Chapitre 28 : Mémoire

Lyra déposa Fynn dans la chambre royale. Il n’avait pas été difficile à la porteuse de glyphes de contrer les protections de la résidence d’été de Valdoria. Elle les connaissait par cœur. Fynn s’assit sur le lit, le regard vide, le visage dénué de toute expression.

- Je vais revenir. Repose-toi, mon amour.

Sans attendre la réponse qu’elle savait ne pas venir, elle déposa un baiser sur son front puis se téléporta à l’extérieur de la résidence d’été. Elle prit une grande inspiration puis s’avança sur le chemin, comme si elle venait de l’extérieur.

Quelques Valdoriens – de la famille royale ou des serviteurs – tentèrent de s’approcher d’elle. D’une pensée, elle leur donna bien mieux à faire, remerciant Valiente pour son cours express quant à l’usage de la rune de télépathie. La glyphe en harmonies enchantées rendait le contrôle mental encore plus puissant, permettant de pénétrer les pensées de n’importe qui sans que la victime ne s’en rende compte ni ne subisse le moindre désagrément.

De cette façon, Lyra se retrouva dans la salle de réception principale. Les membres de la cour s’y trouvant regardèrent passer cette étrangère masquée sous une lourde capuche avec incrédulité. Comment avait-elle pu pénétrer autant dans leur sanctuaire ? Sans être arrêtée ni par les serviteurs, ni par les glyphes ?

Lyra s’avança vers le fauteuil sur une estrade où se tenait Ash. Les rides aux coins des yeux, le blanc dans ses cheveux longs, il avait bien vieilli. Pas en mal, trouva Lyra. L’âge lui allait bien, même s’il semblait épuisé. Lyra sentit son cœur s'accélérer. Vingt ans de séparation s'effacèrent en un instant, laissant place à un mélange de nostalgie et d'anticipation.

La porteuse de glyphes s’arrêta à quelques pas devant Ash qui s’était redressé. Nul doute qu’il venait d’ancrer quelques runes et glyphes dans son esprit, prêt à se défendre si besoin. Lyra rabattit sa capuche.

- Lyra ? s’étrangla Ash tandis que la foule hoquetait autour d’elle.

D’un geste théâtral, Lyra sortit un rouleau de parchemin de sa ceinture.

- L’empereur m’a chargée de vous transmettre ceci.

Un silence de plomb s’abattit sur la pièce. L’air sembla fuir tant l’atmosphère devint lourde.

- Sorciers et sorcières de l'Empire, vous êtes conviés à vous présenter devant Sa Majesté la reine de Valdoria avant l'équinoxe d'automne. En sa grande sagesse, elle vous offrira un collier orné de glyphes anti-magie, symbole de votre allégeance et de votre renoncement aux arts occultes.

Un murmure d'indignation parcourut l'assemblée, certains visages pâlissant tandis que d'autres s'empourpraient de colère. Lyra observa ces réactions, consciente des défis à venir.

- Ce geste noble marquera votre engagement envers l'harmonie de l'Empire. Passé ce délai sacré, tout sorcier ou sorcière croisé sans collier devra répondre de ses crimes devant la justice impériale, termina Lyra.

Gémissements, murmures, plaintes envahirent la salle de réception. Lyra s’avança vers Ash.

- Lève-toi, ordonna-t-elle au roi. Ce trône est à moi.

Ash obéit avec grâce, un petit sourire aux lèvres.

Lyra prit place face à une salle consternée.

- Dois-je me prosterner ? murmura Ash qui se trouvait, debout, à sa gauche.

- Le collier anti-magie interdit tout accès à la magie or tu es magicien. Tu dois pouvoir modeler un pouvoir naissant et cela se produira forcément à un moment ou à un autre. La réponse est non. Seuls les sorciers et sorcières sont concernés. Pas les mages.

- Je suis mage et sorcier, rétorqua-t-il.

- Tu es un mage. Tu as tué Kaelan pour de mauvaises raisons et sans la moindre envie. La sorcellerie doit être stoppée.

- J’ai du mal à croire que l’empereur ait pu amender un tel décret, avoua Ash.

- Oh ! s’exclama Lyra dans un grand cri théâtral. J’ai oublié de vous lire l’autre document.

L’assemblée se figea, proposant des yeux de chouette, tandis que Ash peinait à masquer son amusement.

- Qu’est-ce que tu vas nous pondre ? chuchota-t-il, visiblement ravi du retour de son épouse.

Lyra choisit une voix forte portant loin.

- L’empereur, qu’il soit béni par les dieux, a pris une retraite bien méritée. Vive l’empereur.

- Vive l’empereur, répétèrent automatiquement les membres de la famille Valdorienne.

- Qui est le nouvel empereur ? interrogea Géraldine, la mère de Ash.

- L’empereur, que les dieux lui apportent la sagesse, perd son nom en devenant empereur.

- Crache le morceau ! grogna Géraldine. Qui est le connard ayant osé nous interdire l’usage de nos pouvoirs ?

- Valiente, prince Valdorien, fils de Ash, roi de Valdoria et de Lyra, reine de Valdoria, porteuse de glyphes.

L’annonce jeta un froid si bien qu’on entendit clairement l’explosion de rire de Ash, sans aucun doute nerveuse. Ash finit par se calmer devant la consternation générale.

- Je ne m’y attendais pas, à celle-là, je dois l’admettre, souffla Ash après avoir toussé plusieurs fois. Bien joué, mon fils.

- Il déteste être empereur, précisa Lyra d’un murmure vers son époux.

- Le connaissant, ça ne m’étonne pas, dit Ash, calmé. Je suis heureux que tu sois là. Gouverner seul est une plaie !

- L’empereur a levé ma peine, indiqua Lyra. Je suis libre de mes mouvements et d’utiliser la magie à ma guise.

- Il permet les harmonies enchantées ?

- Le nouveau décret dit que les harmonies enchantées sont interdites au manieurs de runes.

Ash fronça les sourcils puis comprit :

- Mais pas de glyphes.

- La plupart des gens ne connaissent pas la différence, fit remarquer Lyra.

Ash ricana.

- Jolie pirouette, mon fils.

- Majesté, le corrigea Lyra. Il n’est plus ton fils. Il a cessé d’être Valdorien à l’instant où il a prononcé son serment.

Ash hocha la tête, le visage sévère.

- L’empereur tient à vous informer qu’une exception sera accordée à tout sorcier ou sorcière se rendant au palais afin d’y tenir le poste d’empathe. Ceux-là seront libres d’utiliser leurs pouvoirs, à condition d’être au service de l’empereur au moins un tiers de la journée. Sachez que Kremilla a déjà accepté les conditions.

Plusieurs membres de la famille hoquetèrent de surprise.

- Vous pouvez disposer. Je ne recevrai aucune prosternation dans l’immédiat.

Un brouhaha envahit la pièce, chacun discourant avec son voisin. Les discussions risquaient d’être nombreuses et animées.

- Où as-tu placé la salle de musique ? interrogea Lyra.

- Dans les jardins, indiqua Ash.

Dans un coup de tonnerre, Lyra disparut. Elle se retrouva dans les jardins où elle trouva aisément la nouvelle pièce, rotonde fermée posée derrière des haies taillées. Depuis une fenêtre, elle observa à l’intérieur. Une jeune femme, de dos, se trouvait assise par terre, entourée de dizaines d’instruments que Lyra reconnut comme étant d’excellente qualité. La jeune femme ne jouait pas. Elle restait prostrée.

- Je crois qu’elle n’a rien mangé depuis de longs jours, indiqua Ash, la rejoignant à pied.

Il n’aimait pas se téléporter car la glyphe correspondante, en provenance de Kaelan, lui donnait des sueurs froides. Trop de passif.

- Val a croisé Kremilla en chemin, expliqua Lyra. Il a dû utiliser son pouvoir sur sa cousine pour l’empêcher de lui nuire, l’empêchant de contacter Kaïna tous les soirs comme il l’a fait pendant tout son voyage. Une fois au palais, les événements se sont enchaînés et Val n’a pas eu le courage de la contacter. Trop de choses à dire. Il m’a chargée de lui expliquer.

- Lourde responsabilité, admit Ash. Je pense qu’elle croit que son frère est mort.

- Tu as fait d’elle une barde, dit-elle en lui prenant la main.

Ash lui rendit la tendre pression.

- Je n’ai fait que suivre ses envies, sans rien imposer. C’est tellement dur. Elle lui ressemble tant. Il me manque.

- À moi aussi, admit Lyra. Viens, je dois te montrer quelque chose.

- Et Kaïna ?

- Elle attendra, indiqua Lyra.

Elle mena Ash à travers les couloirs de la résidence d’été Valdorienne.

- Je connais mes propres appartements, tu sais, fit remarquer Ash amusé.

Lyra ne répondit pas. Elle referma la porte derrière eux et la protégea d’une glyphe puis mena Ash jusqu’à sa chambre. Fynn se trouvait toujours là, dans la même position, assis sur le bord du lit, le regard vers la fenêtre, lointain.

- Fynn ? murmura Ash avant de manquer d’air.

Il courut vers son amant mais se figea à quelques pas de lui, constatant son immobilisme.

- Qu’est-ce qu’il a ? demanda Ash.

- Vingt ans d’empathie perpétuelle, indiqua Lyra. Le premier soir, il m’a parlé, me disant à quel point cela faisait mal. Le deuxième soir, ses mots sont devenus murmures. Depuis, je n’ai plus entendu le son de sa voix que pour répondre mécaniquement à l’empereur. « Honnête » et « Mensonge » sont devenus ses deux seuls mots de vocabulaire.

- Que fait-il avec sa main ?

Les doigts de Fynn couraient sur la couverture, sautillant en rythme.

- Il joue la mélodie de l’empathie.

- Son empathie est active ? s’étonna Ash.

- Fynn est le premier sorcier à s’être prosterné devant moi pour recevoir le collier de contrôle.

Ash se pencha pour observer le cou du barde, cerclé d’un fin collier brillant.

- Très joli, admit Ash. Ça a dû te prendre des heures d’ensorceler ça.

- Je confirme, dit Lyra. Fynn le mérite. Ne pas pouvoir lancer de sort n’a rien changé. Il poursuit comme avant. Je n’arrive pas à le faire revenir.

Ash se tourna vers Lyra, les yeux humides de larmes. La culpabilité et l'impuissance submergeaient la reine.

- Ça n’a pas été faute d’essayer, promit Lyra. Il ne me regarde pas, ne me parle pas. J’ai pris sa main pour tenter de l’amener à arrêter de jouer cet air maudit mais rien à faire. Il utilise l’autre main, il fredonne, il tape des pieds, il claque la langue. Il trouve toujours un moyen et je n’ai pas envie de le contraindre ou de lui faire de mal.

Ash prit la main de Fynn qui se contenta de jouer de sa main gauche. La mâchoire du roi se mit à trembler. L’ancien barde ne le regardait pas. Son visage ne reflétait que le néant. Lui qui avait un si beau sourire ! Ash lui caressa la joue sans recevoir la moindre réaction en retour.

- Je t’aime, murmura Ash.

Fynn ne broncha pas. Lyra ne put retenir ses larmes.

- Tu m’as tellement manqué ! confessa Ash. J’ai pris soin de ta fille. Elle est musicienne, comme toi. Tu l’entendrais ! Elle ne t’arrive pas à la cheville parce que ses précepteurs étaient mauvais mais son potentiel est gigantesque.

Toujours rien. Fynn resta muet, le regard vide.

- Il est mort, murmura Lyra.

- Non, cracha Ash.

- Son esprit est mort. Fynn est parti. Trop d’empathie l’a tué.

- Non ! répéta Ash en hurlant.

Il regarda son amour, désespéré de le retrouver pour le découvrir perdu.

- Efface-lui la mémoire, proposa Ash. Seulement les vingts dernières années.

- Quoi ? s’exclama Lyra.

- La glyphe de télépathie permet de modifier les souvenirs d’une personne. C’est aléatoire mais je ne doute pas qu’en harmonie avec la musique, tu devrais pouvoir contrôler de manière fine le résultat.

- Je suis nulle en musique ! s’exclama Lyra. Je n’y connais rien. Je suis nulle en magie aussi d’ailleurs.

- Tu as très bien réussi à faire croire à votre exécution. Bravo ! Très réaliste. J’y ai cru, figure-toi.

- Fynn a écrit le morceau. Je me suis contentée de le jouer. Je suis incapable d’inventer une nouvelle mélodie.

- Kaïna… Il faut lui demander de le faire, proposa Ash.

- Kaïna ? Elle s’y connaît en magie ?

- Non, mais en musique oui. Et moi, la magie, ça me connaît. Ensemble, nous parviendrons à ramener Fynn. Il le faut. Lyra, s’il te plaît ! Juste les vingts dernières années, pas plus. Qu’il oublie cette torture et nous revienne comme avant.

Lyra n’aimait pas ça. Sauf qu’elle n’avait pas d’autre option à proposer et que Ash lui redonnait un espoir, certes menu, mais quand même. La pauvre Kaïna allait devoir ingérer tant de choses ! Son frère devenu empereur. Sa mère vivante. Son père perdu qu’elle devait ramener en lui écrivant une mélodie personnalisée.

La jeune femme pleura beaucoup tout en écoutant avec attention. Kaïna resta silencieuse un long moment, assimilant chaque nouvelle information. Son visage reflétait un mélange de choc, de tristesse et d'une détermination naissante. Finalement, elle accepta de composer pour ce père retrouvé.

Les jours suivant furent marqués par des centaines de prosternation, obligeant Lyra à passer ses journées à ensorceler des colliers.

Pendant ce temps, Kaïna composait en collaboration avec Ash à qui le pas de côté de la régence de Valdoria faisait du bien. Ash guidait Kaïna à travers les subtilités de la magie, tandis qu'elle tissait les notes avec une précision chirurgicale. Leur collaboration était un ballet délicat entre pouvoir et musique.

Le soir de l’équinoxe, Lyra s’estima prête. Ash et Kaïna avaient achevé leur composition quelques jours plus tôt mais Lyra avait tenu à s’entraîner à vide. Hors de question de commettre la moindre faute.

Alors que les sorciers et sorcières de l’Empire au cou vide devenaient les proies des soldats impériaux, Lyra activa sa glyphe d’empathie. Ses doigts manipulèrent le tatouage selon l’ordre voulu par Ash et Kaïna. L’air vibra tandis que Fynn, impassible, subissait sans broncher.

Lyra arriva au bout du morceau. Elle coupa la connexion avec la glyphe puis appela :

- Fynn ?

Le barde cligna plusieurs fois des yeux, fronça les sourcils puis leva le regard vers la reine.

- Lyra ? Tu… es vieille, remarqua-t-il.

La reine fondit en larmes. Il parlait ! Il voyait ! Il vivait !

- Fynn, murmura Ash.

- Ash ? Toi aussi, tu es vieux. Qu’est-ce qui se passe ?

- Quel est ton dernier souvenir ? demanda Lyra d’une voix douce, chargée d’émotions.

- Je ne comprends pas comment je me suis retrouvé dans la chambre royale, indiqua Fynn. J’étais dans nos appartements, auprès de Kaïna, alors que tu venais de te téléporter pour combattre Kaelan.

- Qui est Kaelan ? interrogea Kaïna.

- Un méchant, résuma Lyra. Je suis revenue trop tôt, maugréa-t-elle.

- À peine, la rassura Ash. Il n’a presque rien perdu.

- Vous m’expliquez ? demanda Fynn.

La narration prit toute la nuit. Via lien télépathique, l’empereur souhaita ses vœux de bonheur à l’ancien empathe, le remerciant de son sacrifice pour l’Empire.

Kaïna reçut des cours d’un précepteur de talent, offrant à Fynn la possibilité de guider sa fille, créant ce lien manquant. Lyra vendit ses glyphes à l’Empire, permettant à Valdoria de prospérer. Ash à ses côtés, elle gouverna avec toute la sagesse acquise en vingt ans aux côtés de l’empereur en personne.

À l’équinoxe suivant, une nourrice vint apporter un enfant, le petit-fils de Ash et Lyra, futur héritier de Valdoria, fils aîné de l’empereur. Auprès de ses trois grands-parents et de sa tante, il apprit la magie et la musique. Futur porteur de glyphes maîtrisant les harmonies enchantées pour la fierté et la gloire de Valdoria et de tout l’Empire.

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