L'Océan témoignait une clémence apitoyée sur les côtes nappées de brume du vieux continent. Les rouleaux d'écume léchaient une longue bande de sable ridée, cimetière de coquillages échoués par ban entiers, que des enfants aux joues noircies ramassaient pour fabriquer des bijoux. Ils accouraient ensuite, sur leurs jambes noueuses révélées par des guenilles trop courtes, vers leurs grandes sœurs ou leurs mères.
La brise animait les voiles délavés qui protégeaient leurs cheveux des embruns. Ces femmes aux visages tannés, erraient sur la plage à la recherche de leur pitance. Un seau dans une main, une pique dans l'autre, elles empalaient les crabes enfouis sous leurs pieds tout en pestant contre les nuées blanches d'oiseaux de mer, ennemis directs dans leur quête de survie.
Heureusement, ravies par des broutilles bricolées des mains de leurs filles et de leurs fils, leurs lèvres fines se souvenaient encore comment dessiner un sourire. Dès lors, la vie repoudrait leurs joues, et le soleil absent du ciel apparaissait un instant dans leurs yeux clairs. Puis elles reprenaient leur traque, en se souvenant d'apprécier cette existence plate, car au moins était-elle paisible.
Obéissant à une vieille habitude enseignée par les grands-mères et plus lointaines aïeules, elles chassaient toujours sous l'œil d'une sentinelle, veillant à ce que l'horizon demeure lisse. Des siècles durant, la mer avait été une porte ouverte aux guerriers d'autres contrées, aux brutes sauvages répondant aux ordres d'Odin. Bien que nourricière, tous avaient appris à craindre cette étendue froide et capricieuse.
Cependant, maintenant que tous les joyaux, tout l'or, tous les trésors, toutes les couleurs avaient été arrachés, cette surveillance n'avait plus le moindre sens. Certaines osaient la critiquer mais la plupart préféraient la tolérer. Leur Histoire avait suffisamment connu de conflits, avaient-elles coutume de répéter. Ainsi entretient-on le souvenir de ceux qui nous ont précédés. Car il n'était là question que de souvenirs, d'hommages. Enfin, jusqu'au jour où émergèrent du ciel des voiles tristement familières.
L'alerte se répandit comme une traînée de poudre. En quelques minutes, il ne restât plus une âme sur la plage. Les fourmis s'étaient enterrées dans leurs galeries creusées dans les dunes, tremblantes à l'idée d'être à nouveau piétinées.
Indifférent à leur panique, le navire jeta négligemment l'ancre. Trois individus en descendirent et de tous les yeux braqués sur eux, aucun ne s'écarquilla lorsque la coque se recroquevilla dans la paume de son capitaine. Ils n'étaient que trois et ils avançaient, démunis d'armes mais pas de naïveté. A moins que... Le nom maudit s'échappa d'une bouche et se répéta à mesure que son détenteur approchait. Loki. Tous se pressèrent vers les meurtrières donnant sur la mer.
« Le sorcier fourbe est là.
— Que fait-il ici ?
— Serait-il porteur d'un message ?
— Qui choisirait une langue de serpent pour transmettre une missive ?
— Et qui sont les deux avec lui ?
— La fille est probablement une sorcière.
— On la connaît ?
— Jamais vue !
— Et l'autre ? Vous arrivez à le voir ?
— Peu importe, il a l'air presque mort.
— C'est vrai qu'il est pâle.
— Que devrions-nous faire ? s'inquiétait l'un.
— C'est sans espoir, paniquait un autre. Le fourbe est ici !
— Il faut l'enchaîner, il faut tous les enchaîner et les livrer à notre Roi !
— A notre Roi ? Es-tu devenu fou pour croire qu'ils se laisseront balader jusque-là ?
— Ecoutez-tous, ils seront bientôt au-dessus de nos têtes ! Il faut faire quelque chose !
— Restons planqués, ils repartiront d'eux-mêmes d'ici quelques jours !
— Et qu'ils nous pillent à nouveau !
— Et que viendraient-ils piller ? Il ne reste rien !
— Mon fils est tout seul à la maison, et s'ils le trouvaient ?
— Il faut d'abord qu'on sache ce qu'il fait ici, trancha une voix féminine vers laquelle tous se tournèrent.
— Solveig, tu devrais veiller ton père au lieu d'être ici !
— Espèce d'imbécile, c'est parce que je m'occupe de lui que je suis ici ! »
Elle envoya une tape derrière la tête de son interlocuteur qui, galant homme, ne rétorqua qu'un soupir vexé. Solveig avait joué des coudes pour obtenir un point d'observation dégagé sur la plage. Quand elle pivota vers les autres, elle se désola intérieurement de constater tant de peur.
« Il faut les attacher avec ça, poursuivit-elle en brandissant une chaîne à peine plus épaisse que celle d'un bijou mais qui, dans l'obscurité des galeries, scintillait comme une étoile.
Par ce seul lien, elle suscita une réelle admiration. Celle que susciterait une relique, une preuve de puissance, une couronne sur la tête d'un souverain.
« Tu te balades toujours avec ça ?
— D'où sors-tu une telle chose ?
— De l'atelier de son père, évidemment !
— Ce n'est qu'une petite voleuse ! On ne va quand même pas l'écouter !
—Il faut s'emparer de lui et de ses complices. Ecoutez tous ! ordonna Solveig sans démentir.
— Mais s'il utilise sa magie sur nous ? Tu es sans doute trop folle pour y avoir pensé !
— Nous aussi, connaissons la magie, l'avez-vous oublié bande de couards ? Nous l'avons extraite des mines, nous l'avons façonnée ! s'écria-t-elle en agitant la chaîne Gleipnir. Ceux avant nous l'ont fait. Ceux qui portaient des chaînes autour de leurs pieds et de leurs mains ! Ils nous insulteraient tous, à encore nous courber devant ces grands étrangers, après tout ce qu'ils ont fait pour s'en libérer ! Voilà des années que les dieux d'Asgard ne se sont pas aventurés jusqu'ici, qu'ils n'ont envoyé personne, où il n'y a plus rien à prendre. Réfléchissez un peu ! Il n'y a rien à conquérir ici ! S'ils viennent c'est qu'ils ont besoin de nous, c'est le moment d'en tirer parti !
— Solveig a peut-être raison », admit une première voix, rapidement appuyée par des hochements de têtes.
Les hésitations furent écrasées sous ce regain de vaillance. Les hommes n'étaient guère plus costauds que leurs épouses, mais leurs mains se serraient sur des haches, des boucliers et des lances. Camouflés sous les dunes rafistolées de bois flotté et de gros galets, les soldats sans armures et sans uniformes, bondirent comme un seul homme sur les étrangers. Ils les encerclèrent en un rang infranchissable. Les lances, les piques, les pointes se braquèrent toutes vers le centre.
Loki, en beau joueur, leva les mains et accueillit l'escarmouche de son plus beau sourire. Au lieu d'invoquer la tranquillité, sa reddition mit en ébullition ses attaquants. Déclenchés par un cri bestial, les coups se mirent à pleuvoir. Ils s'abattaient sur ses jambes, lui enfonçaient les côtes et lui lacéraient le visage. Pris dans un piège cruel, on le poussait d'un côté, le renvoyait vers un autre et lorsqu'il passait à portée, on lui écorchait le flanc d'un coup de lance. En cherchant à s'en dégager, il tomba et un ultime coup porté à la tête lui fit perdre connaissance. Une plaie sanguinolente lui ouvrit le front.
La femme qui l'accompagnait se mit à supplier, à moitié prostrée sur son dieu échoué, mais l'autre... L'autre semblait indifférent. Froid. Solveig le considéra avec méfiance. Il bougeait à peine et le moindre de ses gestes semblait résulter d'opérations mécaniques ; elle jura l'entendre grincer. De fort mauvaise grâce, il daigna poser genou à terre mais Solveig ne baissa pas la garde, bien au contraire. Les yeux jaunes, dardés avec arrogance, la mirent mal à l'aise et en effrayèrent plusieurs. Ils inspiraient une peur ancienne qui, depuis longtemps, n'avait pas été nommée. Un vieux tabou qu'un simple doute, qu'une seule impression ne pouvait lever. C'était un animal dont on ne pouvait jurer de la soumission en dépit de sa faiblesse.
Solveig n'aimait pas son regard. Elle le châtia d'un coup de masse et pria pour que jamais plus, il ne soit posé sur elle.
A son ordre et dans une coordination imparfaite, on dépouilla les étrangers de leurs sacs, on leur lia les mains dans le dos et on les traîna à l'écart de la plage. Au moins la Sorcière peut marcher, et on ne se priva pas de tirer par à-coup sur sa laisse pour railler son déséquilibre.
De l'autre côté de la dune, le paysage était tout poussiéreux. Une fumée étouffante s'élevait des foyers, des forges, des cuisines et des ateliers, teintant le ciel à la couleur de la cendre et déposant à la surface de toutes chose, une pellicule grasse.
Au loin, se différenciant à peine du suif en suspens, de hauts cônes de terre accordaient un triste relief à ce continent désespérément plat. Vénérant ces ombres qui auraient pu être celle de Dieux Primitifs, la Cité avait bâti autour d'elles un labyrinthe de ruelles, formées par l'amoncellement de petites maisons de pierres et d'argile.
Au passage des prisonniers, des frimousses peureuses se collaient aux fenêtres crasseuses et surchargées de rideaux émiettés. Depuis l'alerte, plus personne ne traînait dans les rues. A en croire les étals laissés à l'abandon, encore chargés de légumes à demi-moisis et de viande faisandée, c'était jour de marché. Seules les bêtes n'avaient pas été mises à l'abri. Des poulets derrière des grillages, des lapins dans des clapiers et des mules attachées à des poteaux se faisaient eux aussi les témoins de cet intrigant défilé. Sur une charrette, surmontée d'une grande cage, somnolaient quelques chèvres efflanquées. Dès lors que la porte fut grande ouverte, elles ne se firent pas prier pour déguerpir.
A leur place, on jeta les trois intrus ; aventuriers des mers quelques heures plus tôt, ils pataugeaient dans un lit de paille humide et puante.
Loki gisait au milieu. Quant à ses deux complices, ils se tortillaient pour trouver une posture plus confortable. Lokten ne baissait pas son regard fendu. Sygn semblait au bord des larmes. Solveig vit ses yeux qui se voilaient, et le froissement de sa bouche.
« Qu'est-ce que tu lui dis ? »
Dans la cage, l'accusée secoua la tête.
« Rien du tout.
— Traite-moi de menteuse ! rugit Solveig, qui frappa les barreaux. J'ai vu ta bouche remuer. Qu'est-ce que tu lui disais ? »
Lokten bondit en avant. Le front moite, les membres tremblants, il ne parvenait à parler. Solveig plissa ses yeux charbonneux, le détaillant avec dégoût comme elle l'aurait fait avec une bête sauvage particulièrement répugnante.
« Je vous l'avais dit. Celui-ci doit être malade. La rage ou quelque chose comme ça. Il sera bientôt mort, on n'a rien à en craindre. Mais toi, la sorcière, gronda-t-elle, tu ferais mieux de garder ta bouche fermée tant que je ne t'aurais pas donné la parole. »
Elle tira une grande satisfaction à se faire obéir instantanément.
Les rumeurs et l’inquiétude encerclaient la cage. Des doigts pointaient l'une, désignaient l'autre et toujours s'en suivaient les plus absurdes hypothèses. Ils étaient des créatures curieuses, ramenées d'un pays lointain et que personne ne se gênait pour taquiner du bout d'un bâton. La bête-humaine poussa un nouveau grognement mais il se ravisa, rappelé à l'ordre par sa complice.
« Vous allez commencer par nous dire ce que vous faîtes ici, sur nos terres, exigea Solveig.
Le dieu fourbe était inconscient, son acolyte au bord de la crise et, bloquée entre eux, la Sorcière ne cillait plus. Une provocation évidente qui déplut à Solveig.
« Réponds !
— Je ne sais pas.
— Tu ne sais pas ?
— C'est une menteuse, comme lui ! lança une voix trop courageuse pour se détacher du groupe.
—Eh ! Regardez ce que j'ai trouvé ! »
Un homme s'avança auprès de Solveig. Il tenait le sac que Sygn reconnut comme le sien. Evidemment, les pommes d'or n'étaient pas passées inaperçues. Elles se mirent à circuler de mains crasseuses en mains crasseuses, observées, reluquées, reniflées, égratignées du bout d'un ongle sale.
« Des voleurs, marmonna Solveig. Le Fourbe est tombé bien bas. Où avez-vous pris ça ?
—Il n'y a qu'un endroit où poussent les fruits d'or, récita une femme au dos courbé par l'âge.
— Les Jardins de la défunte Idunn, réalisaient plusieurs voix ébahies.
— Les Jardins n'existent plus, rétorqua Solveig avec défiance. On dit qu'il a brûlé avec le corps de la Déesse.
— Tu as la preuve du contraire, mon enfant.
— La cendre est un terreau propice aux renaissances. Nous le savons mieux que quiconque.
— Foutaise, grogna Solveig.
— Il se pourrait qu'une Nouvelle ère des dieux soit sur le point d'éclore, prophétisait la vieillarde voûtée.
—Toi, la Sorcière. Où avez-vous volé ces fruits ? Dis la vérité ou je te mettrais sur un bûcher comme l'ont été tes sœurs ! »
Sygn se garda bien de préciser qu'elle ne connaissait aucune sœur et qu'à vrai dire, elle n'était même pas certaine d'être une sorcière. Cela paraissait effrayer la foule agglutinée et dont les rangs grossissaient, un curieux à la fois. Il y avait des vieillards, des gens de l'âge de ses parents mais que peu de jeunes gens. Ceux-là se cachaient dans le couloir de maisons. Tant qu'elle était la seule capable de s'exprimer, Sygn jugea préférable d'entretenir cette ambiguïté concernant sa nature.
Elle attendit que tous soient pendus à ses lèvres. Son mince espoir résidait dans l'hésitation évidente de la cheffe de clan – l'était-elle vraiment ?
Solveig, l'avaient-ils appelée. Avec ses yeux sombres, le turban rouge qui couvrait ses cheveux noirs et bouclés. Avec ses bagues qui aiguisaient ses doigts, avec ses bracelets qui cliquetaient comme les clefs à la ceinture d'un geôlier. Trapue, comme la plupart de ses disciples. Sygn ne le constatait que maintenant. Ceux qui n'avaient pas les jambes courtes étaient dramatiquement menus. Loki les avait conduits à Nidavellir. L'évidence, enfin, se présentait. Nidavellir. Où vivaient les Nains et où avaient été envoyés tous ceux qu'Odin jugeait plus utiles au fond d'une mine de diamants, disait Torunn. Nidavellir où travaillaient les artisans et les forgerons les plus talentueux. Nidavellir, souvent victime de l'avidité des Dragons pour l'or, disaient les contes.
« Ces pommes ont été cueillies dans les Jardins de la Vane. »
La vieille femme qui avait annoncé la catastrophe se couvrit la bouche. L’effroi figeait les visages. Même Solveig recula d'un pas. Ce n'était pas possible. La Sorcière mentait comme le dieu qu'elle accompagnait. Et si elle ne mentait pas ?
« Cela ne nous dit pas ce que tu fais ici, s'entêtait Solveig
— Les dieux récupèreront bientôt leurs forces et qu'en attendant, vous retenez le frère de leur Roi.
— Le frère de leur Roi ! Rien que cela ? Loki est le plus détesté de tous ! On nous remercierait de le garder prisonnier.
— Grâce à lui, les murs de leur cité dorée ont tenu tout le temps qu'a duré leur déclin. Nombre de dieux lui doivent la vie et leur puissance. Quelques ressentiments à son égard ne donnent à personne droit de vie ou de mort sur lui. Et quand bien même ils le préféraient mort, il ne semble pas prudent de s'octroyer le privilège de son exécution.
— C'est lui qui t'a appris à causer, hein ?
— Ce risque que tu prends, tu le fais peser sur tous ceux qui te soutiennent, dit Sygn, dont l'apparent calme ne tenait qu'à un fil.
— Solveig, nous devrions peut-être...
— Silence ! Tu n'as pas répondu à ma question, la sorcière ! Que venez-vous faire ici ? »
Toute sa colère se déchaîna sur les barreaux. Autour d'elle, plusieurs mains cherchèrent à l'apaiser mais Solveig les repoussa toutes. Le mutisme et les mots de la Sorcière la mettaient hors d'elle, en pareille mesure. Finalement, c'est elle qui tournait en rond comme un animal en cage.
« Et lui, qui est-il ? Qu'est-ce qu'il fait là ? »
Le sceau, sur la bouche de la Sorcière, ne se défit pas.
« Ce n'est surement pas toi la tête pensante de tout cela, n'est-ce pas ? railla Solveig. Tu ne sais même pas ce que tu fais ici. Il aura encore trouvé la plus crédule... Peu importe. Nous attendrons que le Fourbe ne se réveille. Nous serons patients. Nous saurons lui arracher ses secrets.
— Solveig, qu'est-ce que tu as en tête ? Ce n'est pas de cela dont il était question !
— Si on t'écoutait, ce qui était prévu, c'était de rester cachés comme des rats dans la boue ! Tais-toi maintenant !
— Nous ne devrions pas les garder plus longtemps en cage. Il est un dieu !
— Viggo, par pitié, tais-toi ! »
Mais la contestation était née et le soutien de ses semblables, aussi vite acquis, aussi vite disparu. Ne comprenaient-ils pas que ce retour du Fourbe était inespéré ? Non, cela n'avait aucune importance pour eux ! C'était depuis son départ, qu'elle avait pris l'habitude de garder Gleipnir. Le lien indestructible, forgé par son père et son oncle, qu'elle rêvait de passer autour de cette satanée gorge blanche, et de tirer, de tirer jusqu'à la lui trancher.
Depuis des années, elle le portait sur elle, pour être prête quand poindrait le moment.
« Je sais ce que l'on va faire.
— Enfin retrouves-tu la raison !
— On va les amener. Tous les trois. Chez mon père. »