Ce fut Gwen – et Rhys – qui sauvèrent le monde, cette fois-ci. Ils trouvèrent l'origine du mal, rejoignirent Ianto à l’hôpital et, en téléchargeant un virus dans le réseau téléphonique, parvinrent à réveiller Jack, et toutes les autres personnes inconscientes. Plus tard, Ianto se réinvita dans l'esprit de son double, pour être sûr que tout allait bien. Mais quand il repartit, il sut que ce serait la dernière fois.
— Alors, c'est bien fini ? lui demanda Angie, tandis qu'ils se relaxaient tous les deux dans les fauteuils confortables du plus grand des Salons, profitant de l'absence des autres Silfes, tous partis en mission, pour investir les lieux.
Ianto leva les yeux vers les hautes arcades qui soutenaient un plafond orné de fresques somptueuses, scintillantes dans la lumière du couchant. Derrière les imposantes verrières ouvragées, les derniers rayons du soleil nimbaient les montagnes d’une teinte rosée qui lui parut presque irréelle.
— C'est fini. Angie, quoique tu en dises, cette situation était intenable. Ça ne pouvait pas durer. Ça n'aurait jamais duré. Je dois bien avouer ma défaite.
Angie se contenta de hausser les épaules. Elle-même avait du mal à supporter la défaite, il avait appris à bien connaître cet aspect de sa personnalité.
— Et pour tes ailes ? souffla-t-elle doucement.
Cette fois, ce fut à lui de hausser les épaules.
— J'ai fait mon deuil de ça aussi. Je serai le premier et le dernier Gardefé sans ailes. Il faudra bien s'y faire. En tout cas, c'est plutôt sympa, ici ! Il y a même un piano !
Ianto désigna du doigt le luxueux piano à queue qui investissait un coin de la salle, à l'opposé de l'âtre gigantesque qui, à cette époque de l’année, demeurait éteint.
— Tu veux que je te joue quelque chose ? minauda Angie en se levant et en s'approchant de l’instrument.
Ianto leva vers elle un regard surpris.
— Tu sais jouer du piano ?
— Ah ah ! Tu ne connais pas encore toute l'étendue de mes talents !
Angie s'approcha de l'instrument et s'installa sur l'antique tabouret doublé de velours. Elle prit un air concentré, régla la hauteur du tabouret, testa les pédales, fit craquer ses doigts, inspira un grand coup… et, posant l'index sur le clavier, se mit à jouer « au clair de la lune » avec toute l'inspiration d'un Glenn Gould interprétant une fugue de Bach.
Ianto, qui l'avait observée tout au long de sa mise en scène, haussa un sourcil et retint gloussement. C'est ce moment que choisit Andy pour entrer dans la pièce, accompagné de Jane qui s'accrochait à son bras en souriant doucement d'un plaisanterie qu'il venait probablement de lui souffler. Ianto leur fit un petit signe silencieux, par peur de déconcentrer Angie toujours penchée sur le clavier. Andy afficha un grand sourire de conspirateur, tandis que l’aveugle émettait un petit rire discret.
— Oh, je reconnais le style d'Angie, murmura-t-elle en s'installant sur le fauteuil jouxtant celui de Ianto.
Elle était si petite, si menue, que sa silhouette semblait disparaître, avalée toute entière par les coussins brodés. Andy, quant à lui, s'approcha discrètement du piano et, arrivé à la hauteur d'Angie, entonna la chanson d'une voix de ténor, dans un français plus qu'approximatif.
— Ô clâre de la louuuuune, mon ami Pierroooot !
La jeune fille sursauta et se retourna, sourcils froncés.
— Andy, tu gâches toute ma prestation ! Tu crains !
— Attends fillette, laisse faire le pro, déclara-t-il en réponse, tout en se faisant une place sur le tabouret, aux côtés de son amie. Vas-y, recommence.
Angie le regarda avec circonspection, et reprit au début son récital à un doigt. Après avoir laissé passer une mesure, Andy, de la main droite, fit quelques accords et entama sur le même air une improvisation jazzy qui ravit les oreilles de Ianto. Jane se mit à fredonner sur le rythme syncopé, et le Gallois l'imita bientôt.
Lorsque le morceau mourut, sur un arpège savamment exécuté, les deux auditeurs applaudirent à tout rompre, imités par les quelques autres résidents qui traînaient dans les Salons. Les deux exécutants se levèrent du tabouret et saluèrent avec emphase.
— Merci, merci, mes chèèèèèrs auditeurs ! rajouta Angie avec un faux accent anglais.
Andy lui donna un coup de coude dans les côtes.
— Allez, Hélène Grimaud, arrête ton cinéma, c’est l’heure de la boustifaille. Ça vous dirait de manger ensemble au Réfectoire ? lança-t-il à la cantonade.
Jane se leva aussitôt, et Ianto se porta à son secours pour qu’elle s’oriente entre les fauteuils.
— Le Réfectoire ? demanda-t-il, intrigué. Ça va faire deux ans que je suis là et personne ne m'a jamais parlé du Réfectoire…
La Gardefée passa un bras sous le sien, riant doucement, ses yeux aveugles posés sur un point invisible.
— Tu as encore beaucoup à découvrir du Royaume Caché, Ianto Jones…
Les semaines, puis les mois passèrent, et il n'y eut plus de rêves. Plus que la vraie vie. Ianto supposait que tout allait bien, là-bas, de l’autre côté de ses songes…
La journée, il n’y pensait pas vraiment, emporté dans son quotidien en compagnie d’Angie, d’Andy, de Jane, de Beve, de Kat, parfois de Lilly. Alonso était revenu le voir aussi, de temps à autres, même si leurs relations avaient changé imperceptiblement, devenant plus froide, plus contenue.
Mais chaque fois qu’il s’endormait, la tentation l’assaillait. Il s’efforçait de ne pas penser à lui, à son capitaine, heureux dans les bras d’un Ianto qui n’était pas lui. Qui ne serait jamais lui. Souvent, avant de s’endormir, il s’adonnait à la masturbation, s’efforçant de revivre en esprit les instants savourés à travers les yeux de l’autre. L’orgasme venait vite, tandis qu’il imaginait d’autres mains qui le caressaient, une autre langue qui jouait avec la sienne et un corps musclé, plus vieux et plus expérimenté, qui guidait ses propres gestes maladroits pour l’amener vers des contrées encore inexplorées. Même s’il ne s’aventurait plus de l’autre côté, il pouvait encore sentir, par moment, des moments bien précis, les sensations que l’autre éprouvait…
Et puis, un jour, il n’y eut plus rien.
C'était étrange, et complètement inédit. Cette nuit-là, avant de s'endormir, Ianto eut une drôle de sensation de panique, comme une intuition, qui faisait battre son coeur un peu plus vite qu’à l’ordinaire. Durant près de deux ans, ses rêves l’avaient accompagnés comme une seconde vie. Même s’il ne s’y abandonnait plus, il savait que c’était là, derrière un fin voile de ténèbres, à portée…
Vaguement inquiet, il ferma les yeux, respira, une fois, deux fois, laissant son corps se relaxer et le sommeil le rattraper, et se sentit partir, espérant s'éveiller dans l'esprit de son double.
En vain.
Il rouvrit les yeux, fronça les sourcils. Subissait-il encore un rejet de la part de son double ? Pourtant, ils avaient conclu un accord… À nouveau, il inspira profondément, tendit son esprit vers le but qu’il s’était fixé, ferma les yeux, se prépara à se laisser aller…
Cette fois, il atterrit bien quelque part, mais pas là où il s’attendait.
L'endroit était plongé dans les ténèbres, comme le brouillard dans lequel avait été enveloppé Jack, mais plus dense, plus opaque, plus froid encore. Et l’autre n’était pas là. Ianto projeta ses pensées, hurla son propre nom, fit quelques pas dans l'obscurité, mais il ne percevait rien, rien du tout, que la glace, le silence et la… mort.
Il comprit soudain.
Il fit un tour sur lui-même, les yeux grands ouverts, ouverts sur le néant. Car il s’agissait de cela, du néant, le vide d’une existence qui n’était plus.
Qui avait laissé place au silence.
Il grimaça, laissa échapper un soupir, de douleur, d’impuissance et de rage. Comment l’autre avait-il pu l’abandonner ainsi ? Pourquoi n’avait-il rien dit, rien fait ? Pourquoi ne l’avait-il pas appelé, s’il était en danger ?
Il n’en a peut-être pas eu l’occasion…
Ianto savait, depuis le temps, ce que c’était que de travailler à l’Institut Torchwood. Aucun des employés n’ignoraient que leurs jours étaient comptés. Tant d’agents morts avant d’avoir atteint la trentaine, tant de jeunes vies sacrifiées…
Mais il s’était toujours dit que, tant que lui, le Gardefé, était là pour veiller, surveiller et protéger, Ianto-le-double ne craignait rien. D’autant qu’il bénéficiait également de la protection de Jack, qui tenait à lui comme à la prunelle de ses yeux !
Jack…
Et maintenant ? Il avait renoncé à Jack à cause de l’autre Ianto. Et voilà que l’autre Ianto n’était plus…
Le Gallois ouvrit les yeux, se tourna sur le flanc et, les yeux absents, dénués de larme, contempla les chiffres fluorescents de son réveil. Minuit était passé sur le Royaume. Un autre jour, comme à l’ordinaire…
Sauf qu’aujourd’hui, tout avait changé.
Aujourd’hui, Ianto-le-double n’était plus.