Chapitre 27 : Le monstre et la légende

La reine Jade avait rarement besoin d'air, mais ce soir-là, elle se serait volontiers laissée engloutie par une tornade. Les débats à la Table avaient tardé à commencer, l'arrivée des souverains étrangers amenant avec elle une grande incertitude. Amalric s'était longuement opposé à l'idée d'offrir un siège aux chefs du Continent Inconnu, mais étrangement, le silence de sa sœur avait fini par avoir raison de sa ténacité. Devant l'approbation générale, le roi de Galvin avait fini par déclarer forfait dans un soupir qui avait soulevé sa mèche blonde sur le sommet de son crâne. Mais avec la résolution de ce problème vint la naissance d'un autre. Les souverains étrangers n'avaient pas compris l'intérêt ni l'utilité d'avoir un Attendant ; tous étaient venus sans époux ni compagnon. Ren et Boris avaient échoué à traduire le mot « mariage » et celui d'« union ». À défaut d'accompagnateur, les rois et reines étrangers avaient accepté de prendre un interprète pour Attendant. Madame Ren avait donc rejoint la Table aux côtés de l'Impératrice Noire, deux silhouettes immenses et sombres au centre du bloc de marbre. Le roi du Sskiar s'était fait accompagner d'un soldat qui apparaissait extrêmement jeune et impressionné. En face, Taravahë s'était tenue droite sur son siège, l'air quelque peu mal à l'aise à l'intérieur de l'immense forteresse de pierre. À sa droite s'était assis le guerrier qui traduisait immédiatement les mots sskiars au creux de son oreille.

Une fois tout le monde installé, les débats avaient pu débuter, constituant une épreuve plus dure encore. Les mots fusaient de part en part, les traductions se formaient instantanément, volant de bouches à oreilles, ajoutant à la cacophonie ambiante.

Désormais, le Sskiar, le Nihil et les Îles Taravané étaient parties à la Loi Sacrée, leur signature trônant à son entête aux côtés de celles des souverains des Sept Royaumes. Le souvenir de Taravahë apposant le dos de sa main recouvert de peinture sur le parchemin clair inspira un sourire attendri qui prit possession des lèvres de Jade.

Si tout avait été compris et assimilé par tous, elle l'ignorait. En revanche, ce qui était sûr, était qu'à présent, le soutien militaire s'était imposé dans le monde entier. Ou en tout cas, dans l'entièreté de ce nouveau monde connu, élargi par la rencontre. Le Continent Inconnu ne pouvait désormais plus porter ce nom. Amalric avait gagné ; sa coalition militaire mondiale verrait le jour en cas de conflit.

Alors, Jade avait désespérément besoin d'air. C'est pourquoi elle marchait d'un pas pressé dans le couloir du rez-de-chaussée qui menait aux jardins du Palais des Lumières. Mais lorsqu'elle tourna au détour d'un corridor, elle se figea net.

Yeux jaunes.

Sourire cassé.

Bête.

Fauve.

Danger.

Un courant froid la glaça des pieds à la tête, son sang ne fit qu'un tour. Sa tête pivota vers les larges fenêtres qui offraient une vue paisible du jardin baigné dans la lumière de la lune. Elle eut à peine le temps de distinguer deux silhouettes fines et rapprochées sous le clair de lune, devant la fontaine. Grande bleue et blanche, plus petite, noire et rouge.

— Ah, Votre Majesté ! Vous tombez bien, justement, je voulais…

La voix d'Ighnar transperça son âme comme une lame de glace brûlante. Dehors, deux yeux d'ambre étaient fixés sur elle, et une étincelle de chaleur gagna peu à peu sa poitrine. La petite flamme lui souffla d'agir, l'anima d'une force qu'elle ne croyait plus posséder.

Sans un mot, elle fit volte-face et disparut dans les ténèbres du couloir. Lorsqu'elle rejoignit le hall éclairé de flambeaux, elle ne réfléchit pas et prit la direction du premier étage. Arrivée devant d'immenses portes d'acajou, elle les ouvrit d'un mouvement sec. Lorsque les lourds battants se refermèrent dans son dos, elle prit une profonde inspiration, et l'air emplit à nouveau sa cage thoracique. Elle pouvait respirer, mais elle n'aurait pas droit à l'air frais de la nuit ce soir.

Au fond de la bibliothèque, dans un coin reculé dissimulé derrière plusieurs hautes étagères, elle remarqua une petite lueur qui scintillait dans la pénombre. Jade serpenta entre les allées de livres poussiéreux jusqu'à atteindre un petit établi en bois sombre, couvert de manuscrits et parchemins où trônait une bougie.

Devant un immense manuscrit grand ouvert était assise Eléanor de Percée, plume à la main, en train de gribouiller sur un parchemin disposé à côté du livre. Jade ne put retenir le sourire qui fleurit sur ses lèvres.

— Bonsoir, Votre Majesté, dit-elle d'une voix douce.

Comme elle s'en doutait, Eléanor ne put s'empêcher de sursauter. Dans son geste, elle fit tomber l'encrier, qui commença à se déverser sur la table, avant que Jade ne se précipite en avant pour le redresser. La reine de Percée referma le manuscrit d'un coup sec, et ramena la plume dégoulinante d'encre contre sa poitrine, tout en levant des yeux brillant d'une terreur encore palpable vers Jade.

La bougie vacilla mais tint bon.

— Je suis navrée, s'excusa Jade avec toute la délicatesse qu'elle put réunir. Je ne souhaitais pas vous effrayer. Je vous ai vue assise ici, et je me suis dit qu'il aurait été agréable de converser un instant. Néanmoins, je comprends si vous préférez rester seule avec votre lecture de…

La reine d'Indeya baissa les yeux sur le manuscrit à la couverture bordeaux. Son fin sourire devint un large trou béant de bonheur.

— …Quionn Senti, termina-t-elle avec une joie non feinte. J'avais cru comprendre que vous aviez bon goût.

— Je… euh, balbutia Eléanor, ses yeux papillonnants entre un point au-dessus des épaules de Jade et son parchemin inachevé. Je ne faisais que me renseigner… faire quelques recherches, pour… savoir. C'est tout.

— Bien sûr, acquiesça Jade, amusée.

Le regard d'émeraude glissa sur la chaise libre à gauche de la reine de Percée. Elle la désigna d'un air faussement détaché.

— Me permettez-vous de m'asseoir quelques instants à vos côtés ?

— Vous asseoir… à mes… euh… oui, oui. Naturellement, bien sûr. Allez-y.

D'une main tremblante, Eléanor balaya l'établi pour libérer de l'espace devant la reine d'Indeya qui s'assit dans un mouvement fluide. Celle-ci ne prit pas la peine de cacher son intérêt pour le manuscrit clos.

— J'apprécie beaucoup la plume et la pensée de Quionn Senti. Vous aussi, n'est-ce pas ?

Eléanor tourna vers elle des yeux ronds comme des soucoupes, mais Jade ne manqua pas la lueur d'espoir qui illuminait le fond de ses prunelles.

— C'est que… je n'ai pas beaucoup lu. Je ne suis pas sûre de savoir…

— Moi, je crois qu'au contraire, vous avez beaucoup lu, l'interrompit Jade d'un ton caressant. Et notamment des ouvrages de Quionn Senti. Vous pouvez me le dire, vous savez.

Un sourcil de feu se leva sur son front d'un air provocateur.

— Valmec n'est pas là pour vous contrôler. Et ce n'est pas moi qui vais aller lui révéler ce que vous faites de journées… ou de vos nuits.

Eléanor cligna des yeux plusieurs fois, comme pour vérifier que la réalité était bien telle qu'elle la voyait. Elle baissa la tête, et son visage maladif et émacié parut s'allonger encore. Sur ses genoux maigres, elle joignit ses mains dans une poigne nerveuse. Sa bouche se tordit, puis s'ouvrit dans un murmure.

— Je… j'ai toujours été fascinée par la… magie.

Un sourire étincelant barra les lèvres roses de Jade, et elle répondit tout aussi silencieusement.

— Moi aussi. Mais ce n'est que très récemment que j'ai réellement commencé à me renseigner à ce propos. Vous avez l'air d'être très érudite sur le sujet. Alors, peut-être pourriez-vous m'aider dans mes recherches ?

Les iris noisette d'Eléanor scintillèrent comme l'eau qui rencontre le soleil pour la première fois. Et tous les parasites d'angoisse et d'incertitude dans sa voix disparurent à l'unisson, ne laissant dans leur sillage qu'un ton limpide et sincère.

— Que voulez-vous savoir ?

— Eh bien, voyez-vous, l'une de mes… amies a comme qui dirait un don magique ? tenta Jade, scrutant la moindre réaction sur le visage creusé de la reine de Percée. Et j'aurais voulu savoir d'où provenait ce don, de quelle Source, et peut-être ainsi en apprendre plus sur ses origines ? Ses ascendants ? Elle ne parle pas beaucoup d'elle, à vrai dire…

Eléanor se raidit brusquement.

— S'agit-il de l'une des employés du Palais des Lumières ? demanda-t-elle, prudente, évitant les yeux verts.

Confuse, cette dernière fronça légèrement les sourcils.

— En effet. Pourquoi donc cette question ? Savez-vous de qui je veux parler ?

Le regard de la reine de Percée se perdit un instant vers l'entrée de la bibliothèque, puis il détailla chaque rangée, comme si un espion, ou peut-être un fantôme pouvait se dissimuler entre les livres. Eléanor baissa les yeux sur le parchemin qu'elle avait commencé à noircir de ses mots. Elle le recouvrit en étalant ses bras recouverts d'une fine manche de soie ocre. Ses lèvres fines et pâles demeuraient closes, si bien que Jade crut qu'elles ne s'ouvriraient plus jamais.

— Pour reconnaître la Source de la magie, il faut observer les manifestations de la magie en question.

Jade pencha la tête de côté, son regard se perdant vers le plafond voûté d'un air pensif.

— Hm… Sa magie se manifeste dans ses œuvres. Les tableaux qu'elle peint s'animent, comme s'ils étaient doués d'un souffle de vie propre.

Eléanor hocha le menton lentement, comme avec réticence. Ses yeux hagards se perdirent un court instant dans l'immensité de la bibliothèque plongée dans le noir.

— Pour peindre, on utilise des pinceaux faits de bois et de poils d'animaux, et des pigments extraits de pierre et de plantes. C'est évident. Son pouvoir vient de la Terre.

Un doux sourire vint caresser la bouche de Jade.

— Je vois. Vous avez raison : c'était évident, avoua-t-elle dans un souffle.

— En réalité, ça ne l'est pas toujours. Si l'on prend le Chaos, par exemple, il s'agit d'une Source très imprévisible qui peut prendre de nombreuses formes.

— Vraiment ? s'enquit Jade, surprise, avant de reprendre d'une voix plus mesurée. Cela dit, si le Chaos est bien la manipulation de la matière dans un but de désordre, alors cela recouvre en effet de nombreux phénomènes…

— Tout à fait. Cela peut aller de la manipulation du temps à la lecture des pensées d'autrui. De la maîtrise du feu, de la glace, du métal à l'altération de l'espace, de la lumière, des sons…

Les yeux de Jade se rétrécirent en une fine fente d'émeraude.

— Je vois. Cependant, il demeure une question qui m'échappe : le feu, la glace, les métaux, il s'agit d'éléments qui font partie de la Terre, de l'Air et de l'Harmonie. Alors pourquoi ces pouvoirs sont-ils liés au Chaos ?

— Selon… Quionn Senti, continua Eléanor après une courte hésitation, le Chaos se distingue de la Terre, l'Air et l'Harmonie car il ne repose pas sur un contrôle des ressources et éléments déjà présents dans la Nature. Le Chaos, c'est une Source qui permet de créer à partir de rien.

La main squelettique de la reine de Percée vola au-dessus de la bougie qui éclairait son visage fantomatique d'une lueur morbide.

— Vous voyez cette bougie ? La flamme a besoin de l'air et d'un combustible pour naître et survivre.

Eléanor marqua une pause, comme si elle hésitait à en révéler plus que nécessaire.

— Je suppose que vous avez remarqué l'habilité particulière de la reine Marina…

— En effet, affirma Jade dans un rictus sardonique.

— La reine Marina peut créer le feu à partir de rien. Hypothétiquement, elle pourrait créer le feu dans une pièce vide et hermétique à l'air. Les flammes peuvent prendre sur ses ongles, le bout de ses doigts, ses pieds, ses cheveux.

— Ses cheveux ? répéta Jade, incrédule. Mais comment est-ce possible ? Je ne l'ai jamais vue enflammer ses cheveux, ce doit être… impressionnant.

— … Magnifique.

Eléanor avait lâché ce mot dans un murmure, aussi léger qu'un rêve. Son regard aspiré par le vide des ténèbres était illuminé d'un éclair de passion ou de folie qui fit éclore un nouveau sourire sur le visage de Jade.

— Je n'en doute pas.

La reine de Percée sembla soudain renouer avec la réalité, et elle se tourna plus franchement vers son interlocutrice.

— Vous n'avez pas entendu parler de la Tour de Feu ?

Jade fronça les sourcils dans un effort de concentration, avant de secouer la tête.

— Je crains que non.

— Ce n'est sans doute pas à moi de vous révéler ça, mais…

Eléanor balaya la bibliothèque des yeux une nouvelle fois, comme si chaque mouvement, chaque ombre constituait une menace.

— La princesse Marina a grandi isolée. Sans parents ni protecteurs. À ses côtés, elle n'avait qu'une gouvernante qui la craignait comme la déesse du Néant elle-même. Son pouvoir s'est manifesté très tôt, elle n'était qu'une enfant. Pour sa sécurité et celle des autres, elle s'est recluse dans une tour. Même lorsqu'elle est montée sur le trône, elle est demeurée recluse dans cette tour qui a été nommée la Tour de Feu. La légende disait que la nuit, une silhouette blanche se tenait devant la fenêtre, le regard rivé sur quiconque oserait l'observer. Ses yeux brillaient comme la braise, et ses cheveux devenaient flammes.

Jade ouvrit grand la bouche pour répliquer, réfuter la véracité de ces supputations, mais aucun mot n'en sortit. Alors Eléanor poursuivit de cet étrange ton mystique, possédé.

— Dans cette tour, haute et étroite comme un donjon, tout était fait de pierre. Rien ne pouvait être brûlé. Pourtant, ça n'empêchait pas la chevelure et les yeux de Marina de prendre feu chaque soir.

La reine d'Indeya fut traversée d'un long frisson chaud qui dégoulina de ses épaules jusqu'à ses cuisses.

— Et c'est pour cette raison qu'elle fut surnommée la Reine du Chaos ? demanda-t-elle, sa voix se faisant chuchotement.

Eléanor fit non de la tête alors qu'elle commençait à réunir les feuillets de parchemin dans une pile qu'elle arrangea entre ses mains.

— Pas seulement. Lorsqu'elle est montée sur le trône le jour de ses dix-huit ans, elle s'est emparée du pouvoir comme si…

La voix incertaine d'Eléanor s'évanouit dans un tremblement. Jade s'avança quelque peu sur son siège et tenta de poser une main apaisante sur l'avant-bras de la reine, mais sitôt sa peau en contact avec le tissu de la robe, Eléanor fut comme transpercée d'un éclair foudroyant. Elle s'élança en arrière, manquant de basculer de sa chaise. Jade s'écarta lentement, s'appuyant contre le dossier de sa chaise pour laisser le plus de place possible à Eléanor, lui offrant le choix de fuir ou rester. La respiration de la reine de Percée s'était affolée comme le halètement rauque d'une bête prise en chasse.

— Je suis navrée, lâcha-t-elle d'une voix blanche. Je ne voulais pas vous effrayer, ni vous forcer à la confidence. Je ne voulais pas vous mettre mal à l'aise. Seulement, vous comprenez, la reine Marina fait partie de ma famille, et je connais si peu d'elle. Je voulais simplement savoir…

— Vous devriez lui demander vous-même, bafouilla Eléanor d'un ton précipité.

Jade laissa échapper un soupir long et exagéré, appuyant sa tête contre le dossier comme si elle avait besoin de ce soutien pour ne pas s'effondrer.

— Et réveiller de vieilles blessures qui peinent à cicatriser ? Non, je ne le peux pas.

Eléanor posa un regard hésitant sur elle, sans doute en équilibre entre l'envie de se taire à jamais et le désir de tout révéler d'une seule traite. Finalement, elle rapprocha sa chaise d'un geste peu assuré et se rassit comme si rien ne s'était produit. Après un raclement de gorge artificiel, elle poursuivit d'une voix plus basse encore.

— Elle s'est emparée du pouvoir… comme si le monde entier l'avait brisée. Comme si tous devaient payer pour sa réclusion. Il est vrai qu'alors, le peuple craignait cette femme-spectre qu'ils ne voyaient jamais autrement que par la fenêtre de sa tour maudite, avec ses yeux de sang et ses cheveux de braise. Ils étaient persuadés que Marina était un monstre.

Les lèvres de Jade se tordirent dans une grimace douloureuse.

— J'imagine que son pouvoir était simplement incompréhensible pour le peuple.

— Et ce que le peuple ne comprend pas, il le rejette, compléta Eléanor d'une voix vide.

Jade hocha la tête avec regret. Mais l'étincelle timide dans ses yeux trahissait la présence de sa curiosité qui était loin d'être assouvie. Comme répondant à cet appel silencieux, Eléanor poursuivit.

— Le peuple craignait un monstre, alors Marina devint le monstre.

— La solitude et l'isolement ont rendu impossible toute tentative d'apaisement et de dialogue, j'imagine ? interrogea Jade, mais son ton las indiquait qu'elle n'apercevait aucune autre alternative.

— Être emprisonnée dans sa propre demeure sans contact avec l'extérieur a tendance à promouvoir la méfiance et la paranoïa. Et les premiers regards que croisèrent Marina au sortir de sa Tour de Feu ne firent que confirmer ses plus grandes peurs.

— Hm. La légende lui a enlevé toute liberté. Elle était condamnée avant même d'avoir été vue.

— En fait, je crois qu'au fur et à mesure que les rumeurs remontaient jusqu'à elle, Marina a assimilé la légende au plus profond d'elle. Peu à peu, elle l'a intégrée en elle. Très vite, la légende était devenue elle.

— Et lorsqu'elle s'est retrouvée devant de vrais opposants, Marina n'a même pas essayé d'être Marina. Le peuple voulait un monstre, et elle le leur a offert. Ainsi La Reine du Chaos est née…

Eléanor acquiesça, la tête baissée sur le sombre manuscrit fermé.

— Elle a assis un peu plus la triste réputation du Chaos. Pourtant, le Chaos n'est pas une force négative. Aucune des Sources ne sont positives ou négatives, elles sont simplement dépendantes les unes des autres. Et Marina a prouvé par la suite que le Chaos pouvait être dompté, et surtout, utilisé à bon escient.

La reine d'Indeya offrit un sourire irradiant à Eléanor, dont les lèvres s'animèrent imperceptiblement. Puis elle logea son menton dans le creux de sa paume d'un air nonchalant, le regard fixé sur la tranche d'un manuscrit rouge perché sur une étagère au loin.

— Tout de même, je me demande ce qui a pu faire naître en elle cette volonté de changer, d'évoluer, de tout laisser derrière elle.

— Cela, je l'ignore.

Jade parut soudain se souvenir d'un fait important, car son visage pivota subitement vers Eléanor, ses yeux interrogateurs grands ouverts.

— D'ailleurs, je m'interroge. D'où tenez-vous toutes ces informations, si riches et précises ? Je croyais que les écrits, en particulier ceux qui concernent la magie, peinaient à se diffuser et encore plus à traverser les frontières ?

Eléanor se raidit et son teint passa de blanc à translucide. D'un mouvement sec, elle se leva, faisant hurler sa chaise qui racla le parquet dans un gémissement long et strident. Elle se saisit du manuscrit sombre et des liasses de parchemin qu'elle coinça à l'intérieur de l'énorme livre dans un geste maladroit et désespéré.

— Je… je ne… J'ai fait simplement… quelques recherches. Le sujet n'a pas encore été documenté ni traité, mais…

Elle se tut lorsque le son d'une cloche résonna dans tout le palais comme une malédiction. Dans un nouveau sursaut, elle s'éloigna de la table et de Jade.

— Par Aedan ! s'exclama-t-elle, haletante. Je dois… je dois y aller. Je suis désolée, Votre Altesse… Votre Majesté, il se fait tard, et…

Jade se leva à son tour, son calme tranchant avec la panique d'Eléanor qui ne tenait pas droite sur ses pieds. Elle fit un pas vers la reine de Percée, son sourire berçant comme les fins rayons de la lune.

— Cela ne fait rien, conclut-elle d'une voix aussi chaleureuse que le soleil. Je comprends. Allez rejoindre vos appartements, Votre Majesté. Ce fut un réel plaisir de partager cette discussion avec vous.

Dans un faible sourire figé, Eléanor s'apprêta à se retirer quand la voix de Jade, mielleuse, retentit à nouveau au milieu du silence.

— Encore une chose, Votre Majesté, si vous me le permettez.

Eléanor s'immobilisa, interdite, mais n'osa pas se retourner, peut-être de peur de croiser les yeux avides de connaissance de la reine d'Indeya. Cette dernière prit son manque de réaction pour un assentiment muet.

— Pensez-vous que la Magicienne Sans Cœur a été victime de sa légende, elle aussi ?

La reine de Percée parut se détendre quelque peu, comme si elle s'était attendue à une toute autre sentence. Elle tourna la tête légèrement pour jeter un œil par-dessus son épaule.

— Sans doute.

— Cette même légende affirme qu'elle aurait tué le roi Richard. Et pourtant, vous la défendez ?

Le ton était violent, raclant, provocant, mais Eléanor ne broncha pas. Au contraire, son corps tout entier sembla se ramollir, libéré de toute tension tel un prisonnier que l'on débarrasse de ses fers.

— Je ne défends personne. Mon… époux a appelé sa propre mort.

Et pour la première fois, la voix d'Eléanor résonna, forte et claire, aussi étincelante qu'une rivière de diamants.