Une épée et des cahiers
Je reste plantée au bas des escaliers, renfrognée, mais le ton ferme de Yaël ne souffre pas de discussion. Je l’ai accepté comme chef alors, j’abdique à contrecœur.
Pourquoi ai-je insisté pour venir ici ? Ce cauchemar, dont je ne me souviens pas, concernait ma maison. C’est tout ce dont je me rappelle. C’était comme une urgence de venir. Alors que je croyais vouloir ressentir tous les souvenirs qui s’y rattachent avant de partir, je me rends compte à présent qu’il s’agissait plutôt d’une sorte de prémonition.
Ramener les affaires de Laure était le prétexte pour convaincre Yaël, bien que je doute qu’il se soit laissé berner par une aussi piètre excuse. Il me décrypte suffisamment bien pour deviner mes raisons profondes et, quelque part, cela me rassure. De plus, bien qu’il n’ait rien laissé filtrer, je devine maintenant qu’il a fait le lien avec mon cauchemar, probablement la raison pour laquelle il m’a été si facile de le convaincre. J’ai un peu de mal à digérer ce fait qui égratigne un peu mon égo, j’étais tellement persuadé d’avoir eu gain de cause. Je crois plutôt qu’il serait venu… seul !
Une autre raison me taraudait : la haie du jardin et ce qu’elle recèle me perturbait inconsciemment et je voulais être sûre que rien ne subsistait de cette nuit-là.
Le saccage de ma maison est un choc. J’en tremble encore de colère. J’en ai assez qu’on s’acharne sur moi. Mais qui, bon dieu ! qui ?
Ces bêtes sont démoniaques et nous ne pouvons prendre le risque qu’elles tuent et sèment la panique. Nous devons les détruire.
Je me concentre sur la progression de Yaël, les poings crispés par l’inquiétude et le souffle court à chaque fois qu’il s’arrête. Mon esprit bloqué, pour ne pas être investi par un intrus, reste cependant suffisamment à l’écoute pour détecter toutes pensées étrangères. Je ne perçois que les sons inintelligibles de cerveaux primitifs ou perturbés.
Soudain, Yaël me fait une demande étonnante. Il veut une arme et me montre une épée. Je râle en mon for intérieur, car en vérité je ne sais comment m’y prendre, mais je suis flattée de la confiance qu’il me témoigne, car il ne m’a pas demandé si je pouvais, non ! Il a réclamé, sans douter un seul instant que je lui octroierai cette lame qui me fait frissonner.
Les choses risquent fort de dégénérer et si j’en crois ce qu’il pense, ses armes de feu ne seraient pas suffisantes. Je me concentre, je sens la présence bienveillante de Zark non loin, pour me prêter main forte en cas de besoin.
Mon aura s’échappe de mon corps et s’étale en nappe vaporeuse rubescente. Je ferme les yeux pour m’infiltrer profondément à l’intérieur de moi-même, là où résident ces connaissances que je ne parviens pas à ramener à la surface pour qu’elles prennent la place qui leur est due.
Je dessine une épée, mais je la veux spéciale. Elle doit être fine, effilée, mais solide et surtout, je la veux tueuse et protectrice. Des runes dansent derrières mes paupières fermées et une mélodie envoutante expire entre mes lèvres entr’ouvertes, dans un murmure qui avive mon aura.
« A'crìanadh mo nàimhdan. Senn gus mo dhìo
Bàs aig deiradh du lann. Beatha eirsan m'anam »[1]
Mes paroles et la mélodie gravent des runes dans la lame pour l’enchanter. De l’argent le plus pur enveloppe l’acier le plus dur. D’un geste j’envoie cette épée à son précieux destinataire et je vois sa naissance dans l’esprit de mon âme sœur. « Que ta main soit sûre et que cette arme te garde en vie » pense-je avec cet espoir gravé au fond de mon cœur. N’y tenant plus, je fais fi de l’ordre reçu et grimpe les marches tandis que Yaël entame la dernière partie du chemin vers le grenier. Je ne me mettrai pas en danger, mais je ne peux rester en arrière sans savoir ce qui se passe.
Alors que j’arrive à l’étage, une odeur méphitique me provoque un haut le cœur. J’ai la vision de ce que découvre Yaël, bien qu’il ait tenté de me le cacher.
Le grenier est dévasté, il n’y a là rien de surprenant après le carnage dans la maison. Cependant la vue des cadavres déchiquetés, à moitié dévorés me fait haleter de dégoût et de terreur. Je m’appuie contre le mur, les jambes flageolantes. Des entrailles s’étalent au sol, tels des serpents rougeâtres, et des os humains, où s’accrochent encore des morceaux de chair sanguinolentes, jonchent le plancher au milieu de larges flaques de sang. Mais depuis combien de temps étaient-ils là pour que la faim les amène à s’entretuer ?
J’avale la boule amère qui bloque ma gorge, ma bouche s’assèche et je respire par à-coups pour éviter de vomir. La sueur perle sur mon front. Il faut que je me reprenne ! J’entends des bruits de lutte. Cette fois Yaël s’est barricadé. Alors, sans plus hésiter, le cœur fou, je grimpe rapidement les dernières marches.
Et je la vois, cette créature de légende, mi-homme, mi-loup. Bien plus monstrueuse que les dessins, finalement gentillets, qui illustrent ces histoires de loups-garous. Bien plus terrible que ce nous a montré Zark, car réelle et proche de moi.
Plus grande que Yaël, plus massive, le corps enveloppé d’un réseau de filaments finement tressés, luisant dans la pénombre, elle semble invincible ainsi harnachée de son armure. Ses griffes sont des lames effilées qu’il évite avec agilité. Le garou est lourd mais véloce. Seule l’intelligence de l’homme pourra en venir à bout et je prie les Dieux que l’épée traverse cette armure. Je l’ai conçue dans cet esprit et couplée avec la force de Yaël, nous avons peut-être une chance. Je plonge en moi pour essayer d’imaginer une autre possibilité mais je n’arrive pas à me concentrer suffisamment, le combat requiert toute mon attention.
La créature fonce encore une fois sur mon âme-sœur dans une attaque sauvage, pour le percuter. Yaël fait un pas sur le côté au dernier moment et d’un geste vif et puissant lui plante sa lame dans la cuisse. Je sens la force qu’il a fallu pour traverser l’armure. Je bénis la Dame pour cette arme. Le hurlement de la bête me scie les oreilles. Elle rétablit son équilibre mis à mal par cette feinte et se tourne à nouveau vers Yaël grognant sa colère et sa douleur. Sa blessure ne semble pas la gêner, ce qui en dit long sur sa puissance. J’observe ce duel le cœur étreint d’angoisse.
Je n’ose pas intervenir, je crains de mettre Yaël encore plus en danger. D’ailleurs celui-ci a senti ma présence car il me hurle dessus et me somme de ne pas me découvrir. Il ne peut être sur deux fronts à la fois. Je reste dans l’ombre et bloque bien ma psyché pour que la bête ne sente pas ma présence. Yaël porte sur lui mon odeur puisqu’il m’a prise dans ses bras donc je ne crains pas que celle-ci me trahisse.
Les deux adversaires se tournent autour. Les mâchoires du jeune homme sont crispées et ses lèvres serrées forment une ligne fine fermée par sa concentration. Ses yeux d’obsidiennes flamboient et ne quittent pas la créature qui fonce de nouveau vers lui. Malgré sa vivacité, il n’évite pas la griffe qui accroche profondément son bras. Le sang jaillit aussitôt faisant feuler la bête dont les babines retroussées laissent couler la bave en longs filets visqueux. Je porte mes mains tremblantes à ma bouche pour étouffer le cri d’angoisse qui veut jaillir « je vais bien, surtout ne crie pas ! j’ai déjà assez de problème ! ». Je reste coite, le corps tendu comme un arc. Le monstre s’approche de lui, comme s’il était sûr de sa victoire. La griffe toujours agrippée au bras de Yaël qui semble tituber. Il est maintenant face au monstre et avant que l’autre bras ne s’abatte sur lui, il se dégage en se baissant avec une rapidité et une violence qui me subjugue, déchirant son bras au passage. Les runes de l’épée flamboient brusquement au moment où il la plonge de toute sa force, par-dessous le bras qui s’est abattu dans le vide, entre les côtes de la bête pour atteindre son cœur. Celle-ci s’effondre sur lui comme une masse qui ondule et laisse apparaître un homme nu et mort !
Je me précipite vers Yaël qui tente de se dégager. Je l’aide à se défaire de ce poids et me jette contre lui le serrant avec une force née de ma peur de le perdre.
Il referme son bras valide sur moi. Sa chaleur se propage dans mes os gelés et je lève les yeux vers lui. Il a le regard fatigué et sa mâchoire est serrée sur sa douleur. Je regarde son bras blessé. Il est profondément ouvert et saigne abondamment.
Nous ne prononçons pas un mot, nos gorges sont trop serrées par l’émotion, mais nos pensées s’entrechoquent et se tournent autour, comme nos liens sur la toile, noyées dans cette peur que j’ai eue, mon soulagement, sa colère et son angoisse. La violence de ces sentiments explose dans nos têtes. J’ai le tournis mais je reprends pied pour le soigner.
- Je vais chercher de quoi panser ta plaie, dis-je la voix rauque
Il a du mal à me lâcher. Je lui offre un sourire encore tremblant et me dégage avec douceur. Je dévale les marches pour arriver dans la chambre que j’évite de regarder. Les portes de l’armoires ne tiennent que par un gond et les draps sont déchiquetés, comme tout le reste.
Néanmoins j’ai suffisamment de tissus pour faire des bandes de compression. « Tu peux stopper l’hémorragie !», Zark m’éclaire sur la procédure à suivre. Je lui demande si appeler Erik ne serait pas plus judicieux. J’entends un petit soupir qui me fait lever les yeux au ciel. Je me précipite à nouveau au grenier avec mes bandages de fortune.
Yaël est adossé au mur, le plus loin possible du carnage, ses yeux virent, il est sur le point de perdre connaissance. Je me mets à genoux près de lui et lui envoie mon énergie pour qu’il revienne vers moi.
Sans le regarder - j’ai peur que son regard me perturbe - je pose mes deux mains sur sa blessure. Mon cœur s’affole, je crains de ne pas y arriver mais mes paumes chauffent contre sa plaie. Soulagée, je murmure l’incantation que me dicte Zark. Je n’ai pas assez de sang froid pour chercher en moi car l’angoisse est trop forte. Cela me touche de trop près et je craindrais que mon remède soit pire que le mal. Je jette un œil sur Yaël qui me regarde faire, confiant. Un sourire reconnaissant étire mes lèvres. La sueur perle sur son visage et dégouline de ses tempes. Je lis la souffrance sur ce visage bien qu’aucune plainte ne franchisse ses lèvres.
J’enlève mes mains lentement lorsque la chaleur diminue tout en observant attentivement l’écoulement du sang qui, à mon grand soulagement, s’est tari. La balafre est large, mais Erik s’en occupera lorsque nous rentrerons. Je souffle pour me détendre et rapproche les lèvres de la blessure pour l’entourer des bandes de tissus, ça devrait aller pour l’instant. Je plonge mes yeux dans ses obsidiennes envoyant un flux apaisant le long de ses nerfs pour apaiser la douleur.
Il réprime son soulagement mais celui-ci ne m’a pas échappé. Je pose sur sa joue un léger baiser qui fait battre l’organe dans ma poitrine. Il me fusille de ses prunelles noires et je mords mes lèvres. Je vais avoir droit à un savon.
- Je t’avais demandé de rester en bas ! grogne-t-il.
- C’est ce que j’aurais fait, si tu ne t’étais pas fermé. Je ne supportais plus de ne pas savoir comment tu allais.
- Je ne pouvais pas faire autrement. Le maître d’œuvre de tout ça voyait peut-être par l’esprit de sa créature… je n’allais pas prendre ce risque.
Je baisse les yeux, contrite de n’avoir pas pensée à ça. « Navrée », ma pensée exprime mieux que mes mots la sincérité de mes excuses.
Il marmonne un juron entre ses lèvres et essuie la sueur qui coule sur son front avec sa main valide. Il se lève avec un demi-sourire.
- Merci pour l’épée, c’est une merveille qui a fait un bon boulot. Tu peux la faire disparaître maintenant.
- Non ! je ne peux pas. Je l’ai enchantée pour toi et elle fait désormais partie de la réalité. Elle est tienne et n’obéira qu’à toi. Si quelqu’un s’en empare, elle disparaitra en fumée.
Il hausse un sourcil étonné et regarde son arme à terre, tâché du sang de la créature « Merci Man am qwa rha ». Je frissonne sous le chuchotement tendre qui résonne dans mon esprit. Il passe son bras valide autour de ma taille et côte à côte, nous observons la scène en détail pour tenter de comprendre pourquoi ces créatures étaient sur les lieux.
Faisant abstraction des cadavres et de tous ces amas de chairs morbides, je me concentre sur ce qui a été détruit. Du papier… partout… des morceaux éparpillés dans le sang, Il y en a tellement ! C’est fou ! Le tas le plus important vient d’un carton éventré sur lequel leur rage s’est défoulée. Je m’approche de quelques fragments qui me semblent recéler du texte.
Je me penche pour ramasser le lambeau d’une page déchirée où des lettres, dans une langue qui m’est inconnue, tremblent devant mes yeux avant que mon esprit s’ouvre à leur compréhension. Yaël ramasse d’autres morceaux, stupéfait de lire sa langue sur ces papiers. Il est impossible de renouer le fil de ce qui est écrit dans ces cahiers, car il s’agit bien de cela, j’ai trouvé quelques bouts de couvertures qui ne laissent pas place au doute. Seuls des mots épars que je comprends mais qui n’ont aucun sens flottent dans mon esprit qui, soudain, divague.
Le choc me pétrifie, mes bras pendent mollement, mes mains sans force laissent tomber ces fragments. « Les cahiers de ma mère… les cahiers de ma mère ». Cette pensée tourne en boucle. Je sens les bras de Yaël se fermer sur moi, mais telle une poupée de chiffon, je n’ai aucune réaction. Ma mémoire éjecte les propos de Laure sur ma mère, ceux que j’avais sans le vouloir enfouis loin… très loin.
Une douleur me vrille le cerveau et, comme une nouvelle naissance, une partie de mes souvenirs vient au monde dans la souffrance. Je crie ! Je m’en arrache la gorge, je lève mes mains dans un geste violent pour griffer mon visage qui grimace, pour arracher de moi cette pointe qui fouaille mon cerveau, mais deux mains étrangères les attrapent.
Je me débats, comme une folle. C’est ça je deviens folle ! « Enora ! Arrête ! Je suis là ma douce ». L’injonction de Yaël, puis ces mots tendres parviennent à percer le brouillard qui m’a envahi jusqu’à me faire basculer. Son énergie m’enveloppe, mais l’étau de la douleur ne reflue pas pour autant. En sanglots, je m’effondre contre lui. Je pleure cette mère qui s’est effacé de ma mémoire en bloquant mes souvenirs, qui a occulté de ma psyché tous mes sentiments à son égard. Quelle mère fait cela ?
La bouche de Yaël sur mes cheveux, sa main qui me caresse sans s’arrêter ne diminuent pas mes soubresauts. J’ai mal, physiquement, j’ai l’impression que mon corps se tord sous la douleur. Seule la poigne de Yaël me maintient debout. Psychiquement, je valse entre une lumineuse énergie et l’obscurité des ténèbres qui tentent d’emporter ma raison.
Soudain, je perçois le lien bleu-nuit. Je le sens qui s’enroule autour de mon propre lien. Je m’accroche à cette vision. Il projette sur mon lien rouge une vague émotionnelle qui se répand et déferle sur moi en m’inondant de son amour. Yëlan s’enroule autour de moi, comme son lien, pour me transmettre sa chaleur et sa force tandis qu’une onde d’affection où je discerne Roland, la meute, Laure par l’intermédiaire d’Erik m’enveloppe de toute part. Zark me transmet l’attachement de mon peuple qui, à mon cri de détresse, s’est uni pour me soutenir.
La douleur reflue peu à peu. Mon esprit s’éclaircit sous la fulgurance et la brillance de tous ces sentiments. Ma respiration s’apaise et je m’écarte légèrement de Yaël. Mon Dieu ! je m’agrippais comme une malade à son bras blessé, du sang tâche à nouveau son bandage.
- Chut ! ce n’est rien.
Je le regarde les yeux encore humides et quelque peu honteuse de m’être donnée en spectacle. Il lève les yeux au ciel en percevant mes pensées.
- Roland et Erik arrivent. Ils vont faire le ménage ici.
- Les pa… papiers…
Ma voix est inaudible, j’ai du mal à parler.
- Ils vont ramener tout ce qui est encore lisible, ne t’inquiètes pas.
Je hoche la tête. Yaël me porte malgré mes protestations éraillées, qu’il fait mine de ne pas comprendre.
Lorsque les deux hommes débarquent, j’arrive à imposer à Yaël qu’Erik s’occupe en priorité de sa blessure, grâce à la besace qu’il a toujours avec lui. Roland me prend contre lui pour me soutenir, sous le regard noir de son ami dont il n’a cure. Les gestes d’Erik sont rapides et l’onguent qu’il pose sur le bras de Yaël ferme la blessure. Il pose un nouveau bandage lui recommandant d’être prudent pendant quelques jours. Sans blague ! Il faudrait l’attacher pour ça. Sans un mot ce dernier m’arrache aux bras de Roland qui peine à rester sérieux devant la possessivité de son camarade. Juste le temps de leur faire un signe, Yaël nous fait traverser le portail qui perce difficilement le brouillard qu’Erik a fait descendre sur la maison et ses environs.
[1] Décime mes ennemis ; Chante pour me prémunir ; La mort au bout de ta lame ; La vie pour mon âme