Lyra observa l’empereur trépigner. Il se montrait rarement impatient et pourtant, là, il sautillait, dansant d’un pied sur l’autre.
- Que fait-elle ? gronda-t-il. N’a-t-elle pas compris l’urgence de la situation ? Ah ! Enfin !
Ballus, un noble Cyrenthien, salua l’empereur qui ronchonna devant ce temps perdu.
- Ils ont dit quoi ?
- Ils ne la connaissent pas, répondit Ballus en lui tendant un parchemin.
L’empereur l’attrapa d’un geste rageur avant de congédier le noble d’un mouvement de main mal poli. L’empereur devait vraiment être énervé pour agir de la sorte.
Lyra passait tout son temps à ses côtés. Depuis vingt ans, elle ne le quittait pas. Elle l’avait connu fringant, fort, puissant, intelligent. L’hypocrisie du pouvoir l’avait transformé. Devoir lutter chaque jour contre les manigances des uns et des autres le tuait à petit feu. Fynn, son empathe personnel, l’aidait à y voir clair mais l’empereur se lassait de cette vie de mensonges et de faux semblants. Il perdait souvent ses nerfs et hurlait sur des serviteurs innocents.
Lyra ne le lui reprochait pas. Elle-même se sentait bien fatiguée. Une pause aurait été la bienvenue. Sauf que le pouvoir ne permettait aucun repos.
- Elle sert à quoi ? demanda l’empereur.
Lyra mit un instant à comprendre qu’il s’adressait à elle. Elle se saisit du parchemin pour découvrir une rune, dessinée à la va-vite au fusain. Elle l’observa à travers son voile avant de sortir le livre de correspondance.
- C’est une copie du répertoire de l’académie ? demanda l’empereur.
- Oui, Majesté, répondit Lyra.
- Tu penses bien que je leur ai demandé en premier ! s’énerva-t-il.
Lyra imagina la ferveur des mages en découvrant une vingtième rune, inconnue. D’où venait ce dessin ?
- Je ne sais pas à quoi elle sert ! s’exclama Lyra. Je n’y connais rien, moi, en magie.
- Tu en sais toujours plus que moi, répliqua-t-il. Portes-tu la glyphe correspondante ?
- Je ne sais pas, admit Lyra. Ton empathe pourrait le dire.
L’empereur arracha le parchemin des mains de Lyra avant de le fourrer dans celles de son empathe, sur sa gauche.
- Empathe, ma suivante porte-t-elle la glyphe correspondant à cette rune ? interrogea sèchement l’empereur.
- Il ne peut pas manier l’empathie et répondre à ta question en même temps, prévint Lyra.
- Arrête l’empathie le temps de me répondre, indiqua l’empereur.
Fynn observa la rune. Lyra se demanda si son compagnon serait encore capable de réaliser cette action. Après un long moment, Fynn s’approcha de Lyra et toucha son ventre, en bas à gauche, avant de reprendre sa place et de relancer son sort d’empathie.
- Apparemment, oui, répondit Lyra.
- Elle sert à quoi ? demanda l’empereur.
- Je n’en sais rien, admit Lyra. Elle n’est pas dans le lot de celle que Ash m’a appris à manier. Je peux seulement te dire ce qu’elle n’est pas : élémentaire, téléportation, empathie, soin, illusion, modelage de glyphes, reproduction.
Soit l’intégralité des glyphes courant sur le corps de Lyra dont elle connaissait l’usage. Huit sur la trentaine sinuant sur son épiderme.
- Et merde… Donne-moi ton poignet, ordonna-t-il.
Il lui retira son bracelet anti-magie, ce qu’il ne faisait d’habitude que le soir dans ses appartements privés. Pourtant, Lyra se trouvait en plein milieu de la salle de réception impériale en pleine journée. Que se passait-il ?
- Protège-moi comme tu le peux, ordonna l’empereur.
- Te protéger ? Mais de quoi ?
- Qui sait ce que ce merdeux a en tête !
- Merdeux ? répéta Lyra, abasourdie tandis que les gardes de l’empereur prenaient place un peu partout dans la salle, resserrant la protection.
Lyra sentit la tension monter. Un garde à l’entrée fit un signe discret. Un homme et une femme entrèrent, s’avançant vers le trône. Lyra détailla leurs vêtements, reconnaissant ceux prêtés par le palais aux voyageurs de haut rang de passage n’ayant pas apporté leur garde-robe personnelle avec eux.
Ils arboraient tous les deux une magnifique paire d’yeux en amande les désignant indubitablement comme Valdoriens. Lyra commença à trembler. En vingt ans, pas une fois elle n’avait vu un habitant de Valdoria se présenter devant l’empereur.
La femme portait un gros bracelet anti-magie, la désignant comme sorcière. Lui, en revanche, avançait sans aucune restriction. Lyra observa l’empereur. Par la force de l’habitude, elle lut sous son masque pour y voir une peur intense. L’empereur craignait la magie. Lyra comprit que le jeune homme portait la rune inconnue sans être contraint. La discussion promettait d’être intéressante.
L’âge des deux Valdoriens interdisait à Lyra de les connaître : trop jeunes. La blonde marchait d’un pas léger, un sourire aux lèvres, ravie d’être le centre de l’attention de la salle de réception bondée. L’homme gardait le regard fixé droit devant lui. Le monde autour de lui l’indifférait. Son objectif était clair et il semblait déterminé.
Le jeune homme s’arrêta à quelques pas du trône. Son regard caressa Fynn, l’empathe, invisible sous un vêtement couvrant puis sur Lyra, vêtue de la même manière pour enfin s’arrêter sur l’empereur, qu’il salua d’une révérence légère. Nul ne réagit, prouvant que son rang lui permettait une telle attitude. L’empereur se contenta d’un léger signe de la tête en retour, à peine appuyé.
- Tu voulais me parler ? proposa l’empereur d’une voix posée, longuement travaillée.
Le jeune homme se redressa et prit le temps de respirer, tandis que sa compagne ricanait. L’homme aux yeux en amande regarda encore Lyra, plissa les paupières puis se retourna vers l’empereur et enfin, il ouvrit la bouche.
- Moi, Valiente, héritier légitime Valdorien, fils de Ash, roi de Valdoria et de Lyra, porteuse de glyphes et suivante de l’empereur, au nom du principe d’équité, je réclame le droit de siéger sur l’Empire au nom de Valdoria, royaume depuis trop longtemps éloigné du trône impérial.
- Non ! s’exclama la blonde, la bouche grande ouverte et les yeux écarquillés dans une stupeur non feinte.
Lyra ne put s’empêcher de sourire bêtement. Ce jeune homme était son fils ? Par les dieux qu’il était beau, tout l’inverse de son père. Et cette prestance ! Ce culot ! Venir devant l’empereur et sa cour réclamer sa place. Lyra se retint d’exploser de rire. Elle se contint difficilement tandis que le silence ambiant prouvait la surprise ressentie par tous.
L'empereur masqua sa surprise derrière un sourire crispé, mais Lyra perçut le léger tremblement de ses mains. Pour la première fois en vingt ans, elle le vit déstabilisé. Un jeune impudent venait de le prendre en défaut. Ce jour était à marquer d’une pierre blanche. Malgré tous ses informateurs, l’empereur n’avait pas prédit cet événement.
Un murmure parcourut l'assemblée, comme une vague de chuchotements et de regards furtifs. La tension était palpable, chacun retenant son souffle dans l'attente de la réaction de l'empereur.
Ce dernier se rassit tout en pinçant les lèvres. Il sourit nerveusement puis annonça d’une voix claire d’où Lyra crut percevoir du soulagement :
- Valiente, héritier légitime Valdorien, fils de Ash, roi de Valdoria et de Lyra, porteuse de glyphes, ma suivante, je te promets d’étudier ta demande avec beaucoup d’attention. Tu peux disposer.
Lyra ouvrit de grands yeux. L’empereur venait-il de confirmer qu’elle était bien sa suivante ? Après vingt ans à devoir se cacher, à ne jamais prononcer son nom ou celui de Fynn, voilà qu’il admettait ce que tout le monde supposait.
Lyra fixa l’empereur qui lui rendit son regard avant de hausser les épaules. Lyra comprit que l’empereur venait d’accepter la demande de Valiente. Soulagé d’enfin quitter ce rôle qui lui pesait, il lâchait l’affaire. La passation avait intérêt à se faire rapidement sans quoi l’Empire vivrait quelques jours difficiles, avec à sa tête un empereur désabusé.
Lyra sentit une caresse sur son esprit, une demande muette et pourtant claire qui demandait « Puis-je entrer ? ». Elle regarda autour d’elle, cherchant d’où pouvait venir la sensation. La cour vrombissait, chacun y allant de ses spéculations tandis que tous les regards se tournaient vers les deux invités qui quittaient la salle de réception. La porteuse de glyphes prit le risque. Elle laissa entrer l’intrus dans son esprit.
- Mère ? entendit Lyra dans sa tête.
- Valiente ? pensa Lyra, se demandant si son fils l’entendrait.
- Je suis heureux de te parler, indiqua le prince Valdorien.
- Télépathe, reconnut Lyra. Un sacré talent !
- Une simple rune, confessa le jeune homme. Je n’ai jamais mis beaucoup d’effort dans son modelage en glyphe. L’idée que mon père se suicide le jour où ma glyphe serait complète me révulsait.
- Comment se porte Ash ? s’enquit Lyra.
- Ton mari fait ce qu’il peut au milieu d’une famille fort peu reconnaissante de ses actions… ni de ton sacrifice, d’ailleurs.
- Valiente, répéta Lyra en savourant ce mot sur sa langue. Ash a bien choisi.
- Tu ignorais mon nom ? s’étrangla Valiente.
- J’ai été séparée de toi tellement vite. Je fête ton anniversaire chaque année… Celui de Kaïna aussi.
Valiente en eut les larmes aux yeux.
- Vous me manquez tant ! confessa-t-elle.
Valiente s’assit sur un fauteuil du petit salon, attrapa un verre et avala son contenu d’un trait, sa gorge le remerciant de ce geste. Le prince sentit son cœur se serrer, un mélange de joie et de chagrin l'envahissant. Vingt ans de questions trouvaient enfin des réponses, mais le vide laissé par l'absence de sa mère semblait plus profond que jamais.
- Ash t’appelle Val, je suppose, poursuivit Lyra.
- Val comme Valdoria, répondit Valiente.
- Ça, j’en doute, répliqua Lyra.
- Comment ça ?
- Moi, je dirais plutôt comme Valentis.
- Valentis ? répéta Valiente.
Le prince était certain de n’avoir jamais entendu ce mot.
- C’est quoi, Valentis ? interrogea-t-il.
- C’est qui, le corrigea Lyra. Valentis est le père de cœur de Ash.
- Son père ? souffla Valiente en fronçant les sourcils. Son père n’était-il pas le précédent héritier légitime du trône ?
- Son géniteur est mort alors que Ash se trouvait encore en formation auprès de Valentis. Ils ont organisé un rendez-vous près d’un mur séparatif. Ash a passé le bras. Son père l’a touché avant de mourir, transmission de pouvoir oblige.
- Ça a dû être horrible !
- Ash est le seul héritier Valdorien à avoir été élevé hors de cette famille malsaine. C’est une bonne chose, au contraire. Valentis a permis à Ash d’être lui-même, d’exister, d’être aimé en dehors de toute considération de mission.
L'image que Valiente avait de son père se transformait à chaque nouvelle information. Ash n'était plus seulement le roi distant, mais un homme façonné par un passé complexe et des choix difficiles.
Il y eut un petit silence puis Lyra poursuivit plus légèrement :
- Laissons le passé au passé. Seuls le présent et l’avenir comptent. Comment se porte Kaïna ?
- Mal, annonça Valiente. La famille la harcèle. Elle se terre dans la salle de musique protégée contre la magie mais…
- Kaïna est barde ? la coupa Lyra. Quel bonheur !
Valiente perçut dans ces mots un mélange de fierté et de mélancolie.
- Comme son père, murmura Valiente, peu certain de ne pas franchir une limite.
- Son père était barde, la contra Lyra.
Valiente ressentit une immense peine en provenance de sa mère. Il fut en même temps heureux d’avoir confirmation des informations recueillies. Il ferma les yeux et laissa les larmes couler, se fichant que Kermilla les voit. Il avait besoin de lâcher la pression. Plein d’émotions, il ne contrôla plus sa rune et la connexion fut rompue. Pas grave. Il pourrait la relancer plus tard.
Valiente se sentit vidé, comme si une partie de lui-même s'était envolée. Ses mains tremblantes cherchèrent un appui, tandis que son esprit tentait désespérément d'assimiler toutes ces nouvelles informations. Un hurlement sortit de sa gorge, permettant à son stress de sortir. Ses mains se mirent à trembler. Il regretta l’absence d’Anne. Elle aurait su, elle, le calmer et le regard terrifié de Kermilla ne l’aida guère à se reprendre. Trop d’émotions. Son esprit se noyait. Épuisé, il s’endormit sur le fauteuil.