PRESENT : ELIJAH
Nilt venait de crier, annonçant bruyamment son arrivée. La scène à laquelle ils faisaient face était tendue. Un peu devant eux, il y avait cet homme avec sa cape : Addal, qui venait de se faire clouer le bec par Jio. Nethan venait d’arriver, elle tenait la main à Elijah. Le jeune homme jeta un nouveau coup d’œil. Plus loin, il y avait le corps sans vie d’une jeune fille, la gorge ouverte. Au centre de la vallée, Jio faisait face à un homme aux cheveux blond platine qui devait être Soö. Il y avait, à côté du maître de la guilde, un autre homme qui entrait dans la vieillesse et qui ressemblait à Soö. Derrière cet homme-là, il y avait deux personnes à cheval, mais elles étaient trop loin pour qu’Elijah puisse les voir correctement. Quand Nilt avait hurlé le nom de Jio, dans sa phrase paniquée, l’adolescent s’était retourné. Et Elijah avait retenu une exclamation horrifiée.
Il avait changé. Pas physiquement, bien que ses yeux brillassent d’un noir plus intense et que des sillons noirs fussent apparus sous sa peau, s’entrecroisant en un labyrinthe monstrueux. Non. Physiquement, c’était toujours Jio, le jeune homme grand et musclé, agile, typé Psalien. Ce qui avait changé, c’était ce qu’il dégageait. Il avait toujours eu cette aura effrayante et attirante, mais là, on l’aurait dit décuplée, comme si une puissance froide et terrifiante s’était éveillée en lui. Ce qui devait être le cas, vue les ombres menaçantes qui l’enveloppaient dans un manteau noir abominable. Il ne semblait plus avoir de limites, il était devenu un être immoral. Il allait tuer quelqu’un. Ici. Maintenant. Si on ne l’arrêtait pas, il allait provoquer un massacre.
- Tiens ! s’exclama-t-il d’un ton faussement joyeux : Vous voilà, vous. Vous tombez vraiment mal, dites-donc…
Sa véritable humeur était trahie par les inflexions aigües de sa voix. Elijah aurait voulu lui répondre quelque chose, mais il n’osa pas. Il avait peur. Alors c’est Nilt qui parla à sa place.
- Jio, qu’est-ce qu’il se passe ? Explique-moi calmement, on va régler ça.
Le jeune homme s’apprêtait à répondre. Mais c’est une autre voix qui cria :
- Nilt ?
PRESENT : SOÖ
Si la situation n’avait pas été si tendue, Soö aurait ri de cette mauvaise blague. Et lorsqu’il cira « Nilt ? », faisant sursauter son père, l’homme qui venait d’arriver n’eut pas l’air étonné d’entendre ce nom. Soö s’approcha. Encore. Il dépassa Jio qui était comme paralysé face aux deux arrivants. Il dépassa Addal, et se retrouva devant cet homme.
Grand. Plus grand que lui. Ses cheveux n’étaient pas vraiment blonds, ni vraiment châtains. Un entre-deux, plutôt. Ses yeux avaient une couleur qui mêlait le violet pâle des yeux de leur mère, et un gris-bleu qu’il tenait plus du père. La peau fine et fragile qui recouvrait son corps était de la même teinte pâle que celle de Soö. Et par-dessus tout, il y avait cette expression qui se peignait sur son visage. De la gentillesse, de l’altruisme. Un visage que le temps n’avait pas encore souillé, un visage innocent, enfantin. Cet homme, c’était bien Nilt. Les questions se bousculaient dans l’esprit de Soö, les reproches, aussi, et l’inquiétude. Pourtant, les paroles qu’il prononça n’étaient pas interrogatives, mais amères et cassantes.
- Tu t’es enfin décidé à te montrer, après dix ans d’absence…
- Soö…
- J’ai cru que tu étais mort ! s’écria-t-il, laissant soudain éclater tout ce qu’il avait contenu pendant tant d’années : J’ai cru que notre père t’avait assassiné ! J’étais là quand tu es parti de la maison, père a envoyé des assassins à tes trousses !
Son frère lui jeta ce regard, ce maudit regard auquel il n’avait jamais su résister. C’était un regard de grand-frère. Un regard protecteur, mais aussi honteux, quand le grand-frère avait fait quelque chose de contrariant. C’était un regard auquel on pouvait tout pardonner. Mais Soö ne voulait pas pardonner ces dix ans d’absence.
- Toi… Tu t’es caché pendant tout ce temps, et tu n’es jamais revenu ! Tu m’as laissé, seul, dans cette maison trop grande et trop froide ! Tu as laissé père m’enlever mon pouvoir ! J’ai cru que tu étais mort. Tu n’as même pas pris la peine de venir m’informer du contraire.
Il l’aimait, oui. Plus que tout au monde, il aimait son frère. Mais il avait tellement de rancœur en lui, il avait caché son ressenti pendant si longtemps… L’enfouissant, allant même jusqu’à renier sa tristesse, sa colère, son manque… Il ne pouvait pas l’oublier. Il passa une main sur ses yeux, la ramena dans ses cheveux, fixa son frère, cet inconnu. Il eut soudain envie de le blesser. Qu’il soit bouleversé, qu’il ne sache plus que dire, que faire.
- Regarde, Nilt, ce que je suis devenu. Regarde à quoi j’en suis réduit depuis ton départ. La seule chose à laquelle je pouvais m’accrocher, c’est ce que tu m’avais dit. Que personne n’était foncièrement mauvais, qu’il y avait une part de gentillesse en chacun de nous. Mais regarde autour de toi. Où la vois-tu, cette gentillesse ?
Nilt allait répondre, il avait ouvert la bouche. Mais Soö ne lui laissa pas le temps de parler.
- Père est ici pour se débarrasser de moi. Et sûrement de toi, par la même occasion. D’ailleurs, il va causer un massacre. Ces enfants, Jio et Nethan, il les convoite. Il se cache derrière ses nobles objectifs pour ne pas montrer son égoïsme. Il faut que tu te rendes à l’évidence, Nilt : Père ne nous a pas aimés. Il nous a utilisés. Où est la gentillesse ici, dis-moi ?
- …
- Continuons, veux-tu ? Tu vois la jeune fille, là-bas ? Celle qui est morte. J’avais passé un marché avec elle pour que Jio revienne à la guilde. Jio était son seul ami, son seul appui. Elle se fichait de ce que le gosse ressentait par apport aux mercenaires. Elle voulait seulement qu’il soit près d’elle. Pas de la protection, Nilt. De l’égoïsme. Et l’autre gamine, Nethan, tout ce qu’elle fait, c’est dans son intérêt. Pour ne pas se mouiller, en tant qu’enfant de la lumière.
L’intéressée s’était rapproché du jeune homme aux yeux d’or, piquée au vif par ces propos. Nilt se plaça devant eux, regardant son frère droit dans les yeux.
- Soö. Ça suffit.
- Et Jio, alors ? Parlons-en, de Jio !
- Soö…
- Il n’a été qu’une marionnette depuis le début !
Du coin de l’œil, Soö vit le concerné sortir de sa paralysie. Ses paroles l’avaient réveillé, sa colère ne tarderait pas à éclater de nouveau. Mais Soö s’en fichait.
- Il est arrivé avec ses grands-airs en nous méprisant, nous les mercenaires, et regarde ce qu’il est devenu, lui ! Il ne m’a fallu qu’une promesse et quelques discussions, il n’a pas hésité menacer, à tabasser des gens, à me rendre mon pouvoir. Tout ça par pur égoïsme ! L’égoïsme, c’est ce qui règne en ce mo…
Il était déjà par terre quand il termina sa phrase. Et Jio lui assénait un premier coup, en plein dans le nez. Le sang gicla, venant maculer le visage ténébreux du garçon.
- Je t’interdis de dire ça ! Je ne suis pas comme ça ! Je ne suis pas comme toi !
Soö rit. Il savait que c’était une mauvaise idée, que ce rire n’était que le produit de son hystérie, du choc subi par son cerveau à cause de la situation dans laquelle il se trouvait. Mais il rit. Et lorsqu’il reçut le deuxième coup, il rit de plus belle.
- Mais si, Jio ! Tu es exactement comme moi ! Purement égoïste, prêt à faire n’importe quelle besogne si tant est que cela t’apporte quelque chose ! Comme quoi… L’enfant des ombres est bel et bien une ordure, finalement.
- Je ne suis pas l’enfant des ombres ! Ce n’est pas moi !
Il était confus, paniqué. Il niait les faits qu’il savait vrais. Soö le voyait, le gosse perdait le contrôle. Alors le maître de la guilde sourit, haussa les sourcils avec insolence.
- Bien sûr que tu es l’enfant des ombres. Tu as causé un massacre il y a mille ans. Tu as tué des millions de personnes. Il n’y a que toi qui aurais pu faire ça, Jio.
PRESENT : JIO
Non, non, non, non, non. Ce n’était pas vrai. C’était impossible. L’enfant des ombres, ça ne pouvait pas être lui. Il n’était pas comme ça. Il détestait la violence. Et pourtant, violent, il l’était. Il n’aurait jamais causé un tel massacre. Comment aurait-il pu faire ça ? Comment aurait-il pu ne serait-ce que penser à tuer autant de gens, à détruire autant de choses ? Ce n’était pas logique. Il n’était pas comme ça. Mais il voyait Maz, morte, Nethan, sous le choc, Elijah, confus, en colère, peut-être. Soö qui riait comme un dément. Tous ces gens qu’il avait détruit. Et Soö qui confirmait des faits déjà trop affreux pour être affrontés… Ce n’était pas possible. Pas envisageable. Il ne pouvait pas être l’enfant des ombres, il ne pouvait pas être cette ordure.
Il regardait Nethan. Son visage criait la vérité. La vérité telle qu’elle était. Dure. Choquante. Ce n’était pas la vérité des légendes. C’était la vérité des souvenirs qui venaient de remonter à la surface. La dernière lueur d’esprit quitta Jio. C’était trop. Plus qu’il ne pouvait le supporter. Il devait s’échapper, il devait laisser sortir son incompréhension. Et Soö qui continuait de le provoquer… Il n’entendait plus rien, il ne comprenait plus rien. Son cœur battait, le monde vivait, le soleil se levait et se couchait, mais lui ne croyait plus en rien. Il frappa Soö. Il le frappa encore et encore, il déchaîna sa magie sur lui. Le Duc Nowise essaya de l’arrêter, il le repoussa violemment par une valve d’ombres qui l’envoyèrent valser, quatre mètres plus loin, sur un rocher pointu qui lui cassa sûrement une côte ou deux. Une personne de plus qu’il avait blessée. Il continua de frapper encore et encore, jusqu’à ce qu’il en eût marre. À ce moment, il laissa tomber ses bras le long de son corps, leva les yeux vers le ciel. Il neigeait. Les flocons se posaient, froids, sur son visage brûlant, et fondaient presque immédiatement. Il inspira, expira. Ferma les yeux. Réfléchit. Ce n’était pas la faute de Nethan, ni de Soö, ni du Duc Nowise. Tout ça, c’était la faute de l’omniscient. Ou peut-être était-ce de sa faute à lui, Jio Ateëm. Il fallait en finir avec cette histoire. Une bonne fois pour toutes. Il se tourna vers Nethan, conscient du regard dur et douloureux qu’il lui portait.
- S’il te plaît, souffla-t-il, amène-moi voir l’omniscient.
- Je ne sais pas si… commença la fillette.
- Je t’en supplie, Nethan. Il faut que je le voie.
Elle ne répondit pas. Elle ne pouvait sûrement pas l’emmener. Alors il s’adressa au ciel, à l’espace. Aux ténèbres de la nuit.
- Laisse-moi te voir, bon sang ! Arrête de te cacher ! Laisse-moi te parler ! Pourquoi tu ne fais rien ? Pourquoi tu te contentes de regarder ?! Arrête de te cacher, espèce de lâche !
Peut-être le mot « Lâche » y fut-il pour quelque chose. En tout cas, c’est juste après avoir prononcé ce mot que Jio perdit connaissance.