Les adieux
Je monte l’escalier presque en courant et dépose mon doux fardeau sur le lit. Ses lèvres forment une ligne blafarde dans la pâleur de son visage. Mon cœur se serre. Je lui caresse doucement le front. Ses deux noisettes croisent mon regard inquiet et elle tente un pauvre sourire pour me rassurer.
- Je vais te chercher une tisane…
- Je ne bouge pas, t’inquiètes !
Sa pauvre tentative d’humour me tire un léger sourire et je me précipite vers la cuisine. Sally me manque encore plus à cet instant où j’aurais pu faire ma demande sans quitter Enora.
Laure m’accueille sur le seuil de la pièce en me demandant des nouvelles de sa cousine. Je la rassure et me dirige vers la pharmacopée de Sally.
Je remplis la tasse d’eau à laquelle je rajoute un sachet de tilleul et une pincée de poudre concoctée par Erik pour endormir. Je serre le récipient dans mes paumes pour réchauffer la tisane et sans plus m’attarder je retourne vers Enora, reconnaissant envers Laure de ne pas m’accabler de questions. Elle a compris que pour l’instant, elle doit nous laisser seuls. Elle verra sa cousine plus tard.
Je suis allongée près de la jeune fille et surveille son sommeil. Sa poitrine se soulève tranquillement au rythme de sa respiration paisible. Son visage est détendu et je réprime une brusque envie de le caresser pour ne pas la réveiller. Elle s’est endormie d’un seul coup, à peine sa tisane avalée.
Je prends une grande inspiration pour retrouver un peu de sérénité. Je n’ai jamais eu aussi peur de ma vie. J’ai senti la fracture lorsqu’une partie de ses souvenirs est remontée.
J’ai vécu sa souffrance avec une telle acuité que j’ai cru que j’allais devenir fou, jamais je ne m’étais senti aussi impuissant. Il m’a fallu toute ma volonté pour prendre du recul face à ce qu’elle m’envoyait et pouvoir la soutenir. J’ai bien cru la perdre. J’ai vu le moment où sa raison allait basculer. J’en ai encore des sueurs froides et la gorge serrée. Je n’arrivais plus à l’atteindre malgré l’énergie que j’envoyais.
Sans que j’en ai vraiment eu conscience mon lien est intervenu en se collant au sien et a envoyé la force de mes sentiments dans sa psyché pour la ramener vers moi. Pour la première fois, j’ai reconnu et j’ai nommé cette émotion. Je n’ai pas d’autre choix que d’accepter cet amour qui a balayé toutes mes certitudes.
Je pense également à toutes ces ondes positives qu’elle a reçues de tous les membres de mon équipe et de notre peuple qui me sont également parvenues. C’était inattendu, mais magnifique.
Les questions se bousculent dans mon cerveau. Comment ces créatures ont-elles pu franchir les mondes ? Je pense qu’elles n’étaient pas forcément là pour Enora, mais plutôt pour détruire les cahiers. Le reste relève de leur nature sauvage. De ce que j’ai vu, j’en conclus qu’il s’agissait d’un voyage sans retour qui me fout des frissons et me met en rage. Si les parents de Laure étaient venus sans nous avertir ? Si… si… toutes les conséquences de leur présence étaient mortelles.
Qu’elles se soient entredéchirées ne me surprend pas, mais que ce serait-il passé si nous n’étions pas venus aujourd’hui ? La survivante aurait réussi à sortir et aurait fait un carnage dans la population. C’est une aberration ! Nul terrien ne doit être averti de notre existence. C’est une règle incontournable ! Et nul d’entre eux ne mérite d’être abominablement tué par une créature qu’il n’est pas prêt à affronter même dans ses pires cauchemars. Un être qui n’existe pas sur terre.
J’attends le retour de Roland qui ramasse le maximum de fragments des cahiers et d’Erik qui fait disparaître les cadavres et toutes traces de sang. Pour le reste, je laisserai des ordres pour que tout soit remplacé avec l’accord d’Enora bien sûr. Je subodore déjà qu’il va falloir discuter ferme pour qu’elle accepte.
Je ferme les yeux pour tenter d’échapper à cette multitude de questions qui me mettent les nerfs à vifs et me focalise sur ma respiration pour me calmer. A l’orée de ma psyché, je sens Enora s’agiter bien que son corps soit toujours tranquille. Je lui prends la main pour la rassurer de ma présence et je laisse mon esprit vagabonder vers elle. Je me remémore notre rencontre, la danse de nos liens sur la toile, je vois son visage souriant ou rebelle dernière mes paupières.
Un sourire ironique étire mes lèvres à la réminiscence de nos affrontements. La jeune fille introvertie m’a bien démontré sa nature têtue et frondeuse. Je l’imagine chez nous, j’ai hâte de partir maintenant. Il y a urgence pour trouver le commanditaire de ces agressions sur elle et sur les villages. Et surtout il me tarde qu’elle oublie ce corps pour ne plus voir que le vrai moi ! J’ai beaucoup de reconnaissance envers cette enveloppe qui m’a permis de mener ma mission à bien, mais j’arrive au bout et j’ai besoin de passer du temps dans mon monde.
***
Nous sommes tous réunis autour de la table de la salle. La meute est allongée près de nous, les oreilles pointées, je les sens attentifs.
Roland a étalé tous les morceaux de papier qu’il a pu récupérer. Le reste a brulé comme les cadavres réduits en cendres qu’Erik a dispersé dans un tourbillon. L’appel à la force de la terre a permis de faire disparaître les traces de sang ainsi que tous les débris qui se sont dissous dans l’air.
Roland et moi lisons les mots que nous déchiffrons dans notre langue sur les papiers tandi qu'Enora les traduits à Laure qui écrit. Un vrai travail d'équipe . Cela fait maintenant une liste considérable à décortiquer. Nous n’avons aucune phrase dans son intégralité, parfois deux mots à la suite et c’est vraiment le maximum.
Les créatures ont bien fait leur travail. Elles en ont fait des confettis de ces cahiers.
Laure nous a préparé des sandwichs que nous mangeons avec appétit, entre deux gorgées de bière. Les filles ont préféré un soda pour garder la tête froide. A croire que nous allons rouler sous la table avec une seule bière ! Roland a ricané et je suis resté impénétrable devant cette provocation féminine.
Nous avons fait des tas avec les mots qui reviennent régulièrement et finalement nous arrivons au bout de ce travail fastidieux sans avoir pu tirer un fil conducteur.
- Ça ne mène nulle part.
Agacé, je prends un fragment dans la pile la plus épaisse : Avalon ! Par tous les Dieux cette femme savait tout, qu’aurait-elle fait si son destin ne s’était pas arrêté au détour d’une route ? J’en frémis.
- Avalon, magie, dit Laure décontenancée. En même temps, la magie vous baignez dedans, alors ce n’est pas si fou que ça !
Elle a raison mais je ne peux pas la laisser poursuivre sur ce chemin-là. Je jette subrepticement un œil à Roland qui pince les lèvres de contrariété.
- Pourquoi ma… mère écrivait sur des cahiers l’histoire d’Avalon, on connaît la légende Arthurienne, la Dame du Lac, la forêt de Brocéliande... Et surtout comment connaissait-elle cette langue ? Et si ce n’était pas elle qui avait écrit, qu’elle avait trouvé ces cahiers ?
Les questions d’Enora détourne Laure de ses interrogations. J’en suis soulagé. Mentir n’est pas dans mes habitudes et avec l’intuition d’Enora en plus, cela s’avère presque impossible. Je trouve le regard de ma belle et calme son anxiété en caressant sa psyché. Ses mains, qu’elle martyrise en les frottant l’une contre l’autre, se posent autour de son verre. Elle souffle, pour apaiser sa respiration, les yeux fermés.
- Ta mère a découvert ses pouvoirs en arrivant ici. Je pense qu’elle a rencontré quelqu’un de notre monde qui l’a guidée.
- Un traitre parmi les sentinelles ?
Roland s’insurge. Pourtant, je ne vois pas d’autre solution, à moins qu’elle n’ait appris et compris seule.
- Elle a bloqué mes souvenirs…
- Elle a surtout bloqué tes pouvoirs, Enora, et en le faisant elle s’est effacée de toi… comme elle a dissimulé ses ascendants. Elle était puissante.
Je laisse Enora découvrir, dans mes souvenirs, le cheminement qui a été le nôtre, avec Roland. Comment nous avons compris qu’elle avait utilisé un sort de dissimulation afin de ne pas être découverte par les sentinelles.
Le pourquoi flotte dans l’air, mais nous n’avons aucune réponse.
- Que s’est-il passé réellement lorsque tu as hurlé de souffrance !
La question de Roland est judicieuse. Même moi qui était en première ligne, j’ai du mal à comprendre les images qu’elle envoyait, sans le vouloir.
- Je ne sais pas vraiment. Des souvenirs ont surgi. Je n’ai même pas eu temps de les voir qu’ils ont disparu. Et cela s’est poursuivi comme un cercle sans fin. Apparition, disparition ! Comme si le néant rattrapait les souvenirs dès qu’ils émergeaient. C’était… c’était une vraie torture !
Le silence accueille cette explication. L’incompréhension et la douleur que je devine en elle, me serre le cœur. J’ai des envies de meurtre en pensant à cette femme. Si elle se trouvait en face de moi, je crois bien que je la mettrais en pièces.
- Donc, tu n’as pas plus de souvenirs ? déclare Laure en entourant les épaules de sa cousine.
Enora hoche négativement la tête. Roland et moi nous regardons avec la même intuition. « Elle a osé le sort de dissimulation sur sa fille ? ». Je lui jette un vif regard d’acquiescement. C’est une hypothèse plus que certaine. Je ne vois pas d’autres raisons à cette disparition de tous souvenirs et de sentiments… comme si ses parents n’avaient jamais existé.
- Je crois que ma mère a verrouillé mes quatre années de vie avec eux. La découverte des cahiers a fait émerger des souvenirs qui ont été balayés par ce blocage.
Elle me regarde pour me défier de nier sa théorie.
- Oui, je suis persuadé qu’elle a usé de ses pouvoirs contre toi… au-delà d’inhiber tes capacités. Je suis désolé Enora.
- Elle m’a également enlevé tous les sentiments que je devais avoir pour elle. Je ne ressens rien pour cette femme, hormis le mépris pour une telle action. Ma mère, c’est celle de Laure.
Néanmoins, malgré ses allégations, je lis la déception et la colère dans son attitude, parce qu’à ce moment précis son mur m’interdit l’accès à ses pensées.
- Quand tu maîtriseras toutes tes capacités de Dame, tu feras sauter ce barrage.
Enora offre un sourire reconnaissant à Roland. Quant à moi, j’ai comme un doute. Il faudrait déjà que ce blocage ne concerne pas ses pouvoirs de Dame. Je constate que, malheureusement, la jeune fille continue de se dissocier de la Dame, et ça ! C’est pas bon du tout !
- Revenons à cette liste, dit-elle en se redressant, indiquant par-là, que cette discussion est close.
Laure s’empresse de rebondir pour changer les idées à sa cousine.
- Je ne comprends pas toutes ces références à Avalon, quel est le rapport avec votre monde ? !
Laure ! les pieds dans le plat ! je soupire discrètement. Je vais faire du Yël, plus concis que moi, c’est impossible !
- Je ne sais pas, dis-je le visage impassible.
Enora est pensive, les yeux dans le vague. Je ne sais pas qu’elle chemin elle parcourt parmi tout ce qu’elle vient de découvrir. Je devine que la blessure mettra longtemps à cicatriser. Je me demande comment une mère peut en arriver là.
- Elle était puissante comme une Dame ?
La question d’Enora me désarçonne. Oui elle était puissante, mais une Dame ? certainement pas !
- Une Dame est par essence juste, orientée vers le bien-être des autres parfois au péril de sa propre vie, ce qui ne semblait pas être son cas. Alors oui elle était puissante et non, elle n’aurait jamais pu être une Dame !
Un concert de grognement émane de la meute pour confirmer mes paroles. Ils se rapprochent d’elle pour la soutenir. Malgré mon agacement, je la vois distribuer caresses et tapes affectueuses à mes compagnons. Roland rit sous cape et un léger sourire étire les lèvres de la jeune fille alors qu’elle lève les yeux vers moi. Mais je reste impénétrable.
- Donc c’est de là qu’elle a tiré la faculté de connaître votre langue…
- Je pense toujours qu’elle a été aidée mais elle a pu tromper son monde et celui qui l’a aidé ne sait peut-être pas qu’il l’a fait
Enora hoche la tête en fixant les fragments disposés sur la table en petits tas. « Nous ferons des recherches sur Tyl Aran Norie. Nous devons partir, ne serait-ce que pour éviter qu’une autre créature ne rejoigne ce monde pour t’atteindre ».
Tout le monde est silencieux. Laure qui a deviné que nous échangions télépathiquement, ne fait pas de commentaire et attend avec discrétion que nous revenions au langage parlé.
- D’accord, est-ce que tout est prêt, de ton côté ?
Enora regarde Erik qui a préparé les stèles où nos corps reposeront.
- Oui, ma Dame, je n’attends que ta décision.
- Alors, autant ne pas s’attarder plus, on y va ! dis-je fermement.
Les jappements de la meute démontrent, s’il en était besoin, leur impatience à regagner notre monde. Comme je les comprends !
Laure a les yeux humides. Elle étreint les loups qui ne se privent pas de lui léchouiller le visage pour lui faire leurs adieux.
Roland la serre dans ses bras. Je m’écarte pour la laisser seule avec mon ami. Ce sont des adieux, elle le sait. Je crois que Laure a un faible pour mon ami et je pense que la jeune fille ne lui est pas indifférente. C’est une raison supplémentaire de partir. Ces deux-là, c’est une histoire impossible, hélas.
Erik se plait sur terre, sa mission et ce qu’il est, s’arrangent bien de l’aide qu’il peut apporter aux habitants en les soignant.
Je m’approche à mon tour de Laure et essuie les larmes qui coulent maintenant sur ses joues. Je la berce et la remercie pour tout ce qu’elle a fait pour sa cousine et lui assure qu’elle aura de nos nouvelles par Enora qui, elle, pourra revenir au sein du manoir. Du moins, je l’espère de toute mon âme.
Dès qu’Enora aura pris une décision définitive quant à sa vie sur Tyl Aran, nous devrons organiser son décès sur terre afin que son oncle et sa tante fasse leur deuil. La jeune fille les a appelés avant notre réunion et a discuté un bon moment avec eux, histoire qu’ils ne cherchent pas à la joindre trop rapidement. Laure garde le portable de sa cousine et enverra des textos de temps en temps.
Je laisse les cousines seules et me rends dans le quartier des loups pour faire mes adieux à l’esprit de mes amis à quatre pattes. Pour une fois mes compagnons acceptent mes manifestations d’affection à leur animal en se retirant pour leur laisser la place.
***
Tout est prêt. Erik a préparé la tisane pour Enora. Je suis dans la crypte pour vérifier que nos stèles sont prêtes à accueillir nos corps, bien que je ne doute pas du sérieux d'Erik. J'ai juste besoin de m'éloigner un peu de l'agitation qui règne dans le groupe. Je doute de revenir mais ce corps servira à d’autre sentinelles. Roland est sûr quant à lui de sa décision. Cela fait plusieurs années maintenant que nous sommes sur terre et contrairement aux loups qui rentrent régulièrement à Tyl Aran pour des raisons évidentes de santé mentale, Roland et moi n’y sommes allés que rarement et cela commence à peser. Il est temps de laisser la place à d’autres.
En pensant à tout ce temps passé sur notre mission, je suis surpris qu’Enora n’ait pas encore posé la question de notre âge. Je ne doute pas que cela viendra, quand elle n’aura plus sous les yeux les corps des deux hommes qui, malheureusement pour eux - que les Dieux les ait en grâce - nous ont accueillis.
Je retrouve ma Dame dans sa chambre, la tisane près d’elle. Elle m’attendait. Je lis l’angoisse dans ses beaux yeux et une vague d’amour me submerge.
Je m’allonge près d’elle et la prend dans mes bras pour la rassurer.
- Tu vas retrouver ton lien bleu-nuit, lui dis-je en plaisantant.
Depuis que nous sommes revenus de Tyl Aran, elle n’a plus fait ce rêve et nous n’avons plus dansé sur la toile. Je le regrette, mais c’est la suite logique des choses car elle n’a plus besoin de ce rêve. Le lien est arrivé à destination. Il existe maintenant reliant notre monde à son corps, ici, sur terre
Alors alors... J'ai repris ma lecture au chapitre 15 et comment dire... de l'attaque aux adieux, j'adore cet univers que tu as créé. La relation entre Enora et Yael est très intéressante, j'aime beaucoup comment elle évolue. Ton style d'écriture est fluide et pas lourd du tout. Les descriptions bien menées nous permettent de bien visualiser les situations.
Ton histoire est top ! J'ai hâte de lire la suite.
A part que j'aime beaucoup, j'ai pas grand chose à dire.
Dans les remarques, je dirais que dans certains chapitres tu as oublié des mots, j'avais quelques questions mais là tout de suite, j'ai oublié lool
Merci pour ta lecture et tes retours qui me touchent beaucoup
La suite attendra un peu car je suis à un tournant difficile et j'hésite sur le chemin à emprunter. Je me do ne le temps de la réflexion
En relisant, j'ai effectivement constaté que des mots manquaient j'ai corrigé mais je compte sur la réécriture pour affiner les corrections
Encore merci d'avoir pris le temps de tout lire
À bientôt
A bientôt
Et en attendant j'irai lire avec plaisir la suite de tes romans
À bientôt
A bientôt