Chapitre 29 : Contrôle

Teflan sortit sur la terrasse. Il observa la lune haute, entièrement ronde. Ses collègues psalmodiaient dans le sous-sol. Ce matin, Gröth avait noyé sa première victime. Il avait découpé la seconde en morceaux avant de marquer la dernière au fer rouge. Couvert d’huile de millepertuis, il avait rejoint les autres pour prier Chaak.

Teflan trouva étrange de ne pas se trouver avec eux, étrange et rassurant. Il se sentait bien. Il ne craignait pas la mort, continuité naturelle de la vie. Il ne restait pas debout par soutien envers ses collègues mais parce que le sommeil le fuyait.

Le retour de Syola l’avait bouleversé. Le résurrection de Thomas Merlin davantage encore. Savoir que ses amis savaient où se trouvait Syola depuis des années l’avait ahuri. Quand il avait accusé Vincent de lui avoir caché une information aussi capitale, celui-ci lui avait répliqué « Et que Syola est une créature de Chaak, tu comptais nous le dire quand ? ». Un point partout. Teflan avait admis sa défaite.

Un mouvement attira son attention. Il pensait se trouver seul sur cette terrasse privative. Son cœur fit un bond en reconnaissant Syola. Il s’approcha en prenant soin de ne pas cacher son arrivée. Syola se tourna vers lui et lui sourit. Son âme fondit. Ce geste, pourtant simple, lui avait tant manqué !

- Toi aussi, le sommeil te fuit ce soir ? lança Teflan en se plaçant à côté de Syola, sans tenter un contact.

- Pas seulement ce soir, répondit Syola en soupirant. Voilà bien longtemps que les drogues ont cessé de faire effet.

- Les drogues ? répéta Teflan.

- La douleur m’empêche de dormir. Au début, les plantes m’aidaient. J’ai dû augmenter les doses. Finalement, j’ai arrêté d’en prendre. Ça ne sert plus à rien. La douleur est trop forte. Les résidents du grand temple ont l’habitude. Ils savent qu’il ne faut en aucun cas me réveiller, même s’il fait jour, même si c’est l’heure de manger. Je dors dans un fauteuil, harassée de fatigue, et ça ne dure jamais bien longtemps.

- Où as-tu mal ? Tu es souffrante ? s’enquit Teflan.

- Mon dos, indiqua Syola.

Teflan eut l’impression qu’un étau comprimait son cœur. Syola en souffrait encore ? Après toutes ces années ? Il n’en revenait pas. Ses regrets explosèrent.

- Viens, proposa-t-il en lui tendant la main.

Syola se tourna vers lui, hésita un battement de cil puis plaça sa main dans la sienne. Teflan la guida jusqu’à sa chambre. Syola l’y suivit sans s’opposer.

- Retire ta robe et allonge-toi sur le ventre, indiqua Teflan.

Teflan se retourna pour lire les étiquettes de pots sur une étagère. Il trouva son bonheur. Lorsqu’il revint vers son lit, Syola se trouvait dans la position requise. Son dos et ses fesses n’étaient qu’un amas de chairs informes. Il ne restait plus rien des marques du sacrifice ultime, plus rien non plus du corps normal d’un être humain.

Teflan se força à passer outre, ouvrit le pot et le fit sentir à Syola qui tournait la tête vers lui.

- Fait par Eoma, indiqua Teflan. Qu’en penses-tu ?

- Qu’elle a eu un merveilleux professeur.

Teflan rit puis il s’enduisit les mains du baume apaisant avant de commencer par les épaules, tout en douceur, guettant ses réactions, évitant les nœuds, effleurant. Syola se détendant, Teflan put appuyer un peu plus fort, s’approcher des points sensibles. Il apprivoisa sa proie. Il venait d’atteindre les lombaires que Syola dormait. Il n’arrêta pas pour autant, descendant sur les fesses. Lorsqu’il s’arrêta, la lune s’était bien déplacée dans le ciel. Il plaça le drap sur elle puis la recouvrit d’une couverture chaude.

Il se lava succinctement les mains puis sortit, mesurant la distance le séparant de Syola. Il resta très proche des fenêtres. Plus loin, Syola gémissait durant sa grossesse. Il resta debout, regardant le ciel, admirant la pureté des étoiles.

- Pardonnez-moi, conseiller Stylus, de briser votre méditation.

Teflan se tourna vers l’intrus.

- Je vous en prie, prêtre Merlin. Que puis-je pour vous ?

- Sauriez-vous par hasard où se trouve ma femme ? Elle aime jouer les petites souris la nuit mais d’habitude, j’arrive à la retrouver. Le palais est grand, trop pour moi je le crains.

- Elle dort dans mon lit, indiqua Teflan en le désignant de sa main.

Le prêtre Merlin jeta un œil à l’intérieur. Son visage se crispa.

- Je lui ai juste massé le dos, précisa Teflan. Il ne s’est rien passé de plus.

- Je vous crois, assura le prêtre Merlin. Vous venez simplement de réaliser un miracle. Syola n’a pas dormi aussi profondément depuis bien longtemps.

- Je ne cherche pas à vous supplanter, assura Teflan. D’ailleurs, j’ai fait annuler mon mariage avec elle.

Ce disant, il sortit le document réalisé le matin même. Thomas Merlin le parcourut avant de le lui rendre en hochant la tête.

- Vous prenez ça très bien, fit remarquer Teflan.

- Je ne veux que son bonheur. Je la partage déjà avec un dieu.

- Ça veut dire quoi ? gronda Teflan.

Le prêtre Merlin leva un œil interrogateur sur lui.

- Vous avez peut-être l’habitude mais pas moi ! s’exclama Teflan. Syola est une créature de Chaak, d’accord, mais ça signifie quoi, concrètement ? Même Anthony n’en a pas la moindre idée.

- Qu’elle lui appartient. S’il lui donne un ordre, elle ne peut qu’obéir. Syola va écrire ses mémoires histoire de fournir aux créatures suivantes un genre de mode d’emploi.

- Super, ironisa Teflan. Je vais devoir attendre quoi ? Dix ans avant d’obtenir des explications ?

Thomas Merlin haussa les épaules en faisant une moue désolée.

- Imaginez que vous marchez dans la campagne, dit Syola en apparaissant sur la terrasse.

- Tu es réveillée ! s’exclama Thomas Merlin.

- Difficile de dormir avec un tel chahut à côté ! répliqua-t-elle.

Thomas Merlin et Teflan grimacèrent de concert.

- Vous croisez un jeune homme qui travaille dans les champs et s’occupe des animaux. Je ne sais pas comment ça s’appelle. Je suis une fille de la ville.

- Un garçon de ferme, annonça Teflan.

- Un garçon de ferme, voilà, confirma Syola. Vous voyez comme il se tient ?

Syola se tourna vers son mari. Elle le désigna et lança :

- Un balai dans le cul. Désolée, Thomas, mais c’est comme ça que tu te tiens.

Le prêtre de la mort grimaça mais ne la contredit pas. Syola se tourna vers Teflan et annonça :

- Un port altier, noble, droit et hautain.

Teflan acquiesça. Cela lui correspondait assez bien.

- Le garçon de ferme, lui, se tient mal, un peu de guingois. Vous voyez ?

Thomas Merlin et Teflan acquiescèrent.

- Thomas est un érudit. Il utilise des mots dans un vocabulaire soutenu. Teflan, tu dis toujours ce qu’il faut au bon moment. Le garçon de ferme bafouille, parle mal, utilise un vocabulaire plus commun, limite vulgaire.

Teflan et Thomas Merlin indiquèrent leur accord.

- Voilà, annonça Syola. C’est la réponse à votre question. Chaak ressemble à un garçon de ferme. Quoi ? Ce n’est pas vrai, peut-être ? lança-t-elle à l’adresse du vide.

- Un garçon de ferme, murmura Teflan tandis que Thomas Merlin ouvrait des yeux ronds. C’est inattendu mais soit. Ceci dit, son apparence n’est pas vraiment ce qui me tracasse, mais plutôt la nature de votre relation.

- J’ai arrêté de chercher à comprendre. Elle se permet de lui parler d’une façon… marmonna Thomas Merlin.

Teflan dut reconnaître que ce qu’elle venait de dire manquait de politesse.

- Il utilise un vocabulaire châtié, certes, résuma Teflan, mais ses propos sont-ils intéressants ?

- Le temps n’est pas linéaire, annonça Syola.

- Quoi ? dirent en même temps Teflan et Thomas Merlin.

- Le temps n’est pas linéaire, répéta Syola. Voilà ce que m’a dit Chaak. C’est intéressant ou pas ?

- Je ne comprends pas, avoua Thomas Merlin.

Teflan se garda bien de donner son avis.

- Il te donne souvent des ordres ? interrogea Teflan.

- Presque jamais, indiqua Syola. Chaak est bienveillant. Il n’agit jamais dans le but de nuire.

Syola fit un geste vers le vide, un mouvement de la main signifiant « tais-toi ». Teflan trouva cela très impoli mais se garda bien de commenter.

- Chaak m’a appris à prendre conscience des forces en moi et à les exploiter, à ne plus subir mais agir, à ne plus regarder mais faire. Il aurait gagné du temps en m’ordonnant mais alors je serais restée dépendante de lui. Il ne l’a jamais désiré. Il veut me voir m’épanouir. D’ailleurs, Teflan, tu veux bien me présenter au guérisseur impérial ? J’aimerais devenir son assistante herboriste. S’il te plaît ? termina-t-elle en lui caressant lascivement le torse.

Teflan rit tandis que Thomas Merlin secouait la tête en soupirant.

- Je ferai bien plus que te recommander, précisa Teflan. Je le forcerai à t’accepter. On ne refuse rien à un conseiller de l’empereur.

- Merci ! s’exclama Syola en attrapant les cheveux de Teflan pour venir plaquer son visage contre le sien dans un baiser fougueux.

- Tu sais quoi ? lança Thomas Merlin lorsque Syola se fut un peu écartée. Je veux bien croire qu’elle te soit sautée dessus et que tu n’aies pas vraiment eu la possibilité de refuser. Chaak a vraiment fait du bon travail. Syola sait exactement ce qu’elle veut et sait être très directive.

- Elle prend le contrôle lors de vos moments intimes, comprit Teflan.

Thomas Merlin acquiesça d’un geste.

- Lâcher le contrôle ne te manque pas ? demanda Teflan à l’adresse de Syola.

Il savait combien elle appréciait l’un comme l’autre.

- Oh je le perds ! précisa Syola. Très souvent ! Chaak est très doué.

Teflan s’en figea de stupeur avant d’exploser de rire. Il était rassuré. Son âme sœur était comblée. Il sentit un nectar pur envahir ses veines. Ses sourires, ses baisers, ses caresses, ses câlins lui suffisaient amplement. Il acceptait volontiers de la partager. Elle était à lui, et à Thomas Merlin, et à Chaak. Mais avant tout, elle était libre.

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