Chapitre 28 - Le pont de non retour

Notes de l’auteur : Il s'agit ici de la seconde version de chuchotement que je souhaite vous présenter ! Se voulant plus dynamique et poignant (je l'espère) dés le début du récit, anciens ou nouveaux lecteurs, je compte sur vos commentaires :)

Mon corps balançait de droite à gauche, au rythme de ses foulées de Shangaï, qui se freinait dans la pente abrupte du flanc de la Montagne. La nuit était tombée, mais mon étalon ne semblait pas gêné et progressait d’un pas sûr. Ses sabots résonnaient et faisaient écho aux cris des chouettes, qui se réveillaient pour aller chasser. La nuit était chaude, calme et agréable, comme s’il ne s’était jamais rien passé. Tobias et Iris marchaient en tête de notre expédition, tandis que nous nous enfoncions dans la forêt de chênes, sans que je ne la voie…

Mon esprit était ailleurs. Resté prisonnier de cette chambre dont les murs résonnaient encore du cri déchirant de madame Rigori.

Deux puissantes mains m’avaient tirée en arrière, pour m’éloigner de la fenêtre et de la vision d’horreur qui gisait plus bas. J’avais fixé mes paumes sans réussir à saisir l’ampleur de leur geste, et avais entendu Tobias me parler :

— Qu’avez-vous fait ?

Tout s’était ensuite enchaîné très vite… Rosalie m’avait serrée tout contre elle et suppliée de fuir, tandis que le Vagabond avait tout mis en œuvre pour me faire évacuer la Montagne hâtivement. « Alphonse est déjà en route, il s’arrangera pour que tout ceci ait l’air d’un suicide ! Sybil, si on découvre ce que vous avez fait, ils vous trancheront la gorge. Vous devez quitter la Montagne comme vous l’auriez fait pour suivre votre apprentissage de chuchoteuse, il s’agit de la seule solution… » avait-il dit.

Je l’avais laissé me guider sans résistance, comme amputée de toute émotion. Par la suite, il m’avait expliqué, sans que je ne l’écoute vraiment, que ce matin-là, dans la Cité Rocheuse, Iris et lui s’étaient introduits chez le boucher pour voler de quoi se sustenter. C’était à ce moment, en m’apercevant, que la louve avait perçu une série de visions plus que confuses… Il avait prévenu Alphonse qu’un drame allait se produire, mais n’avait pas décrypté les images à temps pour stopper mon geste irréparable ; nous menant à cet instant, à la nuit tombée, marchant le plus naturellement du monde, et non comme l’auraient fait de véritables fugitifs.

Il n’avait suffi que d’une journée pour que tout bascule. La domestique-orpheline avait disparu pour laisser place à une princesse illégitime aux mains meurtrières. Ces instruments de mort serraient la ceinture de cuir qui pendait autour de l’encolure de mon étalon, et tandis que je les fixai, une lueur au loin derrière nous, attira finalement mon attention. Les grands arbres et leurs épaisses ramures m’empêchaient de voir ce qui scintillait ainsi, et sans prévenir je fis prendre de la hauteur à Shangaï en gravissant un massif relief rocheux.

— Sybil, appela Tobias, dans notre dos.

Époustouflée par le spectacle qui nous fut donné de contempler, je ne répondis rien. Devant nous se dressait de toute sa hauteur la Montagne. Sa grande et haute silhouette noire se dessinait dans la nuit, constellée de petits points incandescents plus ou moins soutenus, du jaune au vert selon la végétation qui laissait filtrer la lumière. Tel un énorme lustre, la Montagne trônait au cœur des vallées qui l’entouraient, visible aux yeux de tous comme le plus beau des joyaux.

Le souffle coupé, je la contemplais comme j’avais toujours rêvé de la voir. Rien n’avait changé. La Montagne restait aussi belle de l’extérieur qu’elle était laide de l’intérieur. Pourtant, tout était différent.

— Nous devons avancer… De pareilles températures au milieu de la nuit ne peuvent présager qu’une chose : un orage. Nous devons trouver un abri, affirma Tobias, quand Iris et lui nous rejoignirent.

Après un dernier regard vers la Montagne scintillante, mon étalon et moi redescendîmes du relief de roche pour suivre le vagabond et la louve. Nous marchâmes encore un moment en silence, lorsqu’avec aisance, Shangaï gravit la côte d’une imposante colline qui ne me semblait pas inconnue. En contrebas, face à nous, je devinai le serpentin d’un fin cours d’eau se dessiner dans la nuit. Le solide petit pont de pierre qui l’enjambait était bien là, toujours recouvert de son lierre, et semblait nous attendre.

Avec précaution, Shangaï entreprit de descendre de notre perchoir, et lorsque nous arrivâmes finalement au bord de la rivière, je remarquai que le sol était beaucoup plus sec que la dernière fois que nous l’avions foulé. Le pont ne baignait plus dans l’eau et nous pouvions y accéder sans avoir à tremper un sabot.

— Nous passerons la nuit dans la cabane en contrebas, expliqua le vagabond qui traversait le pont.

Alors que Shangaï s’apprêtait à s’y engager, je le stoppai un instant, et réalisai que nous n’étions jamais partis aussi loin de la Montagne… Prenant une grande inspiration, je serrai mes jambes contre ses côtes, et invitai ses sabots à claquer la roche. Sans hésiter, il franchit ce pont de non-retour. Le cœur comprimé, je me retournai vers le noir qui se refermait sur nous, et fis mes adieux à notre ancienne vie.

 

~

 

La cabane était plongée dans le noir, et semblait avoir été abandonnée depuis de nombreuses années. Une table et deux chaises étaient installées près de la cheminée, dans laquelle nous n’allumâmes aucun feu. Au fond, sous la petite fenêtre, une paillasse faisait office de lit, que le vagabond me céda volontiers pour aller dormir en boule à même le sol, blotti contre sa louve à l’autre bout de la modeste pièce. Non loin de la rivière, Shangaï se reposait sous un arbre, la cabane dans son champ de vision. La fraîcheur de notre refuge me fit un bien fou, et le sommeil me submergea avec une rapidité étonnante.

Adélaïde me fixait de ses grands yeux bleus, un fin sourire accroché au coin des lèvres. Comme il était bon de voir son visage… Approchant mes mains pour l’enlacer, je la poussai et la regardai chuter avant que son corps ne se brise sur le flanc de la Montagne. Son crâne éclaté et les membres disloqués, la Princesse continuait de me sourire.

 

Trempée de sueur, je me réveillai. Il me fallut quelques instants pour réaliser où je me trouvais. Iris et Tobias, sa capuche toujours plaquée sur sa tête, semblaient dormir profondément. Je me levai sans faire de bruit, et retirai ma robe pour enfiler la tenue que contenait ma sacoche, avant de quitter la cabane sur la pointe des pieds. Shangaï m’attendait l’air serein. Je m’approchai de lui, caressai les longues cicatrices blanches de son encolure, et déposai un baiser léger sur son nez, là où sa peau était la plus douce.

Écrasés par la chaleur, nous prîmes la route côte à côte. Sans aucune destination… Aller retrouver Adélaïde après ce que je venais de faire n’était plus possible. Je risquais de l’entraîner dans une cavale qui ne prendrait jamais fin, et son pardon ne me serait jamais accordé. « Serait-il seulement mérité? », m’interrogeais-je, quand en sondant mon for intérieur, je compris que je ne ressentais pas la moindre culpabilité pour mon geste.

Je dénouai le ruban qui retenait prisonniers mes cheveux, et disparu comme ma mère l’avait fait avant moi.

 

 

« Boum boum, boum, boum boum »

À suivre…

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sifriane
Posté le 15/03/2021
Coucou,
Très belle conclusion. J'aime beaucoup qu'elle parte seule avec Shangaï, elle s'affranchit enfin de tout, et n'a même pas peur.
La voir défaire ses cheveux dit tout, c'est cette image de Sybil que je garderais.
Bravo, tu peux (dois) être fière.
Je te dis à très bientôt pour le tome 2 ;)
Shangaï
Posté le 15/03/2021
Oh merci beaucoup pour ce très joli commentaire ! Merci du fond du coeur d'avoir lu jusqu'au bout :)
Le tome 2 est en "fabrication" !
Zoju
Posté le 28/06/2020
Salut ! Dès que j'ai eu enfin fini ce qui m'accaparait tout mon temps depuis des semaines, je me suis lancée dans la fin de ton histoire. Je n'ai pas décroché. On découvre de fil en aiguille les secrets sur le passé de Sybil. Tout les événements se mettent en place. On a vraiment de la peine pour Adélaïde qui a dû se marier avec le prince. On espère que tout va bien se passer et qui sait Sybil la retrouvera un jour. Honnêtement, je ne m'attendais pas à ce que Sybil tue la reine Odile. Je ne pense pas que c'était accidentelle, c'est comme si elle se délivrait d'un poids qui l'entravait. Malgré tout ce qui s'est passé, je n'arrive pas à détester cette femme. Elle a dû vivre un destin de "femme" comme Alaric espérait pour Sybil. Au passage, j'avais envie de donner des claques à celui-là. Il a grandement descendu dans mon estime. Je l'aimais bien pourtant, mais il s'est fait influencé par le conseiller et ne pouvait accepter que Sybil se refuse à lui. Il a intérêt à réfléchir à ses actes lui. En tout cas, c'est une conclusion qui est bien menée. Sybil part. On se demande où elle va aller. Elle quitte sa Montagne et semble renoncer à son apprentissage. On peut comprendre son attitude, car au fond l'un des personnages qui reste le plus inconnu c'est Alphonse. Quoi qu'il en soit, courage pour la suite et pour tes projets ! Hâte de retrouver Sybil ! :-)
Shangaï
Posté le 29/06/2020
Merci beaucoup pour ton commentaire ! Je suis heureuse que la fin t'es tenu en haleine :)
Je suis contente de voir que le dénouement te semble cohérent tout en étant surprenant !!
Il y a encore de nombreuses choses à découvrir à propos d'Alphonse ...
Je ne sais pas quand je vais me lancer dans l'écriture du tome 2 mais cela ne devrait pas trop tarder !
Eryn
Posté le 14/06/2020
Super cette conclusion du coup ! Je suis contente que Sybil ressente quelque chose après la mort de la reine, et je trouve que ses émotions/pensées sonnent juste.
Je trouve aussi que c'est une bonne conclusion : l'héroïne est enfin libérée de sa "prison", et la regarde de l'extérieur, un peu comme le "dernier regard avant le départ".
Et on a définitivement envie d'avoir la suite !!
Shangaï
Posté le 14/06/2020
Merci pour ton commentaire ! Je suis soulagée que la réaction de Sybil te semble juste :)
La suite viendra, patience ;)
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