Depuis le début de sa vie, les montagnes l'avaient encerclée, décrivant les limites de l'univers par leur ronde de roches et de neige. Les hautes clôtures d'un jardin que Sygn croyait moins vaste avant de les franchir. Les sommets, perdus dans la brume, se tenaient à présent derrière elle. Souvent, d'un œil jeté par-dessus son épaule, elle espérait distinguer leur ombre, à la manière des louveteaux qui guettent un hochement de tête approbateur de leur mère, lors de leur première chasse. Mais les montagnes avaient disparu et chaque nuit les éloignait un peu plus.
De l'autre côté, tout ressemblait sans être identique. L'air était plus froid, épaissi par une note saline qui se déposait dans les cheveux et sur la peau par pellicule collante. Au loin, rugissait une incessante tempête. Et vint un moment où Sygn comprit que Loki les guidait droit dessus. De ce qu'elle apercevait de sa silhouette légère d'oiseau, s'accordant à la trajectoire changeante des vents, cela ne l'inquiétait pas. Alors, Sygn s'interdisait de l'interroger. Il les avait tirés des griffes de Heimdall et, de toute évidence, était le seul à pouvoir les mener en lieu sûr. Hormis la réputation qui lui incombait, elle réalisa qu'aucune raison de douter de lui n'existait réellement. Pour le moment.
Sur le dos de Spiegel, Lokten passait encore la majorité du temps à somnoler. Toutefois, Sygn se réjouissait de le voir, se tenant chaque jour plus droit, et plus longtemps. Le soir, lorsqu'ils s'arrêtaient pour manger et dormir, il lui arrivait même de parler. Le problème de Lokten n'était pas tant une potentielle timidité qu'une histoire avare d'anecdotes à partager autour d'un repas. Quelques mots lui échappaient de temps à autres, au coin du feu, quelques bribes surpassant les babillages de leur guide.
En d'autres circonstances, son flot perpétuel de paroles de ce dernier aurait agacé Sygn. Durant leur périple, elle s'en abreuva. Ses histoires venaient d'ailleurs, sa vision avait à la fois la nouveauté excitante de la découverte et l'aigreur de l'expérience, c'était une fenêtre ouverte, aux volets repoussés par les bourrasques. Loki haïssait les Asgardiens, qu'il se plaisait à tourmenter, à moquer, à blesser. Il se vantait de leur être indispensable, d'être le seul esprit clair dans leur assemblée brinquebalante de divinités. Son verbiage plaisait et il le savait. Loki était bien plus qu'un guide, c'était un conteur à l'esprit vif, capable de tirer une morale de toutes ses mésaventures mais qui faisait sciemment le choix de n'en retenir aucune. Ainsi n'excluait-il pas de défier à nouveau les Nains, d'assister à d'autres Noces chez les géants de Jotunheim, de s'emparer de la vie de n'importe quel animal pourvu que sa fourrure soit douce - à ce sujet, il observa que la peau écailleuse de Lokten ne flatterait pas son teint, à scalper quiconque moquerait la couleur rouille de ses mèches, de voler, de dénoncer, et promettait avec véhémence que viendrait le jour où il vomirait toutes les vérités qui lui pourrissaient le cœur au visage de tous ces empaffés.
Après ses monologues, où les seules interruptions autorisées se résumaient à des rires ou des exclamations, il se levait et disparaissait jusqu'au lever du soleil. Sygn aima ce semblant de routine tout le temps qu'elle dura.
Une après-midi, le sel formait des nappes épaisses tourbillonnant au rais du sol et la terre n'eut plus la force de soutenir ceux qui l'arpentaient. Fracturée par des arrêtes tranchantes, elle s'écroulait et disparaissait sous une eau verte. Et l'eau... Sygn n'en avait jamais vu de si déchaînée. Des rouleaux nés à l'horizon glissaient sur la surface, grandissant de toute la mousse amassée, gagnant en vitesse, ils se jetaient contre la muraille de roches, dans un rugissement assourdissant, dans un perpétuel assaut qui avait fait s'effondrer une partie du continent. Quelques oiseaux, aux ailes pointues, tournoyaient dans la tempête, et, obéissant à leur esprit dégénéré, fondaient en pique dans ce brasier de sel et d'écume. Leurs piaillements fous se joignaient au chaos, leurs gorges déployées s'emplissaient des embruns brûlants.
Aussi loin que se portait le regard, il n'y eut plus que cela. La horde des vagues, repoussant une falaise déjà brisée. En comparaison, le grand Fleuve n'était qu'une petite veine à côté d'une grosse artère. Une grosse artère dans laquelle palpitaient les eaux propulsées par le cœur d'un Géant.
Sygn descendit du dos de Spiegel et approcha le front de la bataille. Ses orteils s'agrippaient au bord du vide. Ses yeux avaient déjà plongé dedans et si son cœur n'avait pas été le prisonnier de sa cage d'os, il l'aurait suivi. Les vagues se dévoraient entre elles, sauvages et indisciplinées. L'Océan n'était plus qu'une créature unique et difforme, aux gueules et aux tentacules innombrables, livrant l'interminable et dernier acte de sa lutte sénile. La terre cédait, membre après membre, et au loin, un pan de roche se décrocha. Englouti par le chant martial de l'Océan, nul n'entendit le fracas de sa chute.
« Nous devrions livrer une offrande à Njörd. Vous ne pensez pas ?
— Ce serait inutile, répondit sombrement Loki. Ce que vous voyez n'est pas de la colère. C'est de la démence. Njörd n'a plus le moindre contrôle sur ces eaux. Elles lui ont échappé, comme toutes les choses qui, jadis, répondaient à Asgard.
— Comment sommes-nous censés traverser ?
— Suivez-moi. Je vais vous montrer quelque chose. »
Loki se saisit de la bride de Spiegel et guida la marche le long de la crête, jusqu'à un passage taillé en escaliers, menant à une plage de galets. Incapable de tenir sa langue si l'occasion lui était donnée d'étaler sa science, il entama le récit d'une ancienne légende, un ancien conte propagé par les pirates qui avaient sculpté ces marches, bien avant que la branche soutenant Midgard ne soit élaguée par les Sorcières. Une histoire d'amour maudite entre le dieu Sol et les Sirènes. Sygn les trouvaient bien sottes, ces sirènes, entichées d'un Astre qu'elles ne pouvaient atteindre et dont le regard, qu'elles croyaient leur être adressé, ne cherchait que son propre reflet. Ce n'est pas ce qui compte le plus dans cette histoire, souligna Loki, dont les mots, semblables aux créatures des eaux, mouraient sur le sable, balayées par le fouet du vent.
Sur la plage, les algues échouées sur les rochers peignaient un sinistre tableau. Le portrait d'un continent, d'une carcasse rongée de toutes parts par un adversaire vorace et immuable. Les oiseaux gris, les crabes se réfugiant sous les galets, les rats efflanqués, le peuplaient d'autant de charognards.
« Vous ai-je déjà parlé de mon cher amant d'Asgard ? lança Loki, indifférent à la désolation.
— Je pensais que vous les détestiez tous, grommela Lokten.
— Je suis flatté d'apprendre que vous m'écoutiez tout ce temps.
— Alors, cet amant ?
— Vous feriez bien de lui témoigner un peu de respect, cher ami. Il est celui qui a perdu sa langue en prononçant votre nom. Freyr, tel est le sien. C'est un puissant mage de Vanaheim et ainsi que je vous le disais, un amant incomparable.
— Le meilleur de tous les royaumes connus et inconnus. C'est ce que ma mère disait, intervint Sygn.
— C'est ce qui se dit, confirma Loki sur la réserve. C'est un séducteur qui, fut un temps, croulait sous les cadeaux de ses conquêtes et un jour, quelqu'un lui a offert ce que je m'apprête à vous montrer. »
De sa poche, il sortit un petit objet, tenant dans la paume de sa main. La réplique d'un navire, dont l'unique voile, à peine plus opaque qu'une paupière, se gonflait avec impatience. Face à la perplexité de Lokten et de Sygn, il le déposa sur une flaque et déjà, il s'étira, à la manière des poissons dont la taille varie en fonction de celle de l'étang. A présent, la longueur du bateau égalait celle d'un pied - un progrès certes admirable mais toujours insuffisant ; Loki le reprit et cette fois, il le déposa, avec une délicatesse tout excessive, sur l'écume mousseuse.
Chacune des lattes craqua. Tiré d'un lourd sommeil au fin fond de la poche de son hôte, le navire s'étirait, un membre après l'autre. Le motif sur la toile de la voile afficha une grande tête de sanglier. Sa rampe se para d'une multitude de motifs sculptés, le pont luisait de cire. Quand il eut achevé sa croissance, le navire était assez grand pour dominer la furie des vagues. Loki le présenta, toutes mains tendues, tel un vendeur sur le marché vantant une potion miraculeusement inutile :
« Permettez-moi de vous inviter à bord du Skidbladnir ! Une petite perle façonnée par les Nains rebaptisés Forgerons des Dieux !
— Comment est-il arrivé en votre possession s'il est une offrande ?
— Ce n'est pas une possession, c'est un prêt. A ce titre, je vous prierai de vous essuyer les pieds en grimpant et à ne rien salir inutilement. »
Une échelle en cordes se déploya. Loki partait déjà en tête, suivi par Lokten, hâtif de trouver un autre endroit pour poursuivre sa sieste. Mais Sygn, ne bougea pas. Elle ne put s'y résoudre. Loki s'en rendit compte lorsqu'il tendit la main et que c'est Lokten qui y prit appui.
« Qu'attendez-vous ? Venez ! »
Sygn secoua mollement la tête. Doucement, de peur de décrocher les larmes qui perlaient de ses yeux. Petite silhouette tremblante, battue par le vent, arrimée à la bride de sa jument.
« Spiegel ne peut pas venir, n'est-ce pas ? »
En le disant, Sygn baissa le regard, prête à recevoir le mépris et les railleries, si communes à Loki. Mais rien ne vint. Rien qui surpassa le rugissement des vagues.
« Je crois qu'elle saura vous retrouver, dit-il lorsqu'il se trouva à sa hauteur. C'est une bête intelligente, votre buffle. Et puis, libre à vous de rentrer le jour où vous serez lassée de tout ceci. Je puis vous assurer qu'elle se tiendra sur cette plage semblable à celle-ci, à vous attendre.
— Qu'en savez-vous ?
— J'ai été bien des choses, j'ai passé bien du temps dans tous les mondes. J'ai appris à parler toutes les langues, de toutes les créatures, des plus idiotes au plus sophistiquées. Votre jument ne vous abandonnera pas et elle ne voit pas d'abandon dans votre séparation. C'est un au revoir, rien d'autre.
— Un au revoir, répéta Sygn dans le vide.
— Rien d'autre. »
Sygn fut incapable de faire face à Spiegel tant que Loki ne fut pas hors de toute portée, qu'elle fut celle de la parole ou du regard.
Pivoter, simplement pivoter vers Spiegel fut une réelle torture. Toute la culpabilité du monde s'abattit quand Sygn croisa son reflet dans les yeux noirs de la jument. De sa bouche tremblante, rien ne sortit. Qu'y avait-il à dire ? Il avait été question de choix, pas de cruelle fatalité. Ce n'était pas le Tissage qui l'avait conduite ici, sur cette plage, au bord de cet Océan furieux. Tout n'avait été que choix, égoïsme, jalousie, rancune. De tout ce qu'il y avait à reprocher à Torunn, à Siegfried et à Lazare, elle n'échappait à rien, elle qui se croyait meilleure. Au nom d'une promesse, au nom d'une prétention à corriger ce que d'autres avaient causé, ce que les Nornes avaient tissé, elle se tenait là, sur le point d'abandonner son unique amie. Pour qui se prenait-elle ? Et pourtant, Lokten était encore bien vivant. Dormant vingt heures par jour, mais bien vivant, la tête bien vissée sur ses épaules.
« Qu'est-ce que j'ai fait ? » murmura Sygn.
D’un brutal coup de tête, Spiegel la plaqua brusquement contre son poitrail chaud. Sygn se cramponna à son épaisse crinière, parsemée de cristaux de sel. De tout son corps, elle l'enlaça, s'imprégna de toutes ses forces de son odeur et de son rythme cardiaque éternellement paisible. Spiegel battait avec ce qui l'entourait, ses poils suivaient les courants, elle s'éveillait avec le ciel, ainsi appartenait-elle à un Tout ; à ce Tout que Sygn quitta ce jour-là.
Etaient-ce ses larmes ou les embruns qui lui irritaient les joues ? Sygn refusa de les essuyer. Sa peau portait l'odeur familière de Spiegel, mélange des pins auxquels elle avait coutume de se frotter, et du sucre de toutes ces baies dont elle se goinfrait. L'horizon avait mis quelques jours pour avaler les montagnes, il ne lui fallut que quelques heures pour engloutir Spiegel. Dès lors, la place à l'arrière du Skidbladnir n'eut plus le moindre intérêt.
Lokten s'était enroulé dans un coin, dans une tanière de cordes et de toiles, à l'abri du vent dont se gorgeait l'unique voile. De part et d'autre de la coque, des dizaines de rames s'enfonçaient dans les vagues, avec force et ordre. Il semblait que dans l'œuvre des Nains de Nidavellir, pulsait l'énergie de centaines de guerriers.
Capitaine de ces marins sans visage, Loki dansait dans l'ivresse de la tempête, son corps gracile et pâle ondulant autour de la figure de proue. Sygn enviait sa légèreté apparente, son détachement, son absence totale d'hésitation face à des vagues plus hautes que lui, pareilles à autant de gueules monstrueuses prêtes à le dévorer.
Le soleil baissait dans le ciel. A moitié disparu, sa lueur orange embrasa l'Océan. Elle le changea en un brasier sans feu, une fournaise fraîche et sans fond. Penchée par-dessus, Sygn ne distinguait pas son reflet et sans doute était-ce là une bonne chose. Elle n'avait qu'à veiller à ce que la couverture remonte bien sur les épaules de Lokten - qui n'émergea de son coma que pour vomir son mal de mer. Il repartit tout grognant dans sa tanière avec l'ordre de manger un peu, au moins une pomme. Et Sygn, inflexible, le fixa jusqu'à ce qu'il n'en reste plus qu'un trognon. Ensuite seulement, eût-il le droit de s'en retourner à ses rêves.
Les étoiles s'allumaient une à une dans une voûte assombrie par les heures. Dans cette obscurité douce, bleue et argentée, rien ne séparait plus le ciel de la mer.
Plus d'horizon.
Qu'une grande sphère foncée, au centre de laquelle flottait le Skidbladnir. Il ne semblait pas avancer. Un abysse sombre, noir, froid, infini qui saisit Sygn d’un vertige. S'en suivit un frisson fiévreux qui la poussa à s'asseoir sur les marches. Les membres empêtrés dans des vêtements collants de sueur, le teint poisseux, elle tira un grand trait de cette affreuse potion qui la maintenait éveillée. Par habitude. Par précaution. Par besoin de certitude. Pour être sûre que cette vision n'était pas celle d'un sommeil condamné à l'errance.
« Que ferez-vous lorsque cette gourde sera vide ? »
Loki l'avait surprise. Il avait surgi de la nuit comme un fantôme.
« Cela n'arrivera pas avant plusieurs nuits, dit-elle en la rebouchonnant précipitamment.
— Parce que vous comptez en reprendre ? Il n'y a aucune raison de veiller, ici.
— Une tempête pourrait survenir à tout instant.
— Pas sur ces eaux. Je les connais. Et puis, qu'en feriez-vous ? Auriez-vous des dons de navigatrice ?
— Il se pourrait... Des Serpents vivent dans le fond des océans.
— Mon propre fils règne sur eux tous. Il ne s'en prendrait pas à son vieux père.
— Il vous apprécie assez pour que cela soit une certitude ?
— Pourquoi ne dormez-vous pas ?
— Ca n'a aucune importance.
— Parfait ! J'adore les histoires sans importance ! Vous voulez savoir ? Ma vie, à bien y regarder, est une succession d'histoires sans importance et pourtant on me réclame des mémoires en permanence.
— Vous ne dormez pas davantage.
— C'est parce que je fuis mes cauchemars, répondit Loki avec amertume. Ils sont partout, dès que je ferme les yeux. Ils sont comme des... des serpents sadiques. Ils attendent que s'abaisse ma garde pour fondre sur moi et se repaître du spectacle de ma chair mutilée, rongée par leur acide. Pour m'assaillir d'images et de mots qui harcèlent mon esprit, au point de le faire douter, de le convaincre de sa folie. Mais je ne suis pas fou. Au contraire. Les rêves sont des monstres et je serais fou de ne pas les fuir. Vous avez bien raison d'en faire de même.
— Je ne les fuis pas. Au contraire, j'aimerais qu'ils reviennent.
— Idiotie de sorcière, siffla-t-il entre ses dents. Ne cessez-vous donc jamais de vous exposer à l'horreur au nom de l'apprentissage ?
— Depuis que ma mère m'a arrachée au Fleuve, je ne rêve plus, rétorqua Sygn, en faisant fi de ses élucubrations.
— Pourquoi a-t-elle fait une telle chose ?
— C'était dangereux pour mon frère, selon elle. Je pouvais... Je n'ai pas voulu lui faire de mal, c'est la vérité.
— Oh cela, malheureusement, je n'ai aucun mal à le croire.
— C'est mon frère, fit-elle penaude.
— Comment cela est-il ?
— Quoi ?
— De ne pas rêver. Que se passe-t-il si vous fermez un peu trop longtemps les yeux ?»
Sygn haussa les épaules. Elle peinait à associer cette sensation, ce sentiment à quoique ce soit d'existant. Comme si en l'arrachant au Fleuve, Torunn lui avait aussi scellé la bouche. Comme Odin avait scellé celle de Lopten, après lui avoir pris son enfant.
« C'est... C'est être immobile au milieu d'une foule, commença-t-elle à mi-voix. Et que cette foule... Elle bouge, elle vit, elle forme les lignes d'une grande toile à laquelle vous n'appartenez pas. Tout le monde se tient la main mais les vôtres restent froides. Vous criez mais on ne vous entend pas. Vous tendez le bras mais c'est celui d'un fantôme.
Petit à petit, vous vous éloignez, vous reculez pour ne pas déranger et, à un moment, vous tombez dans le noir, dans un gouffre dans lequel on ne peut que tomber, tomber, tomber, sans pouvoir se rattraper, sans toucher ni le fond ni la surface. C'est un vide. Un vide infini et... et je sais que ce vide, c'est ce qu'il y a là... là où ont plongé les mains de ma mère. C'est froid... inhabité, lugubre, sans soleil ni étoile pour y donner un sens. Quand je dors, c'est comme si je me voyais, moi, de l'intérieur, et qu'il n'y avait rien à voir. »
Sygn expira profondément, jusqu'à vider complétement ses poumons. L'air qui y rentra était glacé, mais neuf. Propre de toutes ces pensées cauchemardesques. Pourtant, elles flottaient là, tout autour d'eux, spectres narquois sur l'eau. Sygn serra précieusement son reste de potion en reniflant les pleurs qu'elle avait honte de sentir, au bord de ses yeux.
« Je ne veux jamais y retourner. »
Loki considéra ses paroles avec un grand sérieux. Avant qu'entre eux ne s'étire un silence trop familier pour Sygn, lui vint une idée.
« Puisque je rêve trop et vous, pas assez, je vous propose un marché. Les abysses, telles que vous les décrivez, me sont familières et il ne m'effraie guère de m'y fondre. Je vous rejoindrai là-bas, je vous arracherai à ce puits et vous guiderai jusqu'au Fleuve. En échange, vous m'empêcherez de rejoindre mes propres rêves. Nous n'aurons qu'à marcher, paisiblement sur la berge. Qu'en pensez-vous ?
— C'est très noble de votre part, mais Torunn a... m'a arraché de la poitrine ce qui me liait à Lui.
— Je m'étais déjà évadé des Brasiers de Musspelheim et vécu mille vies quand votre mère ne savait pas encore essuyer le lait qu'elle avait au bout de son nez. Faîtes-moi confiance. »
Loki ne cacha pas sa satisfaction de lui arracher un maigre sourire.
« Comment pourriez-vous faire une telle chose ?
— Les magiciens ne révèlent pas leurs secrets.
— Je crois, au contraire, que vous aimez beaucoup les révéler.
— Sans doute parce que je ne suis pas un vulgaire magicien de marché, mais un Dieu. Faîtes-moi confiance, Sygn. Essayez, au moins.
— C'est très tentant mais pour le moment... Je crains que ce nouveau tour n'ait à souffrir d'un peu d'attente. Ma potion agit déjà. Et puis, il faudra bien que quelqu'un tienne les cheveux de Lokten la prochaine fois qu'il se lèvera pour rendre ce qui lui reste de tripes. »
Sygn lui offrit un sourire bouffi et, prenant congé de sa présence, tourna simplement le regard vers la nuit. Loki l'avisa, avec une pointe de défi, mais n'insista pas. Fidèle à son habitude, il se glissa dans les ombres.
Quelques instants plus tard, une éruption secoua la surface calme de l'eau. Sygn s'approcha de la rampe pour en chercher l'origine. A quelques mètres de la coque, nageait une orque. Enfin, quelque chose émergeait de l'obscurité de l'Océan, se réjouit Sygn. Une créature splendide, aux lignes parfaites, détachée de l'immobilité de son environnement. Tournée sur le côté, la nacre de son ventre éclairait le bois du navire, tandis que son aileron d'obsidienne caressait les vagues. Gardée des tourments par un esprit scindé entre sommeil et conscience, elle s'endormit à moitié.