui lui permit de discerner les contours de la silhouette de Noémie dans le noir.
– Faut que je te dise.
– Quoi ?
– Je risque de beaucoup bouger et de me lever pour faire pipi la nuit, prévint Camille.
– OK.
– T'es confortable, ça va ?
– Ouais.
– Sûre ?
– Camille, si tu veux dire un truc, dis-le, lui répondit Noémie qui se retourna vers elle.
– OK. Encore ce « OK » de merde ! C'est que on s'est embrassées et tout, mais est-ce que ça veut dire qu'on est ensemble ?
– J'espère bien. J'ai pas essayé de te prendre la main à la moindre occasion, emmenée rencontrer mes parents, subi tes références à Jean-Pierre Mader et autres diatribes anti-chiens pour être planquée dans ton placard.
– Le placard, ça me connaît que veux-tu.
– Mais pourquoi tu demandes ? Tu veux pas être avec moi ?
– Quoi ? Mais si. Si. Totalement ! paniqua Camille. Je voulais être sûre qu'on était raccord, c'est tout.
– Putain, tu m'as fait peur. Viens là va.
Noémie lui ouvrit les bras. À force de se tortiller, Camille parvint à plonger sa tête juste sous son cou, au dessus de sa poitrine. Elle sentit qu'on lui embrassait le front et elle leva la tête pour pouvoir l'embrasser en retour. Quelques minutes plus tard, elle se pelotonna contre Noémie qui l'enveloppait de ses longs bras. Quand Camille s'endormit, ce fut avec un petit sourire aux lèvres.
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(6) Et pas uniquement pour des raisons géographiques.
(7) L'autrice tient à dire qu'elle sait que l'Eurovision ne concerne plus uniquement les pays européens depuis longtemps, mais tous les pays membres de l'UER.
(8) Le côté queer de l'Eurovision est certes à prendre avec des pincettes, et pour les anglophones, je vous dirige vers la vidéo de VerilyBitchie à ce sujet pour plus d'informations et une autre opinion que la mienne à ce sujet parce que si on commence à me demander mon opinion sur tel ou tel aspect de l'Eurovision, ça va faire des notes de bas de page très très longues, c'est pour ça que j'ai rien précisé de spécifique vis-à-vis d'Israël un peu plus haut, et- Vu la note que cette de bas de page prendre, on va arrêter là, OK ? OK (c'est vrai que c'est même pas un vrai mot).
Ce chapitre marche du tonnerre ! Je suis très fatiguéo alors mes coms vont décroître en pertinence (s'ils en avaient) mais j'ai pas envie de m'arrêter de lire :') Je trouve la relation des 2 persos très touchantes et à la fois sans chichis, c'est agréable.
Plein de bisous !
C'est délicieux, drôle, touchant, intelligent, détaillé, mérité. <3
Au fil de la lecture :
→ "Va pour Mermaids. LE FEU EST VERT CONNASSE !" AHAHAHA j'adore cette rupture de ton.
→ "Sa tête était pleine, pleine à craquer, pleine à éclater mais en même temps vide" À l'instinct, je mettrais une virgule après "éclater".
→ "Elle se sentait se noyer" Les trois "s" de "se sentait se" m'ont fait bizarre.
→ "le petit groupe qui fumait devant la porte d'entrée put entendre deux femmes en descendre en criant :
– I DO MERMAID ALERTNESS COURSE, WATCH THEM ON THE ROCKS !
– Merde, ajouta Noémie qui se baissa derrière le volant."
Mmmmm pas compris comment visualiser, parce que les actions "en descendre" (de la voiture, on est d'accord ?) et "qui se baissa derrière le volant" sont opposées (puisque Noémie ne peut pas se baisser derrière le volant une fois uq'elle est sortie de la voiture, right ?).
→ "Quand l'odeur sucrée écœurante de liquide de vapotage à la fraise heurta ses narines avec la force d'un rhinocéros" L'enfer l'odeur sucrée de vapotage.
→ Ahahahahahaha son monologue interne de "c'est vraiment sympa" est magique.
→ Le dialogue sur Kévin et l'incident (lol) au bureau et la chemise hawaïenne m'a semblé un poooooooil trop long, vraiment d'un demi-cheveu. Il me semble qu'il gagnerait en humour et émotion à être écourté ici et là.
→ "Aucune d'entre elles n'osait l'approcher l'autre" Le l apostrophe de "l'approcher" est en trop me semble-t-il.
→ "Elle savait qu'elle aurait du plus aimer ses parents." dû, je pense
→ "Adèle Haenel t'es apparue" est
→ "T'as qu'à matter les réactions" mater ?
→ "à ce que ça vienne un événement non-mixte" devienne ?
→ "Viens là va." Je mettrais une virgule après le "là".
→ Est-ce que j'ai raté quelque chose ou est-ce que c'est normal que Bérengère soit dans le même immeuble que là où habite Camille ? Parce que si ça n'a pas été annoncé avant, ça me semblerait trop gros comme coïncidence.
→ Le paragraphe sur "Ce n'était pas" et "C'était" (sur l'amour) est très, très chouette, et en dit long. J'ai l'impression qu'il pourrait encore gagner en clarté. Peut-être en mode "Avant, ça avait été" et "Mais là, c'était". Ou bien au premier "Ce n'était pas", rajouter un marqueur temporel. Parce que comme l'imparfait marche pour l'avant et le maintenant, j'ai eu une seconde d'hésitation, et j'ai dû revenir en arrière, et ça a diminué ma capacité à être envolée dans l'envolée lyrique.
→ J'adore cette fin de chapitre, toute cette partie dans la chambre est si adorable. Mawww. Chouquettes. Je suis contente pour elles.
→ Ça m'a fait bizarre la note de bas de page 1, parce que c'est un point politique polémique, qui du coup, traité d'une façon aussi expéditive et abstraite, soulève des interrogations et peut être interprété de mille façons différentes. Si tu tiens à le garder, je me dis que peut-être ce serait intéressant de préciser brièvement dans cette note l'autre raison. Dans la façon rapide et incisive de d'habitude, genre "Et aussi parce que c'était un pays où on mangeait trop de humus." (Je me doute que c'est pas ça, mais c'est pour l'exemple ahahaha.)
(PS — Je crois que tu as posté deux fois le chapitre 27 bis (que j'ai hâte de découvrir.))
! Et merci des corrections, je vais noter ça (on mange jamais trop de humus).
"Coming-out lesbien et neuroatypique au travail après avoir échappé à une tentative de meurtre, tiercé gagnant »" --> le peuple demande la playlist disponible sur Spotify
C'est sympa ce début de chapitre où on sent que Camille fait de son mieux pour rester calme et digérer ce qu'elle a osé avouer. Après, j'ai le sentiment que tout le monde va réagir bien mieux qu'elle-même à son double coming-out. Ce serait intéressant de voir comment elle réagit à l'acceptation de ses collègues alors qu'elle s'est monté le bourrichon depuis 20 chapitres x)
" aux puces d'oreilles" --> je ne sais pas ce que ça veut dire. De petites boucle d'oreille ? En tout cas tu le répètes immédiatement à la ligne d'après, donc il faudrait peut-être utiliser un synonyme pour l'une de ces occurrences.
"Pour toute réponse, Camille fondit en larmes. Camille fondit au noir." --> j'aime beaucoup ces deux phrases côte à côte !
J'ai eu un peu de mal à réaliser où elles étaient, il faudrait peut-être clarifier la destination au début du chapitre.
"et le fit avec une grâce inexistante" --> lol
"son mince couloir" --> mince me paraît pas l'adjectif le plus approprié, même si je vois ce que tu veux dire
"Je t'ai pris du tikka massala" --> excellent choix
"C'est vraiment sympa." --> Camille you useless lesbian xD
Je note que l'obsession Eurovision ne se tarit pas dans ce chapitre. Et je suis d'accord, l'Australie n'a rien à faire là.
"part1" --> je ne sais pas si tu devrais garder ces chiffres ou non, en tout cas tu as oublié les parenthèses cette fois
Remarque assez similaire à celle que j'avais donné pour le chapitre précédent : il se passe plein de choses mais du coup, j'ai l'impression que l'humour étouffe un peu l'approfondissement des sentiments dans les descriptions. Ce serait sympa d'avoir plus de moments où Camille pense et ressent, où elle s'attarde sur des observations de Noémie etc.
"s'emporta Camille qui se redressa vivement (ce qui lui provoqua une cinglante douleur aux côtes)." --> les parenthèses me sortent du texte, alors que c'est un moment important. Tu pourrais modifier pour rajouter en description normale, ça passerait mieux selon moi.
La tirade de Camille touche à quelque chose de très important qui est le cœur de la tension de ton histoire : qu'est-ce qui s'est exactement passé avec la Mort ? Tu en parles avant mais de ce que j'ai compris (ou pas compris du coup) c'est qu'on a pas tous les détails, y compris quant au fonctionnement de la mort donnée par les Death planners.
La fin de son breakdown est très touchante. Toutes les émotions sont dévoilées et nous, en tant que lecteurs, on comprend mieux ce qu'elle ressent et surtout ce qu'elle a du mal à comprendre/ressentir.
Adorable la scène de danse !
"– Adèle Haenel t'es apparue dans un halo de lumière ?" --> je meurs x)
Fin de chapitre sympa, mais du coup je reviens à mon commentaire de tout à l'heure (désolée d'insister avec ça) : le ratio humour-sentiment est pas assez équilibré pour ce chapitre selon moi. Je dis ça parce que j'aime vraiment cette histoire et j'espère que tu ne le prendras pas mal parce que, encore une fois, j'ai beaucoup aimé ce chapitre, mais je trouve que les éléments spécifiques à ce chapitre qui ne sont pas présents avant (révélation des sentiments de toutes natures, dialogue à cœur ouvert) pourraient être mieux mis en valeur. Néanmoins, j'aime beaucoup ce chapitre qui ouvre de nouvelles perspectives !
À bientôt :)