Chapitre 28 : Dolma

Jade avait bien conscience qu'elle se comportait comme une enfant indiscrète. Espionner Marina dans sa discussion avec la Sorcière Bleue était probablement l'une des pires idées qui l'avaient traversée depuis qu'elle était arrivée en Indeya. Et pourtant, elle demeurait persuadée que ce qu'elle pourrait apprendre lors de son observation vaudrait tous les risques d'être démasquée.

Alors, sans hésiter, elle s'enfonça un peu plus dans les jardins, éclairés par la lueur rosée de l'aube, et se dissimula derrière le buisson le plus proche de la fontaine d'Hermine. Marina était nonchalamment assise sur le rebord de pierre, glissant sa main dans l'eau sous l'œil amusé de la jeune dragonne qui poussait des glapissements joueurs. Devant elle trônait Kiryana, une main posée sur sa hanche, dévisageant la reine d'Elesther de toute sa hauteur. Dans ce calme presque irréel, les voix posées des deux femmes lui parurent parfaitement audibles.

— Vous êtes très différente de votre mère, remarqua Kiryana d'un ton neutre.

Une ligne contrariée se dessina sur le front blanc de Marina.

— Je ne saurais dire, je ne l'ai jamais connue.

— Je sais.

Lentement, Marina leva la tête pour regarder la Sorcière Bleue dans les yeux. Ce n'est seulement lorsqu'elle entendit l'inflexion nostalgique de sa voix qu'elle devina que ses yeux d'ambre s'étaient tout à coup assombris.

— Vous connaissiez bien ma mère, n'est-ce pas ?

Un silence s'imposa sur les jardins comme un voile funeste. Puis une voix, étrangement douce.

— Oui.

Jade manqua de sursauter en entendant une émotion qu'elle n'avait pas cru possible dans la bouche de la Sorcière Bleue. Marina hocha la tête, avant de se tourner vers le bassin. Elle laissa courir une main sur la tête de Lapsi d'un air absent, rêveur.

— Je vous ai vue dans mes rêves. Plusieurs fois. Et il y avait ces mots, si étranges… « Cela a commencé dans le feu de la haine et de l'envie… »

— « …Cela se terminera dans les larmes du remords et de la compassion ».

La reine de l'Ouest sembla se figer tout à coup. Dans une lenteur gracieuse, elle se retourna vers Kiryana, menton dressé d'un air fier.

— Ces mots appartenaient-ils à ma mère ? Que signifient-ils ?

— Ce sont bien les mots de Danae. C'était un avertissement.

— Un avertissement ? Contre quoi donc ?

— Contre ce qui allait vous arriver.

Cette fois-ci, quelque chose chez Marina parut se casser. Le calme se rompit comme un lac de glace. D'un bond elle se leva, surprenant Lapsi qui poussa un gémissement plaintif. Elle se planta à quelques centimètres seulement de la sorcière, et Jade craignit un instant qu'elle ne chuchote, mais elle n'en fit rien. Sa voix était aussi limpide qu'à l'accoutumée, mais emplie d'un fiel que la reine d'Indeya n'aurait jamais soupçonné.

— Êtes-vous en train d'insinuer que vous saviez ?

— Oui.

— Vous saviez ce que j'étais ? Ce que je deviendrais ? Ce que je suis devenue ?

— Je le soupçonnais.

La température fraîche de l'aube sembla se réchauffer soudainement, l'atmosphère devint soudain lourde, brûlante. Marina d'Elesther se détourna violemment de la Sorcière Bleue, son regard se posant sur la fontaine. Lapsi émit un couinement nerveux, mais Kiryana demeura aussi immobile que la statue de la déesse de la Sagesse au centre du bassin. La voix de la reine d'Elesther était alors celle d'une âme errante, lointaine, dépravée.

— Et vous n'avez rien fait, lâcha-t-elle.

— J'ai essayé.

Un rire rauque, bestial déchira la gorge de Marina.

— Bien sûr. Après tout, peut-être que ma mère ne comptait pas tant que cela à vos yeux.

Jade crut voir les épaules de Kiryana se tendre sensiblement et sa tête se redresser un peu plus dans une tension évidente. Son ton passa de neutre à tranchant comme le métal.

— Danae compte plus que tout.

— Comptait, trancha Marina, insensible. Ni vos pouvoirs ni les miens ne sont suffisants pour ressusciter les défunts, Kiryana.

Devant le silence de mort que lui offrit la Sorcière Bleue, Marina sembla se calmer car lorsqu'elle se retourna vers son interlocutrice, son geste était fluide, majestueux, calculé.

— J'aurais apprécié avoir quelqu'un comme vous à mes côtés lorsque tous me crachaient au visage. Ma mère vous l'avait demandé, mais vous n'avez pas tenu votre promesse. Vous n'avez pas été là.

— Vous ne le saviez pas, mais par moments, j'étais à vos côtés.

Marina émit un claquement de langue dédaigneux alors qu'elle secouait la tête, faisant valser ses longues mèches d'ébène sous sa couronne d'or.

— Vous ne l'avez jamais été. Durant toute ma vie, je n'ai eu qu'une seule amie, et même elle a fini par m'abandonner. Ma mère vous a eue, vous. Elle a eu plus de chance que moi. Même la reine Diane a eu droit à votre pitié.

— La reine Diane était… une exception.

De loin, Jade crut percevoir le froissement des lèvres écarlate de Marina dans une grimace odieuse, pleine de haine, et... serait-ce de l'envie ?

— Naturellement. Il faut un monstre pour en créer un autre.

— Marina, vous ne comprenez pas. Diane était une jeune fille particulière, elle avait besoin de…

— Silence.

La reine d'Elesther avait craché cet ordre comme du venin. L'une de ses mains s'était dressée pour s'enrouler autour du cou de la femme vêtue de bleu. Depuis son poste d'observation, Jade était persuadée de déceler des braises dans les yeux d'ambre de Marina. Les pointes de ses cheveux flottaient en l'air comme des oiseaux fous, leurs extrémités dévorées par des flammes. Marina resserra sa poigne autour de la nuque de Kiryana, qui n'esquissait aucun geste pour se défendre.

D'une voix incendiaire, lourde de rage, Marina détacha chacun de ses mots comme une sentence de mort.

— N'ayez crainte, vous pouvez dormir tranquille. Certains monstres naissent de leurs propres entrailles.

Les doigts de Marina sur la peau blanche de la sorcière étaient illuminés d'une lueur incandescente. Dans un bruit déchirant de brûlure, elle arracha sa main du cou de Kiryana, dont s'évaporait une inquiétante fumée blanche.

Lapsi grondait et trépignait furieusement dans le bassin qu'elle semblait incapable de quitter. Marina lui jeta un regard par-dessus son épaule avant de s'écarter, loin de la dragonne et de sa maîtresse. La reine d'Elesther passa non loin du buisson où se cachait Jade, et celle-ci retint son souffle quand elle sentit une bouffée de chaleur insoutenable l'envahir à l'approche de la jeune femme.

Lorsque Marina eut disparu à l'intérieur du palais, Jade se laissa choir sur l'herbe pour songer au spectacle auquel elle venait d'assister. Si elle accordait toujours une confiance aveugle à la reine de l'Ouest, elle devait reconnaitre que cette dernière n'apparaissait pas exempte de défauts. Défauts qui semblaient étroitement liés à sa haine sans commune mesure.

Quand elle estima avoir attendu assez longtemps, elle sortit des fourrés et rejoignit le sentier de pierre pour se diriger vers la fontaine nonchalamment. Kiryana ne lui adressa pas un regard jusqu'à ce qu'elle se trouve à quelques mètres d'elle.

— Bonjour, Kiryana, s'introduit-elle d'une voix douce.

La sorcière ne se retourna pas, trop obsédée par son observation de Lapsi, qui s'était quelque peu apaisée et avait repris ses jeux dans l'eau comme si rien ne s'était produit. Jade était déterminée à copier à la perfection le comportement de l'animal.

— Votre Majesté, répondit Kiryana d'une voix plus vide que d'ordinaire.

— Lapsi se porte-t-elle bien ici ?

— Maîtresse Zadila va bientôt l'examiner.

— Maîtresse Zadila, répéta Jade d'un air méfiant, fronçant les sourcils. Qui est-elle ?

— Il s'agit de la Chuchoteuse officielle du Royaume de Galvin.

— La Chuchoteuse ? Voilà donc un drôle de titre…

Kiryana braqua ses yeux de givre sur la reine d'Indeya avant de répondre d'un ton froid.

— Elle a pour rôle de communiquer avec les animaux.

Jade ouvrit de grands yeux émerveillés.

— Oh, vraiment ? C'est fabuleux. Elle est donc également capable de communiquer avec les dragons ?

La sorcière la dévisagea comme si elle venait d'affirmer que le ciel était vert.

— Évidemment.

— Je suis ravie que le roi Amalric ait eu l'occasion d'emmener avec lui une telle personne. Je me réjouis d'avance de la rencontrer. Elle m'a l'air d'être une femme tout à fait fascinante.

— C'est une femme ordinaire.

Jade jeta un regard en coin circonspect vers Kiryana tandis qu'elle s'approchait lentement de Lapsi, à pas mesurés. La dragonne leva sa tête grise, ses yeux dorés se posèrent sur la reine d'Indeya, et ils semblèrent s'adoucir comme par ma magie. Puis, elle inclina la tête et ferma les yeux, comme une douce invitation.

Dans un sourire, Jade posa sa main délicatement sur les écailles, entre les cornes naissantes qui perçaient la crâne de la bête. Aussitôt sa main ronde blottie contre la tête froide, Jade laissa ses pompières tomber et elle prit une profonde inspiration. Elle ne vit pas les yeux glacials de la Sorcière Bleue qui la disséquaient du regard.

Elle ne voyait plus, elle ne sentait plus. Tout s'était endormi autour d'elle, ses sens y compris. Toutes ses sensations étaient étouffées, sauf son toucher. De sa main, de la peau rugueuse, s'échappait comme une cascade chaleureuse et fraîche à la fois. Bienveillante, apaisante, nourricière. Peu à peu, même sa main lui parut lointaine. Sa peau, ses nerfs, ses veines, ses os semblaient s'être évaporés.

Un vague bruit sourd résonnait dans un recoin ridicule de son esprit, mais elle n'y prêta pas attention.

Puis un courant froid gela son épaule légèrement dénudée, et le bien-être la quitta subitement.

Une voix sèche emplit ses oreilles.

— Vous avez côtoyé le Chaos de très près.

Petit à petit, les autres sons, les odeurs et les sensations lui revinrent. Elle s'immobilisa net. Au-dessus des deux femmes, un corbeau coassait à la mort.

Un son rauque s'échappa de sa gorge comme un râle. Jade laissa sa main glisser lentement de la tête du dragon. Les yeux dorés s'assombrirent lorsqu'ils s'ouvrirent sur la reine d'Indeya.

— Qui ne l'a pas fait ? murmura cette dernière d'un ton absent.

Jade d'Indeya décrivit un pas en arrière, sous le regard curieux de Lapsi qui finit par plonger sa tête dans l'eau. La reine décocha un regard mesquin à la Sorcière Bleue.

— Vous-même, vous ne semblez pas avoir peur de côtoyer les plus grands… brasiers.

Kiryana se tendit de la tête aux pieds. Ses yeux bleu glace se posèrent sur Jade, mais ils semblaient plus vides que chargés de menace. Dans l'éclat lisse de ce regard, Jade crut un instant reconnaitre la pâleur de l'âme de sa mère. Elle se souvint que l'insensibilité de Diane était probablement le produit de l'enseignement de la Sorcière Bleue. Jade ne broncha pas et se contenta d'attendre, mains croisées devant elle.

— La relation qui m'unit à la reine Marina est différente, claqua la sorcière, mécanique.

Tout en elle lui rappelait sa mère, la ressemblance en était presque agonisante. Les yeux couleur ciel d'hiver, la chevelure d'ivoire retenue dans un chignon agrémenté de tresses. Seule la robe fine qui semblait tissée dans la neige, recouverte d'un buste en armure et décorée d'une fourrure couleur cendre enroulée autour de ses épaules la différenciait de Diane des Ospales.

— Vous êtes libre de fréquenter qui vous souhaitez, Kiryana, déclara Jade d'un ton berçant qui tranchait avec l'implacable sorcière. Nul n'est légitime à en juger.

L'atmosphère parut se charger d'humidité soudainement, tandis que la température chutait de quelques degrés. Jade était persuadée d'apercevoir comme une bulle de vapeur entourant la Sorcière Bleue.

— Ce qui me lit à Marina d'Elesther est sa mère. Et Marina... a besoin de moi.

— Hm… Le Chaos apaisé par l'Harmonie, je suppose ?

Kiryana tourna la tête vers elle, et ses yeux parurent presque humains pendant un court instant. Ses lèvres translucides demeurèrent closes.

— Avant, c'est sa mère que vous apaisiez ? demanda Jade, tout doucement. Marina tient son pouvoir de la reine Danae, n'est-ce pas ?

Kiryana détourna le regard à la mention du prénom Danae, et hocha la tête sobrement.

— Danae avait le pouvoir du feu, continua Jade, perdue dans ses pensées, déroulant ses théories comme si elle était seule au monde, le regard rivé sur la dragonne qui barbotait dans l'eau.

— Danae avait bien plus que le pouvoir du feu, répondit la sorcière. Elle était le feu.

Jade glissa des yeux ahuris vers son interlocutrice.

— Que voulez-vous dire ?

Kiryana tendit une main vers Lapsi, et un épais jet d'eau atteignit la dragonne qui se mit à roucouler de plaisir. Une arche d'eau translucide reliait à présent la sorcière et la fontaine chantante.

— Danae a été dragonne.

Un sourire attendri fleurit sur les lèvres de Jade.

— Je comprends, acquiesça-t-elle dans un murmure. La flamme a donc été transmise…

— Et elle ne doit jamais s'éteindre, la coupa Kiryana d'une voix étrangement ferme.

Jade la fixa longuement sans un mot, avant qu'un crissement bruyant déchirant le sol de pierre ne la force à faire volte-face.

Elle se retrouva nez-à-nez avec l'immense loup noir aux yeux jaunes, et elle fut incapable d'esquisser le moindre mouvement. Kiryana semblait que peu impressionnée alors qu'elle détaillait la bête du regard. Jade allait prendre la parole, quand des bruits de pas humains, cette fois-ci, tranchèrent le silence.

Une haute figure vêtue d'une étrange tenue qui semblait faite d'écailles de serpent allant du vert au jaune s'avançait vers les deux femmes. La femme avait de longs cheveux roux, virant au rouge, qui tombait jusqu'à l'arrière de ses genoux. Ses yeux étaient fendus d'une pupille fine qui était tout sauf humaine.

La femme s'approcha de la fontaine, et sans un regard pour la Sorcière Bleue et la reine d'Indeya, elle mit un pied dans l'eau et s'agenouilla auprès de Lapsi, qui frotta son museau trempée sur le front de la femme.

Le loup se laissa choir sur le sol et s'allongea aux pieds de la reine d'Indeya, avec l'intention nette de rester ainsi un long moment. Jade sourit et s'abandonna dans une révérence, prenant bien soin de ne pas se déplacer et de ne pas déranger l'animal à ses pieds.

— Vous devez être Maîtresse Zadila ? Je suis honorée de faire votre connaissance. Je suis la reine Jade d'Indeya.

La femme à l'allure de serpent ne broncha pas et choisit plutôt de glisser une main le long des flancs de la dragonne, comme pour vérifier leur droiture et leur force.

— Enchantée, répondit la femme d'un ton laconique.

— Il s'agit de la reine d'Indeya, Zadila, intervint Kiryana d'un ton à peine plus vivant.

L'interpellée s'interrompit dans son geste pour jeter un regard expéditif à Jade.

— Enchantée, Votre Majesté.

— Comment va-t-elle, Zadila ? s'enquit la sorcière, ses sourcils blancs, presque inexistants, légèrement tordus.

Zadila demeura coite tandis qu'elle faisait courir ses mains et ses doigts à différents endroits du corps de Lapsi. Cette dernière poussait de petits jappements amusés, comme si elle ressentait de simples chatouillements. Les lèvres verdâtres de la Chuchoteuse s'animaient en silence, comme si elle murmurait au vent une langue que nul ne comprenait. Au bout de quelques longues minutes, elle se redressa, se tourna vers les deux femmes et croisa les mains dans son dos.

— À merveille.

Son regard passa sur Kiryana sans broncher, puis sur Jade. Enfin, il tomba sur le loup. Ses yeux de reptile s'animèrent d'une lueur indéchiffrable.

— Un Dolma, déclara-t-elle d'un ton lointain, aérien.

Sans hésiter, elle enjamba le rebord de la fontaine et se planta devant Jade. Sans aucun égard pour la reine, elle s'accroupit devant la bête noire. Elle posa une main décidée sur la gueule de la bête qui n'émit aucun son ni mouvement. Jade la fixa, éberluée, n'osant esquisser le moindre geste de peur de briser la paix qui semblait s'être installée entre le loup et l'étrange femme.

Zadila murmura quelque chose que la reine fut incapable de déceler, le son étouffé par le bruit de l'eau qui s'écoulait gaiement. Puis, elle se releva. Ses yeux de serpent capturèrent les siens contre son gré.

— Vous ferez attention, dit-elle, clinique. Votre Dolma est fatigué. Il va bientôt entrer en fusion.

Bouche bée, Jade ne put que regarder Maîtresse Zadila lui tourner le dos, mais avant qu'elle ne s'engage dans l'allée menant au palais, elle prit la parole d'un ton précipité.

— Attendez, Maîtresse Zadila. Cet animal ne m'appartient pas, et… Qu'est-ce qu'un Dolma ?

Le pas de Zadila se figea dans l'air, mais elle ne se retourna pas.

— La dissociation de l'esprit et de la peine. La souffrance est si grande que l'âme la rejette. Elle prend une forme corporelle autonome, qui reste liée à son propriétaire.

Jade baissa lentement la tête vers la bête noire. Le loup lui rendit son regard, et ce fut comme si elle le voyait pour la première fois. Ses yeux jaunes n'étaient ni cruels, ni menaçants, ils lui parurent aussi doux et déchirants que ceux d'un agneau qui attend que la hache s'abatte sur sa gorge. Un profond sentiment de vide, froid et dur, envahit la reine d'Indeya et elle sentit son corps s'affaisser, jusqu'à se retrouver à son tour agenouillée devant l'animal. Elle glissa une main tremblante dans le pelage de charbon, et les prunelles jaunes disparurent derrière leurs paupières de velours.

— Je vois. Et qui peut posséder un Dolma ?

Zadila haussa les épaules d'un air indifférent, frôlant l'irrespect.

— Tout le monde.

— Et celui-ci, à qui peut-il bien appartenir ?

La grande femme vêtue de vert glissa un regard par-dessus son épaule.

— Impossible de savoir. Le Dolma est à l'aise uniquement avec son maître, normalement. Mais il paraît que par exception, il peut se montrer affectueux avec certaines personnes.

La Chuchoteuse de Galvin reprit son chemin de son pas mécanique, mais Jade était trop hypnotisée par les yeux d'or qui s'étaient ouverts de nouveau pour protester. Une voix glaciale trancha l'air.

— Vous omettez une part de la vérité, Maîtresse Zadila.

Jade leva les sourcils en direction de la Sorcière Bleue qui était désormais tournée vers la haute silhouette verte, mains jointes devant elle. Zadila interrompit son pas, mais encore une fois ne fit pas l'effort de faire face à son interlocutrice.

— Les Dolma ne sont pas affectueux envers n'importe qui, insista Kiryana.

La sollicitude soudaine de la sorcière de Galvin étonna la reine d'Indeya, alors elle se contenta d'observer la scène d'un œil curieux. Une tension sembla se loger dans le long cou de Zadila lorsqu'elle reprit la parole, mais sa voix était toujours aussi plate.

— Ils sont attirés par la souffrance.

La main de Jade se figea dans l'encolure du Dolma. Le regard jaune acheva de l'enfermer totalement dans leur puits de compassion, et elle se trouva forcée de détourner la tête. Dans un geste anormalement lent, elle se leva et tourna le dos à l'animal, ignorant la complainte étouffée qui sortit de sa gueule.

— Attirés par la souffrance ? répéta Jade d'une voix spectrale, les yeux rivés sur le sol de pierre. Que voulez-vous dire ?

Ce fut Kiryana qui répondit d'un air intéressé, qui lui déplut instantanément.

— Naturellement. La souffrance attire la souffrance. Quand le Dolma sent la peine, il va vers elle et tente de l'apaiser. C'est la raison pour laquelle il a vu le jour, la raison pour laquelle il vit. Et quand la peine est acceptée, il disparait.

— Par la fusion, compléta Zadila, indifférente.

Jade hésita quelques secondes avant de se tourner de nouveau vers la bête qui ne la quittait plus des yeux. Elle ne put se résoudre à se laisser happer par ces deux pépites d'or brut et elle choisit de fixer la dragonne qui semblait bien indifférente à toutes ces révélations.

— Et vous dites, Maîtresse Zadila, que ce Dolma est proche de la fusion. Mais alors, que…

Les mots de la reine d'Indeya moururent dans sa gorge quand une étrange fumée d'une couleur surnaturelle provenant des arbres commença à envahir le centre du jardin. Lapsi paraissait parfaitement insensible à cette espèce de vapeur d'un bleu-vert cyan, alors que Kiryana avait tendu une main en avant, un de ses sourcils blancs haussé.

Puis, la fumée laissa place à une fine silhouette noire, recouverte d'un épais velours de la tête aux pieds. L'ouverture de la capuche sombre laissait apparaitre un visage d'un blanc blafard et des lèvres d'un violent profond. La bouche se tordit dans un rictus moqueur, et une voix caverneuse assombrit la lueur du soleil.

— Mesdames, je suis confuse. J'espère que Wanafer ne vous a pas importunées.

Kiryana baissa la main instantanément et retrouva son expression impassible. Zadila sembla trouver la situation inintéressante puisqu'elle profita de la distraction pour quitter définitivement les jardins. Jade observa avec une fascination inexplicable le loup tandis qu'il rejoignait la Magicienne Sans Cœur d'un pas léger mais déterminé. Une fois aux pieds de la femme en noir, la bête fit volte-face et s'assit, droite et fière. Son regard jaune la retrouva, comme s'il ne l'avait jamais perdue. Jade choisit donc de lever les yeux vers la Magicienne, qui semblait elle aussi la fixer derrière son capuchon de velours.

— Ne vous inquiétez pas, Magicienne, répondit Jade d'une voix flottante. Wanafer a été très… agréable.

Un petit rire s'échappa de la bouche pourpre et sembla résonner à l'infini dans le ciel. La Magicienne posa une main squelettique, décorée d'une bague sertie d'une pierre bleue, sur le crâne de Wanafer qui leva la tête pour mieux apprécier le contact.

— Je n'en doute pas un seul instant, susurra la Magicienne.

Un silence étouffant gagna l'espace, illuminé par le seul chuchotement de l'eau qui ronronnait dans la fontaine. Puis, à nouveau, un croassement déchirant dans le ciel. Jade jeta un regard nerveux vers la cime des arbres, où était perché un corbeau noir. Aussitôt, elle rabaissa la tête, et adressa un hochement poli aux deux femmes, ainsi qu'à Lapsi et à Wanafer.

— Bien, je crois, Mesdames, qu'il est temps pour nous de retrouver notre place.

— Notre place, répéta Kiryana, dans une interrogation à peine dissimulée.

Jade lui offrit un sourire étincelant tandis qu'elle contournait la fontaine en direction des larges portes ouvertes sur le hall.

— La Table des Dix.

La Sorcière Bleue ne répondit pas mais lui emboita le pas. La Magicienne Sans Cœur, en revanche, ne la suivit pas. Mais la brume bleue qu'elle devinait du coin de l'œil, qui commençait déjà à lécher ses pieds, lui fit comprendre qu'elle retrouverait bientôt la femme en noir exactement là où elle le devrait.

Et son rire cynique, quant à lui, était toujours présent, faisant vibrer son esprit tourmenté à l'infini.