Immergé dans un silence parfait, l’épaisseur de la tôle endigue le brouhaha des forges. Cependant, chaque frottement, ou rebondissement de débris, sur celle-ci se retrouve amplifié.
L’intérieur de l’enceinte ovale est inondé de tuyaux serpentant aux valves, et clapets, plus au moins endommagés. Un conduit de magma, à hauteur d’épaule, aux teintes boréales, couronne la pièce de sa lumière. Un immense lingot de métal sert de bureau central. Brûlures, lacérations, soudures, et rayures, sa surface témoigne de ses expériences, autant que le corps de la personne, accoudée à celui-ci, observe Iro, d’un sourire sinistre, puis hautain, et finalement curieux. Il gémit.
« Qu’est-ce que tu me ramènes Gaus ?
– Rien ! Il est entré tout seul, répond la masse qui reprend sa place à ses côtés. Il baisse légèrement le cou pour éviter que son crane ne gratte les plaques de métal, légèrement détachées du plafond, qu’il rattache méticuleusement.
– Il a pas fui ? D’habitude, ils fuient.
– Tout à fait ! Dès qu’ils me voient, ils savent qu’ils n’ont aucune chance de fuir, donc ils fuient. Logique.
– Son instinct de survie est peut être cassé, ou bien il pense qu’il a plus de chance… à survivre ici, qu’en fuyant… insinue la personne.
Il s’élance du lingot pour bondir aux genoux d’Iro, puis tords son torse de manière intimidante, afin de percevoir ses réactions.
« …ou bien, il a plus à gagner à nous écouter, qu’à survivre.
– Je… » Iro se tue, sous sa capuche, à l’approche de la tête hideuse.
Son cuir chevelu est en lambeau, retenu par des bandages desquels s’échappent des épis de cheveux éparses. Il arbore un sourire sinistre, tel un arc tendu avec une corde de dents rasantes, reliant des joues pullulantes de cloques, d’où émane une haleine de braise froide. Menton, narines, oreilles, chacune de ses extrémités est émiettée. Ses yeux, intacts par une chance miraculeuse, restent témoins de son vécu, et y reflètent la peur d’Iro.
« Gaus ! » commande le balafré à la masse.
Gaus ne perd pas de temps, et soulève d’une main la capuche d’Iro. Le geste sec et puissant, la déstabilise, défait de sa cape, elle tombe sur les fesses, révélant sa tunique d’architecte.
« Oh ! Un Architecte ! » dit le sinistre avec surprise.
Il recule d’un pas feutrés, maintenant sa vision sur Iro, pour saisir, posé sur le lingot, la gâchette soudée à un marteau de mauvaise augure.
« Rends », grommelle Iro. Elle bondit, tente d’arracher sa cape, en vain, Gaus, dubitatif, lui fait signe des yeux de regarder derrière elle. Le marteau est brandi dans sa direction, accompagné d’un rire enfantin.
« Je ne suis pas Architecte ! crie-t-elle en parant avec ses avants-bras le marteau par son manche, sans effort, ressentant la venue d’un danger imminent.
– Boum ! » dit-il en appuyant sur la gâchette, qui crache des étincelles avant de lâcher une détonation éblouissante.
Iro serre les dents. Le marteau, propulsé par des gerbes de flammes, se précipite vers elle, la force l’écrase de douleur, son genou glisse, mais sa peur est chassée par la défiance. Elle fait front, et grignote l’assurance de son adversaire.
Subitement, les alliages du manche se désagrègent, cèdent, éclatent, et libèrent la tête du marteau, qui ricoche au sol et parois, avant de terminer dans le conduit de magma, avant de fondre, et s’écouler, avec le flot. Plus personne ne bouge, attendant que les résonances de tôles se tamisent, que les tympans s’éclaircissent.
Les genoux d’Iro fléchissent, et la laisse tomber au sol. Gaus, inexpressif, dépose mécaniquement sa cape à ses côtés, tandis que l’autre juge, étonné, le manche arraché duquel ruisselle le sang de son doigt explosé. D’un flegme, il jette en lobe le manche, qui rejoint la tête du marteau dans le magma, puis presse son doigt sur le conduit, pour qu’il se cautérise.
« On peut conclure… qu’il reste quelques réglages à faire.
– Tout à fait ! Le manche à explosé, il faut renforcer le manche. Logique.
– Si tout était aussi simple… »
L’homme sinistre, change d’expression, devient sournois. Il se met à genoux devant Iro, et lui présente sa paume, encore sanglante, et un doigt crépitant.
« Orus, enchanté, dit-il
– Iro, Apprentie Architecte, surligne-t-elle avec un remords de fierté, mais rassurée d’avoir gagné un répit, gardant ses distances avec Orus.
– J’imagine que tu me comprendras, si je te dis que tu as aucune chance de retourner au Croc.
– Je me battrai, dit-elle en tentant de se relever en appuyant sur ses bras, avant qu’une douleur ne la fasse trembler.
Ses avant-bras ne sont pas sortis indemne de l’explosion. Sanglant, des projections de métal lui avait lacéré la peau comme des serres aiguisées. Mais, au lieu de la démoraliser, elle se prit d’une relance de défiance, arrache le contrôle de ses jambes de sa peur, et se dresse prête à en découdre.
« Gaus », commande Orus.
La masse envoie nonchalamment ses mains pour saisir les épaules d’Iro, qui s’esquive, bondit en arrière, pour prendre une posture défensive. Elle scrute la pièce, à la recherche d’une aide contondante, ou tranchante, et trouve une poigne idéale à sa taille, sous un tas de ferraille.
Gaus prend au sérieux la confrontation. Il avance, elle recule. Il bondit, elle esquive. Iro, en transe, se remémore les entraînements que lui faisait subir Meos, les différentes postures pour rentrer dans la tête de son adversaire, une succession de fausses intentions dans le but de contrôler ses mouvements, le fatiguer, l’irriter, le pousser à la faute qui lui coûtera son arrogance. Leur danse dure un moment. Orus se joint, en vain, Iro les fait valser jusqu’à atteindre son objectif. Derrière le lingot, elle saisit un long tube de métal, écorcé, scié, qui finit en fil de rasoir, d’une flexibilité létale, qu’elle assemble avec sa poignée.
Les yeux d’Orus sont grands ouvert, en miroir avec son sourire. Émerveillé, il envoie à Gaus de massif gants, d’un autre tas de ferraille, qu’il revêt au vol. Iro cible la sortie, estime le blindage de la porte. Devant se dresse son ultime obstacle, Gaus, qui y prend ses positions, le visage concentré.
Dans un premier temps, Iro teste la lame bricolée sur Gaus, qu’il pare sans effort. Parfois il tente de la saisir, mais le fin fil de rasoir échappe à sa poigne, avec un bruit strident.
Dans un second temps, Iro lance une feinte sur Gaus, attends qu’il réponde à son attaque, et dévie sa lame sur le côté en direction d’Orus, sans défense, absorbé par la scène.
Le danger imminent pousse Gaus à sacrifier son équilibre. Il envoie son bras droit pour protéger Orus, mais se voit trompé par une nouvelle feinte, alors que Iro poursuit le mouvement de la lame. L’inertie lui fait faire un tour complet, qu’elle accentue de pas puissants, à la limite de l’adhérence de ses souliers. Ses avant-bras déchirent de douleurs, mais elle teint le manche comme si sa vie en dépendait. Contracte, puis déploie son corps, elle accompagne la lame du sol vers le ciel, le visage en transe, submergée par un souvenir de Meos, une de ses bottes secrètes.
Dans un bruit assourdissant, suivant une traînée de métal rougeoyant, le sol est nettement fissuré, la porte de sortie presque divisée, son échappatoire presque à portée, et du plafond s’écoulent des petites plaques de métal, révélant une silhouette dans l’obscurité.
La tension ne redescend pas. Iro se prépare à réarmer un coup, alors que son corps entier tremble de sueur. Orus est au bord des larmes de joie devant la destruction apportée, tandis que Gaus cherche désespérément une issue pour mitiger le conflit. Des coups d’alertes provenant de la porte se font ressentir. Cependant, Iro, affaiblie, arme son geste, désespérée, sans écouter. Gaus ouvre la porte, et attrape d’une main un inconnu encapuchonné, qu’il utilise comme bouclier vivant. Il mise tout sur la logique que Iro n’a aucune intention de les blesser, mais se garde l’opportunité d’avoir tort.
« Iro ! cri l’inconnue, dévoilant son visage.
– Wazo ! » répond Iro, lâchant la lame au sol, relâchant sa transe, ses dernières forces, dans l’incapacité de percevoir une conclusion à la situation.