PRESENT : JIO
Il se réveilla sur un sol froid et inhospitalier. Un sol qu’il connaissait pour avoir déjà été allongé dessus. Il se redressa rapidement, détaillant les lieux autour de lui. Il y avait ce sol qui s’étendait à l’infini, et au-dessus du sol, une voûte bleu nuit, parsemée d’étoiles. Il tourna la tête à droite, à gauche. Rien. Pas de décoration, pas de fin. Alors il porta ses regards en face de lui. Il n’était pas très loin. C’était un homme sans âge. Un homme immense, assis sur le sol, vêtu d’un habit simple, qui l’observait d’un œil malicieux. Ses iris étaient chargées de mille couleurs. Ses lèvres fines se retroussaient en un sourire serein. Il n’avait pas peur.
- Dis-moi, mon enfant… Il est bien téméraire de me traiter de lâche.
- Vous êtes… L’omniscient ?
- C’est bien moi.
L’adolescent soupira se leva pour lui faire face, même si, debout, il restait minuscule, à côté de cette chose gigantesque.
- Vous aimez regarder le monde sombrer dans le chaos sans intervenir ? Vous testez les limites de Sambremonde ? Vous avez une façon vraiment nulle de vous amuser.
L’homme éclata d’un rire à la fois tonitruant et cristallin. C’était étrange. Il était tout et son contraire. Intimidant et chaleureux, sévère et malicieux…
- Et toi, Jio… Quelles limites est-ce que tu testes ? Les miennes ? Les tiennes, peut-être ? Mon garçon. Reprends-toi. Tu as un rôle à tenir. Tu es l’enfant des ombres.
- Je ne veux plus de ce rôle.
Cette fois, il n’y eut pas de contradiction dans la réaction de l’Omniscient. C’était de la surprise, et uniquement de la surprise.
- Que dis-tu ?
- Ce pouvoir et le chaos qu’il engendre, je n’en veux plus. Je ne veux pas être l’enfant des ombres. Je ne veux pas vivre comme ça.
- Je t’ai créé dans ce but, Jio Atëem. Que tu le veuilles ou non, tu es l’enfant des ombres.
- Créez-en un autre, alors. Mais laissez-moi tranquille, par pitié. Laissez-moi vivre.
Laissez-moi vivre. Cette phrase, aussi simple qu’elle pût paraître, résumait tous les états-d’âme de Jio. Il en avait assez de marcher sur un fil, au-dessus du vide. Il en avait assez d’être manipulé. Il en avait assez de cette vie brisée.
- J’ai échoué à remplir ma tâche, il y a mille ans. Pourquoi ? Pourquoi m’avez-vous effacé la mémoire ? Pourquoi ne m’avez-vous pas remplacé ?
- Car tu avais très bien rempli ta tâche, avant que les rumeurs ne circulent.
- mais je ne suis plus le même, aujourd’hui. Je n’ai pas les épaules pour supporter ce rôle. Je ne suis pas l’enfant des ombres. Croyez-le ou non, je suis différent de la personne que j’étais.
L’Omniscient ne répondit pas. Le silence était pesant. Il s’infiltrait en vous et recouvrait tout. Il vous étouffait.
- Veux-tu vraiment abandonner ton rôle, Jio ? demanda l’Omniscient au bout de quelques minutes.
- Oui.
La réponse avait été immédiate. Il savait ce qu’il voulait. Et cette vie n’était pas la sienne.
- Si tu refuses cette tâche qui t’a été attribuée, tu perdras ton pouvoir des ombres. La magie ne sera pour toi qu’un lointain souvenir. Tu ne seras plus un retourneur. Tu ne seras qu’un simple humain. Mortel. Jio, es-tu prêt à abandonner la magie pour poursuivre une liberté que tu n’es pas sûr d’obtenir ?
Cette fois, il hésita. Perdre sa magie… La magie qu’il avait d’abord détesté, la magie à laquelle il avait fini par s’habituer… Perdre la magie qui lui avait fait rencontrer Nethan. Et Elijah. Perdre ça… Est-ce qu’il pouvait se le permettre ? Il réfléchit. Longuement. Et il donna son verdict.
- Je ne suis pas fait pour être l’enfant des ombres.
- Très bien. Ferme les yeux, dans ce cas.
Jio s’exécuta. Il ne sentit rien, n’entendit rien. Seulement le silence.
Et tout à coup, le bruit revint. Le froid, aussi. Il ouvrit les yeux. Il était allongé par terre, près de Soö. Nethan était à côté de lui. Nilt à côté de Soö. Il n’y avait personne à côté du Duc Nowise, personne à côté de Maz. Mais il y avait du bruit, plus loin. Derrière. Il tourna la tête, cligna des yeux plusieurs fois pour être certain de ce qu’il voyait. N’était-ce pas un rêve ? Il voyait les neuf membres de l’assemblée. Ici, réunis. Et autour de ces neuf mages, il y avait des centaines d’hommes et de femmes. Des milliers, même. Des cavaliers. Des soldats, visiblement. Ils entouraient les mages de l’assemblée, comme pour les faire prisonniers. Certains se dirigeaient vers le Duc Nowise, d’autre vers leur petit groupe. Une soldate vint à leur rencontre. Jio réussit à se redresser, à lever la tête vers elle.
- Qui… Qui êtes-vous ?
Elle sourit.
- Nous sommes les troupes de Sambre, jeune homme. L’armée d’élite de la face magique. Quelqu’un nous a apporté certaines preuves compromettantes sur les activités que mènent le Duc Nowise et les autres membres de l’assemblée. On nous a aussi parlé de la guilde des mercenaires qui se trouvait ici.
Jio ne répondit pas. Il se tourna vers Nilt. L’homme lui adressa un petit sourire. L’adolescent reporta son attention sur la femme.
- Vous êtes venus les arrêter ? Ces gens…
- Nous allons devoir discuter avec l’assemblée ainsi qu’avec le maître de la guilde des mercenaires. Il semblerait qu’ils aient causé beaucoup de mal autour d’eux.
Nilt avait appelé les troupes de Sambre. Jio n’y croyait pas. Après tant d’années… Des années sombres, des années de souffrance, de confusion… Après toutes ces années, l’assemblée allait peut-être être démantelée. Après tout ce temps, la guilde allait peut-être être démantelée. Plus personne n’aurait la vie détruite à cause des mercenaires. Il aurait fallu tout ce temps pour que les troupes de Sambre intervienne. Pour que quelqu’un dise quelque chose. Jio était-il heureux ? Il n’aurait pas pu le savoir. Il était soulagé, tout du moins.
- Comment t’appelles-tu, jeune homme ? demanda la cavalière.
- Jio.
Elle sourit. C’était ce sourire chaleureux et rassurant. Ce sourire qui indiquait que tout allait bien. Que tout irait toujours bien.
- Alors, Jio, ne t’inquiète pas. Nous nous occupons de tout.
Elle descendit de son destrier, lui tendit la main, l’aida à se relever. Jio prit la main de Nethan qui attrapa celle d’Elijah. L’adolescent s’autorisa un sourire. Cette fois, c’était fini. Fini de se battre, fini de souffrir. Cette fois, il laisserait faire les troupes de Sambres. Car, après tout, il n’était qu’un gosse. Il échangea un regard avec ses deux amis. Un jour, il leur raconterait ce qu’il s’était passé avec l’omniscient. Un jour, il leur raconterait comment il avait refusé son rôle d’enfant des ombres. Oui. Il n’était pas fait pour ce rôle. Parce qu’il n’était pas un héros.