Le choix de Laure
Les choses s’aggravent sur Tyl Aran et la mort de Sally, outre le fait que nous devons faire notre deuil, pose le problème de la garde des loups. Laure a eu la gentillesse de nous faciliter la tâche en reprenant une partie des celles qui étaient dévolues à notre bien aimée intendante. Elle a toujours aimé cuisiner m’a-t-elle avouée, mais je crois plutôt qu’elle nous est reconnaissante, bien à tort, et fait ce qu’elle peut pour nous remercier. Je pense également qu’elle ne veut pas être totalement évincée de ce monde qu’elle a découvert, même si elle ne pourra jamais s’y rendre.
Enora est tendue par ce départ, une certaine inquiétude émane d’elle, qui se transmet à tout le groupe dont je ressens la nervosité J’envoie des ondes apaisantes pour calmer, autant que faire se peut, tout ce petit monde mais ne peut m’empêcher d’être moi-même impactée par cette ambiance trouble. Si certains de nos mages peuvent avoir des visions d’un possible avenir, en ce qui concerne la Dame, c’est le noir complet. Je n’ai donc aucune idée de ce qui nous attend sur Tyl Aran, mis à part que ça ne va pas être une partie de plaisir.
Pour ajouter à tout cela, je sais qu’elle culpabilise de laisser sa cousine mais celle-ci ne risque rien dès lors que nous ne sommes plus sur place et il devient urgent de rejoindre notre monde.
Je bute toujours sur ce problème de garde de nos compagnons à quatre pattes. Erik s’est proposé pour rester, mais il faut être réaliste, s’il est un très bon médecin et un mage de premier ordre, pour le reste il n’est pas doué, comme Roland et moi d’ailleurs, donc je ne le lui reprocherai pas.
« Arrête de te triturer les méninges », Roland entre dans le bureau avec sa discrétion coutumière et je l’accueille avec mon humeur de dogue habituelle. Je me renfrogne devant son air mutin que je ne trouve pas très approprié à la situation et qui me surprend venant de lui.
Il lève les yeux au ciel et m’invite à m’assoir et à me calmer.
- Nous avons une solution pour remplacer Sally.
Je lève un sourcil désabusé « ben voyons, je tourne ce problème depuis des jours et tu me propose une solution que… quoi… tu l’as tiré d’un chapeau ?».
- Remballe tes sarcasmes Yaël, tu n’es pas le seul à chercher et tu sais la magie ça existe !
Je serre les poings pour ne pas lui en coller une, devant son visage hilare. Il se fout carrément de ma gueule ! Il lève les deux mains en signe de défense et redevient sérieux.
- Laure…
- Quoi Laure ?
Je ne râle pas, je grogne, excédé.
- Oui Laure, tu sais la cousine d’Enora !
Roland hausse le ton. C’est suffisamment rare pour qu’enfin je laisse de côté ma rancœur et son ironie qui me hérisse, et l’écoute.
- Elle s’est proposée pour remplacer Sally. Enora a bien essayé de l’en dissuader, mais rien à faire. Elle persiste dans sa proposition. Elle en a déjà parlé à ses parents. Elle se plait au manoir et si Erik reste, elle ne sera pas seule. En attendant qu’on trouve quelqu’un d’autre, ça pourrait être la solution.
Je me détends, je ne m’attendais certes pas à cela, mais ça me plait bien. J’apprécie beaucoup cette jeune femme et je sais que les loups l’adorent et qu’ils seront bien traitée avec elle.
Le large sourire satisfait de Roland me tape sur le système, mais je ne peux m’empêcher de le lui rendre. Cet abruti vient d’éclaircir mon ciel. Voire maintenant ce qu’en pense réellement Norie. Son mur est toujours aussi infranchissable lorsqu’elle l’a décidé. Je me concentre mais elle ne diffuse que la surface de ses pensées.
Un rire étouffé me ramène à Roland qui m’observe railleur.
- Quoi ? j’aboie fronçant les sourcils.
- Rien ! tu as cet air… tu sais… quand tu penses à une certaine personne de ma connaissance…
Par tous les Dieux, cette fois il ne va pas y couper. Je ne ferme pas mon esprit, me concentre sur sa proposition et fait le tour du bureau sans qu’il se méfie et le soulève brusquement par le col de son tee-shirt que je déchire au passage avant de l’envoyer valser à travers la pièce. Il se relève dans un mouvement fluide et se jette sur moi. J’évite son poing tandis que son abdomen est percuté par le mien. Il expire en se pliant en deux, j’en profite pour lui faire une clé de bras dont il n’essaye pas de se dégager… comme d’hab. Pourquoi cela changerait-il ?
Il m’envoie un grand rire et je le prends par le cou pour une franche accolade. Comme je l’aime ce mec, mon ami de toujours, le pendant de mon sale caractère, franc, sans détour, ne me ménageant pas mais avec du soleil en lui qui éclaire ceux qu’il croise. Mais c’est aussi un foutu guerrier aussi sauvage que moi dans une bataille.
Chahutant comme nous l’avons toujours fait, nous descendons à la cuisine où nous savons pouvoir trouver Laure et mon Anam Cara. Ma poitrine se gonfle d’impatience de la voir, ma Dame. Je me marre à l’intérieur. Je me moque de mes certitudes passées concernant les sentiments qui n’étaient pas pour moi. Ah il est beau celui qui se gaussait de ses camarades liés. Quelle arrogance ! Et quel hypocrite, car même en mon for intérieur, je n’ai pas le courage de nommer ce sentiment alors que je n’ai aucun problème avec l’amour fraternel que je porte à Roland. Ce n'est évidemment pas le même genre de sentiment et ceux qui me lient à ma Dame, me perturbent, m’enflamment… me terrorisent ?
Je me secoue pour sortir de cette introspection qui ne me ressemble pas vraiment et entre dans la pièce où mes yeux se fixent immédiatement dans les noisettes d’Enora.
Laure et elle dégustent leur café assise à la table, en attendant que nous les rejoignons avec notre bière.
Je me tourne vers Laure et attaque direct.
- Roland m’a fait part de ta proposition.
Elle ouvre la bouche pour me répondre mais je l’arrête d’un signe.
- Avant de prendre une décision tu dois être bien consciente que, hormis Erik, tu risques de te sentir isolée. Il n’est pas envisageable que tes parents viennent te rendre visite au manoir. Par contre, tu pourras aller les voir mais peu de temps, Erik ne peut pas tout gérer. Enfin, si je sais maintenant quand nous partons, j’ignore à quel moment et si nous serons en mesure de revenir.
Je tourne mon regard vers Enora qui hoche la tête avec raideur. Je sais que ç’est un crève-cœur pour elle de quitter Laure et sa famille. C’est un choix qu’elle a fait lorsqu’elle a proclamé à notre peuple que la Dame était à nouveau là pour les protéger.
- Je sais tout cela Yaël et comme j’ai choisi la contrainte pour ne pas être tentée de parler, Erik m’assuré qu’il s’en occupera après votre départ. Je ne pourrais pas retourner à mon ancienne vie, ce n’est même pas envisageable. Je suis en mesure d’aider et pas seulement pour les loups ou l’intendance, je peux également me mettre à la disposition de vos collaborateurs dans la gestion de votre entreprise si tu le veux bien.
Mes doigts pianotent sur la table alors que je réfléchis. J’ai mis toutes nos affaires en ordre et j’ai contacté notre avocat pour qu’il suive les affaires de près. Le concours de Laure pourrait être un plus, certainement.
Je hoche la tête pour donner mon accord qui lui tire un grand sourire de soulagement.
- Ok, faisons comme cela. Je te remercie Laure. Erik te donnera les coordonnées de l’avocat avec qui nous travaillons et tu verras avec lui comment tu peux le seconder.
Les loups sentent à mon ton que le départ est proche et l’excitation est à son comble. Je donne de la voix pour calmer les bonds, jappements, hurlements qui nous assourdissent.
La meute se calme après ce coup de semonce et je les entends souffler le museau contre les pattes, levant vers moi des regards dépités qui m’amusent. « Ça va les monstres ! pas la peine d’en faire des tonnes ». Ils soufflent à nouveau et se détournent ostensiblement de moi « va te faire foutre… chef ! » Orion ne peut pas me faire un doigt d’honneur, mais je le vois dans ma pensée. « Une petite caresse pour te calmer ? ». « Ouais, c’est pas de refus… mais pas de toi ». Il s’approche d’Enora et pose son museau sur son genou avec un air si malheureux qu’elle n’hésite pas à le gratouiller derrière les oreilles, l’enfoiré ! C’est lui le loup, mais c’est moi qui gronde, au grand amusement de la jeune fille qui a suivi notre joute verbale.
Etrange quand même, moi si pudique dans mes sentiments, si fermé pour les exprimer, j’accepte de me faire chambrer par mes camarades. Peut-être parce que je partage tellement de pensées avec les loups - puisque je ne peux pas leur parler - que je dois laisser filtrer plus d’informations sur moi que je ne le voudrais… et finalement cela ne me dérange pas autant que je l’imaginais. Ils sont ma famille et cette relation qui me dépasse, ils m’aident à l’exprimer, ne serait-ce qu’en faisant naître en moi un sentiment que je ne connaissais pas… une pointe de jalousie !
Je lève les yeux au ciel sous les rires de Roland et d’Erik, suivi par celui de Laure après qu’Enora lui ai expliqué la teneur de nos échanges.
Je vois dans des étincelles dans les yeux de Laure, et je suis heureux de pouvoir lui donner satisfaction. Cependant, je crains qu’elle ne se rende pas vraiment compte de la difficulté de la vie qu’elle vient de choisir.
C’est une jeune femme vive, enjouée, positive qui va se retrouver enfermée, loin de sa famille, de ses amis, de la vie animée qu’elle menait à Paris. Je sais le traumatisme qu’elle a subi et le changement que cela a forcément amené chez elle, mais est-ce vraiment une bonne chose ? J’ai quelques scrupules, après coup, même si cela m’arrange, il faut être honnête. Cependant, même si c’est sa décision, je n’ai pas envie qu’elle soit malheureuse, surtout qu’elle n’aura plus sa cousine près d’elle.
- Il ne faut pas t’inquiéter pour moi, je sais ce que je fais Yaël, j’ai bien pensé à toutes les implications. Et puis je peux aller au village, à la plage, me faire des amis du moment qu’ils ne viennent jamais ici et que je m’arrange avec Erik pour que l’un de nous soit toujours présent au manoir.
Je hausse un sourcil, a-t-elle lu dans mes pensées ? Je sonde les siennes… Un soupir m’échappe, bien évidemment non ! Mais elle est intuitive, très intuitive et a deviné mes doutes dans mon silence soudain. J’ai bien lu sa détermination et j’ai déjà accepté alors autant lui faire confiance pour ses choix de vie.
- Erik sera un bon soutien, tu peux lui faire confiance. Et puis il a pour devoir de faire régulièrement des rapports à Zark sur la situation au manoir, donc s’il y avait un problème, nous en serions avertis.
Roland la rassure comme il peut, alors que je devine qu’elle n’en a pas besoin et sa réponse me le confirme.
- C’est gentil à vous de vous faire autant de soucis pour moi, mais vraiment il ne faut pas. Croyez-moi, j’ai bien réfléchi, je n’ai pas pris cette décision à la légère. Je suis heureuse que vous acceptiez alors soyez-le aussi.
Roland rit doucement en secouant la tête, les loups soufflent autour d’elle et sa cousine pose sa tête sur son épaule. Oui, pas de doute, nous avons un nouveau membre dans « la famille ».