La Montagne s’était réveillée pour de bon quand, après avoir laissé Shangaï aux écuries pour plus de discrétion, je m’étais rendue à la Salle du Trône.
— Le Roi s’est isolé. Il dit avoir besoin de se ressourcer, m’avait expliqué un majordome, l’air amusé. J’ignore où il se trouve.
C’était donc à quelques pas de son lieu de recueillement que je me tenais. « Ma fille, mon sang, mon royaume, mon devoir, mon fardeau. » se rappelèrent à moi les paroles du Roi. Je n’avais pas compris, et je n’étais toujours pas certaine de comprendre ce qu’il avait voulu dire, mais à présent j’étais enfin prête à lui demander des explications.
Je m’engouffrai dans le long et obscur couloir, avant d’être éblouie par la luminosité de la Salle du Conseil, où de nombreux débris de verre jonchaient toujours le sol.
— Vous n’avez rien à faire ici ! s’exclama un premier garde dès qu’il me vit.
— Cette salle est réservée au Conseil de Sa Majesté, ajouta un second homme armé.
— Je dois m’entretenir avec le Roi.
— Veuillez sortir !
Sans plus de cérémonie, les deux soldats se dirigèrent vers moi, et saisirent mes bras afin de me traîner de force vers le tunnel.
— Lâchez-moi ! hurlai-je.
Leurs armures lourdes et encombrantes tintaient de toutes parts, alors que je me débattais contre elles, avec hargne. Avec la même puissance et la même précision que lorsqu’il avait frappé Tobias avec mon pied, mon étalon me prêta sa force. Mes pieds et mes poings fusèrent, faisant lâcher prise aux deux hommes décontenancés. Me précipitant vers la poignée ornée de la Montagne, je m’apprêtais à la saisir lorsqu’un cliquetis se fit entendre. Le Roi fit son apparition, le front plissé et les yeux cernés.
— Laissez cette jeune fille, ordonna-t-il à l’intention des gardes qui déjà se préparaient à me rouer de coups. Allez donc faire une ronde, cela vous dégourdira les jambes.
Sans broncher, mais en me dévisageant d’un regard noir, les hommes éconduits quittèrent la salle. Le Roi, le visage soudain livide, m’invita à entrer dans ce qui s’avérait être son bureau. Les vestiges de l’explosion étaient là devant moi : verre brisé, bibliothèque effondrée et dossiers éparpillés…
— Vous avez mis une sacrée pagaille hier soir… Avez-vous trouvé les réponses à vos questions ? me demanda-t-il après avoir fermé la porte derrière nous.
— Je crois avoir compris certaines choses…
— L’avez-vous sur vous ?
Sans hésitation, je retirai de mon décolleté le portrait de la femme aux iris verts, toujours roulé sur lui-même. Le Roi s’approcha de moi, et le saisit avant de l’observer avec une lueur brûlante au fond des yeux.
— N’est-elle pas incroyablement belle ?
— Qui était-elle ?
— Vous le savez déjà, me répondit-il, un regard entendu tourné vers moi.
— Pourquoi avoir gardé le secret ?
— Par amour, pour elle, pour vous et par… Par facilité, Sybil, chuchota-t-il.
Accablé par son secret, le roi Edwin s’appuya contre le bureau et se mit à parler d’une voix basse et mélancolique :
— J’ai rencontré votre mère, au retour d’une longue expédition. Elle marchait seule et pieds nus dans la neige. Je suis tombé instantanément amoureux d’elle. Jamais aucune femme n’avait eu une telle emprise sur moi. Je ne pensais qu’à elle. Ne désirais qu’elle. Je respirais pour elle. Séléné… La reine Odile et moi ne parvenions ni à nous entendre ni à donner un héritier à notre peuple. Avec elle tout était si beau, si simple. Il me suffisait de la regarder pour être certain que tous mes problèmes allaient s’arranger. Je n’ai compris que des années plus tard qu’au contraire, elle serait à l’origine de mon plus gros mensonge…
Toujours contre le bureau, le souverain n’avait de cesse de fixer la toile libérée de son cadre. Continuant son récit, il frottait son front d’une main comme pour chasser la douleur d’une migraine :
— Elle était une femme énigmatique, ne se confiant jamais sur sa vie. Malgré tous les chuchoteurs que j’ai pu faire intervenir à son insu, aucun n’a pu la percer à jour. Le Généalogiste a, pour la première fois, été incapable de tracer la moindre branche et maître Bartolomé qui a peint ce portrait n’a pu obtenir de son esprit que le poème qui fut écrit à son verso… Toute cette histoire fut cachée, même au Conseil, et tous ceux qui avaient approché Séléné de près ou de loin furent tenus au silence. Contraint de protéger mon secret, mon vice.
Ses yeux couleur de terre me trouvèrent, et scrutèrent mon visage décomposé.
— Ce fut après vous avoir mise au monde qu’elle disparut, ne laissant aucune trace derrière elle. J’étais dévasté, anéanti. Plus rien n’avait d’importance. Rosalie devait prendre soin de vous. Et moi… J’aurais voulu mourir. Le temps passait, mais la douleur demeurait et je compris qu’Adélaïde n’était pas ma fille. Cette poignée, que vous déverrouillez d’un effleurement, ne réagit jamais à son contact. J’aurais pu tout dévoiler, mais j’ai préféré la facilité. Il était plus simple de mentir que d’être le pire Roi que cette Montagne ait vu régner : sans don, adultère et sans héritier légitime. Je ne suis pas toujours fier des choix que j’ai faits, mais je ne regrette pas de vous avoir épargné cette vie. Loin de la royauté, vous êtes bien plus libre qu’Adélaïde ou moi ne le serons jamais…
Chancelante, je m’adossai contre la porte. Les sentiments à vif, mon cœur venait d’éclater dans ma poitrine. Tout n’avait été que mensonge. Rien n’était vrai.
— Vous m’avez gardée à l’écart… Toutes ces années… Dans l’ignorance et la souffrance, explosai-je finalement en sanglots.
— J’ai fait du mieux que j’ai pu, se défendit-il d’une voix teintée de culpabilité.
Il s’approcha les yeux baignés de larmes, m’attrapa une épaule et me tendit le portrait :
— Conservez ce portait, Sybil, c’est la seule chose qui subsiste d’elle… Cela et votre prénom ! Avant de disparaître, elle prit soin de vous allaiter et de vous baptiser.
Je saisis la toile, et le repoussai avec tout ce qui me restait d’énergie. Les joues ruisselantes, ma vue était aussi brouillée que mes pensées.
— Je n’ai que faire de vos souvenirs… Nous aurions pu être deux, vous et moi ! Ensemble !
— J’aurais tant aimé… Profiter de l’amour d’un enfant, de mon véritable enfant. Je n’en ai pas eu le droit, sanglota-t-il. Lire de l’admiration dans votre regard, voilà tout ce à quoi j’aspirais.
— Mais je vous admirais ! Avant tout ceci, ajoutai-je en ouvrant les bras. Adélaïde n’est pas votre enfant, elle ne possède pas le don de chuchotement et pourtant c’est elle qui subira les conséquences de votre lâcheté !
— Ce secret a pris une tournure que je n’aurais jamais soupçonnée, avoua le Roi. Je ne voulais aucun mal à Adélaïde, je le jure. Seulement, je ne regrette pas de vous avoir évité cette vie ! J’ai tout fait pour vous protéger. Cacher l’apparition de votre don fut le plus difficile, surtout avec Alphonse dans les pieds. Les Kahas ne devaient avoir d’yeux que pour Adélaïde… Rosalie, elle…
— Elle a menti ! Tout comme vous ! Quand le Prince l’apprendra, les choses seront terribles… Vous avez peur d’une guerre, mais c’est vous qui risquez de la provoquer avec de telles manigances !
— Il n’y a plus rien à faire. Ceux qui désirent à tout prix récupérer le don de chuchotement penseront que, tout comme moi, Adélaïde n’a pas été touchée par la grâce des dieux. Personne ne saura la vérité !
— Je ne laisserai pas mon amie vivre une vie de tourments alors qu’elle m’était destinée ! Je suis votre enfant, et je possède le don de chuchotement ! Je devrais être à sa place…
Ma phrase en suspens, je réalisai le poids de mes propres mots. Replaçant le portrait de ma mère tout contre mon cœur, je saisis la poignée qui fit entendre son cliquetis.
— Je… Je dois leur dire. Tout de suite !
— Sybil… Le cortège a quitté la Montagne, hier, après le banquet.
Face à la Salle du Conseil, je criai à m’en briser la voix :
— Vous mentez ! Adélaïde ne serait jamais partie sans me dire au revoir.
Lâchant la poignée, symbole de cette vérité qui venait d’éclater, je m’élançai pour retrouver Adélaïde, alors que dans mon dos le roi Edwin, plus seul que jamais, tentait de m’avertir :
— Il est trop tard…
~
Courant dans les couloirs à en perdre haleine, je me ruai jusqu’à la chambre d’Adélaïde. Sans frapper, j’ouvris la porte pour découvrir une pièce atrocement vide. Abandonnée de toute vie. Sur le matelas dévêtu, seule gisait une enveloppe cachetée qui portait mon prénom, « Sybil ». De mes doigts tremblants, je la saisis et la déchirai, sans oser imaginer son contenu.
Ma très chère Sybil,
Comment aurais-je pu avoir la force de te faire mes adieux ? Toutes les larmes du monde n’auraient pas suffi à exprimer toute ma peine. Je garde cependant espoir de pouvoir te revoir, et je sais que lorsque ce jour viendra, tu seras devenue la plus grande chuchoteuse que notre Montagne ait vue naître ! D’ici là, ne sois pas trop en colère contre moi, s’il te plaît.
À travers ces quelques lignes, je tenais également à te remercier. Pour ton amitié et pour ta patience envers la petite princesse capricieuse que j’ai été parfois.
Ta sœur de cœur,
Adélaïde
L’encre coula sous mes larmes. Je m’abandonnai contre le matelas nu, alors que mon cœur explosait pour de bon. Mon amie était partie. Peut-être subissait-elle même déjà, toutes les atrocités qui auraient dû être les miennes. « Boum boum, boum, boum boum ». Shangaï m’enveloppa de toute sa tendresse, mais je le repoussais dans un coin de mon esprit et restai un moment, le corps roulé en boule, à pleurer sans pouvoir m’arrêter. Toute cette tristesse et cette colère enfouies en moi depuis si longtemps se déversèrent enfin.
Des heures plus tard, mes larmes se tarirent finalement. « Tu peux encore inverser le cours des choses ! », me convainquis-je. Emportant la lettre, je fis un crochet par ma chambre, et récupérai ma sacoche, persuadée de pouvoir tout expliquer au Prince. J’offrirai ma vie contre celle d’Adélaïde et dans le cas où il ne voudrait pas entendre raison, nous prendrions la fuite. Il n’y avait là-dedans rien de logique ou de sensé, mais rien ne l’était plus dans cette vie où le mensonge avait pris la place de la réalité.
Jamais je n’avais parcouru le Cœur de la Montagne aussi vite. Dans ma course folle, l’une de mes bottines resta soudain suspendue en l’air. Mes foulées stoppées, la talonnette de ma semelle claqua la roche et résonna le long du couloir vide. Sa chambre n’était qu’à quelques pas.
Elle avait toujours su. Elle n’avait rien fait !
De l’autre côté de la porte de bois des cris et des bruits de porcelaine brisée se firent entendre, et à cet instant ma colère redoubla. Sans même m’annoncer, je pénétrai dans la pièce pour y découvrir une Reine au visage décomposé, les cheveux en bataille. Dans sa tenue légère, ses trop nombreuses cicatrices amaigrissaient son corps. Démunie, Rosalie était accroupie en train de ramasser les débris d’une carafe.
— J’avais demandé à ne pas être dérangée, rugit la Reine sans se retourner.
— Vous aviez le pouvoir de tout changer, hurlai-je à mon tour faisant se braquer sur moi le regard de la mante religieuse.
— Vous… Vous osez venir dans mes appartements, après tout ce que vous m’avez fait subir ?
La Reine se précipita sur moi les yeux rouges, sa bague menaçante, prête à me battre. Ce temps-là était cependant révolu. Plus jamais, elle ne lèverait la main sur moi. Plus jamais sa pierre sertie ne mordrait ma peau pour me défigurer. Brandissant mon bras à mon tour, je bloquais son geste et la repoussai aussi facilement qu’une poupée de chiffon.
— Pourquoi n’avoir rien dit ? Pourquoi avoir caché mon identité et celle de votre fille alors que cela aurait pu la sauver ?
— Sybil…
Prostrée dans un coin de la pièce, Rosalie m’implorait du regard, sans que personne ne lui prête la moindre attention.
— Votre traînée de mère… Son existence m’a tout pris ! Mon Roi… Notre enfant… suffoqua la reine Odile qui se rattrapait au montant de la fenêtre. Elle ne pouvait pas me voler ma couronne, cela non !
— Vous avez troqué votre fille contre un royaume…
— Non ! Quand j’ai découvert qui était véritablement ce Prince… J’ai voulu m’opposer à ce mariage. Je voulais la sauver. Mais le Roi, votre père, a menacé ma propre vie. Je me suis alors tournée vers la seule personne en qui j’avais confiance, murmura-t-elle tout à coup. J’ai essayé de le convaincre de protéger sa fille… Il a refusé de mêler le Conseil à tout cela. Son amour pour moi a laissé place à sa soif de pouvoir !
Elle semblait soudain divaguer dans un autre monde, ses bras maigres contre son corps recouvert de cicatrice. Il n’y avait plus rien de royal en elle, et à cet instant les ultimes éléments du puzzle se mirent en place. Les commérages nocturnes d’Éloi et Clotaire prirent sens alors que je me remémorais les paroles de la reine Odile : « L’amour poindra peut-être là où vous ne vous y attendez pas, vous réservant la plus belle surprise de votre vie ». Le visage si étrangement familier de l’odieux conseiller Melchior m’apparut avant de se muer doucement, me laissant finalement la possibilité de contempler la mine, tant aimée, d’Adélaïde.
— Melchior Macismo, le conseiller…
— Ma Reine, asseyez-vous, lui proposa Rosalie en se dirigeant vers elle.
— Ne m’approchez pas !
La mante religieuse la repoussa avec violence, avant de se précipiter vers la fenêtre pour ouvrir les doubles battants, humant l’air avec avidité.
— De l’air, j’ai besoin d’air…
— Vous avez toujours menti, articulai-je alors que de nouvelles larmes affluaient et brouillaient ma vision de l’intendante au visage livide.
— Je vous ai protégée. Toujours ! Votre passé n’avait pas à définir votre avenir, Sybil et cette bohémienne… Séléné. Ce qu’elle vous a fait… Une véritable mère n’abandonne pas son enfant, affirma Rosalie avec émotion.
— Adélaïde n’a pas à payer pour tous vos mensonges ! J’aurais pu prendre sa place, si seulement j’avais su…
— Vous le saviez, me coupa la reine Odile d’une voix rocailleuse. Vous l’avez toujours su, il s’agissait d’une évidence ! Vous n’avez rien fait !
Se ruant à nouveau contre moi, la Reine enserra ses mains autour de mon cou, et continuait de hurler :
— Vous avez préféré la sacrifier !
De ses mains, la mante religieuse agrippait ma gorge de toute la force qu’il lui restait, et enfonça ses ongles dans ma peau. La pierre de sa bague entailla ma nuque, alors que ses pouces écrasaient ma trachée. L’air me manquait, et au loin les cris de Rosalie n’avaient aucun sens. Mes forces me quittaient, et je me laissais glisser vers le vide.
— Melchior n’aura pas ce qu’il désire, mais peu m’importe, vous allez mourir pour m’avoir privée de ma fille ! Et après vous ce sera la tête de votre précieux cheval que je ferai tomber de mes propres mains…
« Boum boum, boum, boum boum ». Shangaï me donna un second souffle et me ramena à la surface. Je volai encore un petit filet d’air, et réalisai que de ma lutte dépendait sa survie à lui. Avec ardeur, il fit vibrer notre lien. Sa force pénétra mes bras, et je saisis la Reine par les poignets, avant de la contraindre à lâcher prise et reculer contre le bord de la fenêtre.
Mon totem s’effaça et je me retrouvais seule face à cette femme. J’eus le sentiment de la regarder durant des heures, me rappelant la moindre de ses bassesses… Le souvenir de ses coups brûla ma cicatrice.
La docile domestique n’était plus. Elle ne se laisserait plus faire. Jamais !
D’une simple impulsion de coudes, toute ma colère refoulée contre cette maudite Reine, contre tous ces mensonges, contre la perfidie de ce monde, s’exprima à jamais. De toutes mes forces je la poussai, tandis que ses ongles griffèrent mes avant-bras, et que je lâchais ses poignets…
Toute trace de fureur abandonnée, ses traits devinrent aussi doux et naïfs que ceux d’une enfant, tandis que la Reine basculait dans le vide. Elle n’émit aucun son et ferma les yeux, comme pour profiter de cet instant de calme que je venais de lui offrir.
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J'ai beaucoup aimé cette conclusion !
Sybil se libère de l'emprise de la reine et découvre enfin la vérité !
Je note qu'on dit que sa mère a "disparu" mais pas qu'elle est morte, alors peut être réapparaîtra-t-elle dans une suite, encore un mystère... En tout cas, super histoire, super révélations à la fin !
J'aime bien aussi l'idée que le roi sacrifie une autre fille pour sauver son enfant, c'est horrible, lâche, et en même temps, c'est un choix qui le rend humain.
Je me demande ce qui lui sera réservé pour la suite, vu que pour l'instant Sybil est la seule avec lui à connaître la vérité, quand celle-ci finira-t-elle par éclater ? Qu'est ce que cela va causer quand le prince se rendra compte qu'Adélaïde n'est pas la princesse légitime ?
Bref, super histoire, on a envie d'avoir la suite !
Concernant toutes interrogations, tu auras les réponses par la suite, mais d'ici la je préfère te laisser à tes suppositions ;) <3