Chapitre 27 - Le cœur en miettes

Par Keina

Un peu plus tard ce printemps-là, pour la première fois depuis la nouvelle année, Ianto reçut une alerte venue de l'autre monde. À la suite d'une invasion d'extra-terrestres tueurs nommés les Daleks, qui avaient volé la Terre et vingt-six autres planètes pour en faire une bombe géante destinée à annihiler l’univers, son double se trouvait prisonnier d'une bulle temporelle concoctée par Tosh avant sa mort.

Avec pour seule distraction la compagnie de Gwen.

Dès qu’il eut investi son esprit, Ianto-le-rêveur comprit immédiatement que l'autre l'avait appelé simplement pour ne pas finir cinglé.

Plus tard, la bulle explosa en même temps que les Daleks qui la ceinturaient, et les terminaux affichèrent enfin des nouvelles de Jack, qui se trouvait en compagnie du Docteur – son Docteur. Son double l'avait déjà rencontré par écran interposé, et ne fut pas surpris en le voyant, mais c'était la première fois pour Ianto-le-rêveur. En un coup d'œil, alors que Gwen répondait à l'écran à une question sur ses ancêtres, il comprit. L'obsession de Jack, la façon qu'il avait, par moment, de fixer le vide en souriant, comme s'il se rappelait un souvenir incroyable, un souvenir qu'il ne pouvait partager avec personne d'autre. Le Docteur était lumineux, plus encore que son Imagineur, plus encore que toute la magie du Royaume. Le Docteur était… unique. Tandis qu'il l’écoutait expliquer la façon dont ils allaient sauver le monde, il laissa ce nom (Docteur, juste le Docteur) musarder dans son esprit. Il l'avait déjà entendu… mais où ?

Puis il s’extirpa de l'esprit de l'autre pour s'éveiller – après s’être assuré que tout irait bien dans l’autre univers – et sonder sa propre mémoire. Le Docteur… il y avait eu aussi un Docteur, dans son monde, un extra-terrestre qui était venu rejoindre la ligue des super-héros juste avant le désastre de Canary Wharf. Était-ce à lui qu'il pensait ? Seul dans le noir, il fronça les sourcils. Peut-être, oui. Pourtant… le nom trouvait en lui une résonance plus récente, comme une petite clochette qui sonnait au fin fond de son esprit.

Docteur…

 

Quelques semaines plus tard, un deuxième appel à l'aide lui parvint.

Cette fois-ci, c’était plus grave. Lorsqu’il surgit dans l’esprit de son double, Ianto comprit immédiatement que quelque chose n’allait pas. Il se trouvait dans une chambre d’hôpital, et l’homme allongé sur le lit, ceinturé par des moniteurs et divers appareils médicaux, n’était autre que Jack. Il semblait endormi, mais son visage trop pâle et le mouvement de ses yeux grands ouverts témoignaient de l’urgence de la situation.

« Qu’est-ce qui s’est passé ? » s’écria-t-il à peine installé dans l’esprit de l’autre, avant même d’aller puiser dans ses souvenirs.

D’abord, Ianto-le-double ne répondit pas, le laissant simplement s’abreuver dans sa mémoire récente. Il y avait eu un mal foudroyant, propagé par de vieux téléphones des années 70 qui aspirait l’esprit des victimes tout en les maintenant vivant. Torchwood avait commencé à enquêter, évidemment, et Jack s’était fourré dans la tête que le meilleur moyen de résoudre le mystère était de jouer les cobayes. Il avait répondu à l’appel de ce mystérieux numéro, deux zéro cinq neuf, et il était tombé dans… quoi, au juste ? Contactée par Ianto, Stella, éminente neurologue et ancienne amie de Jack, n’avait pas parlé de coma, mais plutôt d’un état de stase, une transe incompréhensible.
Gwen était partie chercher l’origine du numéro de téléphone, mais Ianto-le-double n’avait pas voulu quitter Jack.

Pas tant qu’il était dans cet état.

Enfin, il prit la parole, dans un murmure.

— Je viens de lui parler, mais je ne sais même pas s’il peut m’entendre. (Il avait pleuré aussi, un peu. Ça s’entendait dans sa voix.) Et puis j’ai pensé à toi. Peut-être que tu pourrais… sonder son esprit. Lui envoyer un message. Lui dire qu’on s’occupe d’enquêter ici, et qu’on le tirera de là. Tu peux faire ça, non ?

La question avait été posée d’un ton neutre, mais Ianto-le-rêveur percevait, derrière ce détachement feint, l’espoir fébrile qui tendait tous les muscles de son double.

« Je peux essayer. Je ne promets pas… »

Après tout, il l’avait déjà fait, non ? L’année précédente, lorsque cette petite fille avait été amenée à l’infirmerie. Sa première confrontation avec les Collectionneurs…

Mais là, c’était différent. Il était en train de rêver. Il se trouvait déjà dans un cerveau qui n’était pas le sien. Pouvait-il simplement passer d’un esprit à l’autre ?

Il se concentra, et tenta de se projeter en avant, comme Jane le lui avait enseigné. Il se sentit tomber, comme la première fois…

Mais lorsqu'il se stabilisa, il n’y avait rien. L’esprit de Jack semblait opaque, comme si un brouillard noir et impénétrable obscurcissait son inconscient. Ianto-le-rêveur dérivait dans un entre-deux sans son, sans image et sans odeur. Il s’apprêtait à reculer, retrouver la stabilité rassurante de l’esprit de son double et lui avouer son échec lorsque…

« Alors, c’est à ça que tu ressembles… »

Une silhouette imprécise, à quelques pas de lui. Un long manteau flottant dans le vide. Une voix désincarnée, calme et posée.

« Jack…»

L'exclamation sortit dans un souffle. Face à celui qu'il  aimait, Ianto sentit son cœur s'alourdir. Il aurait voulu courir pour se blottir dans ses bras, comme lorsqu'il partageait l'esprit de l'autre. Cela faisait si longtemps ! Mais la méfiance du capitaine l'environnait de toute part, et il fit un pas en arrière, circonspect. L’autre reprit la parole :

« Qu’es-tu ? Tu lui ressembles, mais tu n'es pas lui… »

« Jack, je suis juste venu te dire qu'ils s'occupent de te sortir de là. Ton équipe, ils… »

Le brouillard s'épaissit, et l'ombre fluctua, s'effaçant presque. La voix se fit plus lointaine ; le lien s'estompait. Ianto s'efforça de s'accrocher à cette réalité, mais son capitaine ne voulait pas de lui, et c'était d'autant plus flagrant à présent qu'il tentait de s'infiltrer dans son esprit. Autour de lui, tout – la brume, l’ombre, le silence – lui hurlait de partir.

« Jack, je ne suis pas ton ennemi, s'il te plaît ne me repousse pas, ne… »

Trop tard. Les derniers mots de Ianto avaient été prononcé sur un ton plus larmoyant qu'il ne l'aurait voulu, mais la façon dont son capitaine l'éjecta de son esprit mit son cœur en miettes. Une partie de lui savait que Jack n'était pas seul responsable, il était sous influence d'une autre entité, quelque chose qui rôdait dans le brouillard et que Ianto n'avait pas réussi à identifier. Restait que ça faisait mal, trop mal.

Lorsqu'il réinvestit l'esprit de son double, le Gallois n'avait qu'une envie, quitter ce monde, s'en aller sans tarder, sans un regard. Une douloureuse amertume le submergea. Il avait senti dans l’esprit de Jack l’amour que celui-ci portait à Ianto, l'autre Ianto. Un amour total, inconditionnel. Un amour sans limite. Un amour qui ne laissait pas la place au parasite qu'il incarnait.

« Tu l'as vu… », souffla doucement Ianto-le-double. « Tu lui as parlé ? Qu'a-t-il dit ? »

« Je… C'était confus… Je lui ai transmis le message. »

Il ne pouvait pas rester, pas en ce moment. Il reviendrait, plus tard, pour savoir comment évoluait l'enquête. Si jamais Torchwood n'arrivait pas à détruire l'entité, il demanderait à Jane, il existait certainement un moyen de les aider, même à distance, même par rêve interposé… Mais pas pour l'instant. Pour l'instant, il avait besoin de s'éloigner, de se réveiller, de reprendre contact avec sa réalité.

Et de ramasser les miettes de son cœur brisé.

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