Chapitre 29 : La femme et la plume

Bien qu’il ne se soit accordé que quelques heures de repos après l’aube, Caraghon ne se sentait pas fatigué. Toute la tension qui s’était accumulée dans ses muscles et dans son esprit ces derniers jours semblait s’être évaporée, chassée par la voix de Lün. Et alors l’envie le prit de retrouver le chemin de la volière, qu’il avait depuis un certain temps délaissé.

— Tiens, vous revoilà, l’accueillit Waren en le voyant franchir le seuil.

— Je m’excuse de vous avoir abandonné, répondit le jeune homme avec un sourire.

— Je ne vous en tenais pas rigueur, s’amusa le fauconnier, les mains encombrées de différents bouquets d’herbes que Caraghon ne reconnut pas. En revanche, un petit bonhomme là-bas s’ennuyait de vous.

Il désigna du menton le perchoir assigné aux deux incarnats. Caraghon s’en approcha aussitôt. Bien qu’ils soient semblables, il n’eut pas de difficulté à reconnaître celui qui lui était échu, à sa façon de claquer du bec en le fixant d’un air contrarié ; il se mit en devoir de lui caresser le cou pour se faire pardonner. Le rapace émit un petit piaillement satisfait en renversant la tête en arrière.

— Je les nourris, mais c’est tout ce qu’ils me laissent faire, reprit Waren derrière lui. De toute façon, je ne crois pas que les faire sortir en hiver soit une bonne idée. Le climat ne leur conviendrait pas.

— C’est aussi mon avis. Mais l’enfermement doit également leur peser.

Il examina le second faucon, celui qui était censé appartenir au roi. Ses yeux jaunes étaient dardés sur lui d’un air scrutateur.

— Sa Majesté a rarement le temps de descendre ici, malheureusement, précisa le fauconnier comme s’il avait saison son interrogation muette. Et plus encore en ce moment.

Caraghon opina. S’il ne se trompait pas, le conseil vassalique censé débattre de la question de l’Arenor auquel le roi et Tyeltaran assistaient devait se tenir aujourd’hui même.

— Une situation de plus en plus déplorable, continua Waren en broyant ses plantes dans un mortier d’un air ennuyé. On peut comprendre que la priorité du roi ne soit pas donnée aux loisirs.

Au même instant, la porte s’ouvrit avec fracas. Le jeune homme s’attendit à moitié à voir surgir Kanska, mais à place, c’est une silhouette couronnée d’une crinière rousse qui fit son apparition.

— Caraghon, quelle heureuse surprise ! s’exclama-t-elle en portant aussitôt son regard vers lui.

Il masqua de son mieux son agacement face à cette nouvelle rencontre. Au moins l’avait-elle appelé par son nom, cette fois.

— Je ne savais pas que vous vous intéressiez à ces volatiles, lança Tsunara en s’approchant, avec cette démarche chaloupée qui lui donnait plus l’allure d’une danseuse que d’une guerrière.

Sous la main de Caraghon, l’incarnat se raidit et claqua du bec d’un air mécontent.

— Une surprise réciproque, répondit-il avec une certaine froideur.

— Oh, j’aurais volontiers participé à la chasse d’Uthilia si seulement j’étais arrivée quelques jours plus tôt à Eäran, expliqua-t-elle en lui adressant un sourire énigmatique. Cependant j’avoue préférer les chiens aux oiseaux.

— Pourquoi êtes-vous là, dans ce cas ? demanda le jeune soldat en feignant l’intérêt.

Tsunara sembla une seconde surprise, avant de rapidement battre des cils. Il ne put s’empêcher de constater que ses yeux gris en amande étaient particulièrement beaux. Si seulement elle n’abordait pas ce sourire coquet qui était commun à toutes les courtisanes vénales…

— Oh, sans raison particulière. Mais je vous trouve très loquace, aujourd’hui, s’exclama-t-elle avec un rire léger.

Peu importe qu’elle fût ironique ou non, il garda le silence face à cette remarque. Il continuait de caresser avec douceur les ailes de l’incarnat pour l’apaiser, conscient de son énervement. Waren avait disparu de sa vue, et cet abandon l’agaça. Il était venu ici pour chercher refuge, mais il semblait que les problèmes s’obstinaient à le pourchasser.

— Il est adorable, ce petit oiseau, roucoula Tsunara en avançant la main vers le rapace. Je peux ?

Sans attendre la réponse, elle toucha le sommet de sa tête avec l’intention de le caresser. Le faucon tordit le cou en claquant du bec, le plumage hérissé d’une façon menaçante. La jeune femme eut tout juste le temps de reculer avant de voir son doigt sectionné.

— Il a failli me blesser ! se récria-t-elle d’un air scandalisé.

— Il ne fallait pas le toucher, répliqua Caraghon avec indifférence.

Elle fit la moue et se détourna comme si cela lui était, somme toute, tout à fait égal.

— Cela a été un plaisir de te revoir, murkha.

Il la regarda sortir avec surprise, avant de jeter un coup d’œil soulagé au rapace. Celui-ci s’était calmé et frottait affectueusement sa tête contre sa paume.

— Merci, petit guerrier, souffla Caraghon en souriant. Mais voilà qui me fait réaliser que je ne t’ai pas encore baptisé. Je fais vraiment un piètre compagnon. Que dirais-tu de Sarehon ? C’est ainsi que se nommait le tout premier roi de Dejclencie, qui était un chevalier valeureux.

C’était également le nom du faucon favori de son père, qui avait disparu après sa mort.

Finalement, Waren reparut de la réserve en portant un sac qui contenait la pitance de ses protégés. Il ne vit pas, ou peut-être évita le regard un peu accusateur que Caraghon lui adressa.

— Puisque vous êtes là, peut-être pourriez-vous m’aider, proposa-t-il en déposant le sac sur une table, s’attirant l’attention de la plupart des rapaces de la volière.

Le jeune soldat ne put refuser. Il n’était pas contre tout ce qui lui permettrait de rester le plus longtemps possible. Alors il seconda le fauconnier pour distribuer la viande fraîche à la ronde. Bientôt, la volière résonna de criaillements aigus et de bruissements d’ailes des oiseaux qui se disputaient leur repas.

— Pardonnez ma question, glissa-t-il après quelques instants, mais que signifie « murkha » ?

Waren lui décocha un regard étonné, avant de se frotter la nuque d’un air gêné.

— Je ne sais pas l’équivalent dans votre langue, finit-il par répondre avec hésitation, mais cela désigne quelqu’un… d’un peu idiot, sans manières – vous voyez ? Pourquoi voulez-vous savoir cela ?

— Simple curiosité, éluda Caraghon, conscient que cette excuse ne duperait personne.

Elle le traitait d’idiot et de barbare sans cesser de lui couler des regards aguicheurs. Pour le moins curieux.

Quand il parvient à la hauteur de son incarnat, au lieu de simplement lui jeter le morceau de viande, il le lui proposa sans le lâcher.

— Prends, Sarehon, souffla-t-il.

Il devina l’hésitation du faucon, peu habitué à le voir le nourrir, avant de finalement se décider à s’emparer de ce qu’il lui tendait.

— Vous lui avez donc donné un nom ? fit remarquer Waren tout en se lavant les mains dans un broc d’eau.

Caraghon acquiesça en regardant le rapace refermer ses serres sur le morceau de chair pour en arracher des lambeaux avec son bec. Baptiser ainsi cet oiseau revenait à se l’approprier réellement, chose qu’il se sentait un peu réticent à faire. Il faudrait qu’il aborde ce sujet avec le prince Alàtar, à qui il était originellement destiné – quand bien même le prince cadet prétendait n’avoir aucun intérêt pour la chasse.

Une occasion se présenta, plus tôt qu’il ne l’aurait imaginé. Lorsque, quelques heures plus tard, il reprit le chemin de sa chambre dans l’idée de se débarrasser du délicat parfum de cuir, de fiente et de sang qu’il charriait, la silhouette du prince cadet surgit d’un couloir contigu, les bras chargés de liasses de parchemins reliés. Quand il le remarqua, il s’arrêta pour le laisser le rattraper.

— Verrez-vous un inconvénient à m’accorder un peu de votre temps, hîl Caraghon ? demanda-t-il d’une voix sans appel.

— Je suis à vous, assura le jeune soldat, aussi heureux de ce hasard qu’intrigué.

Ils ne s’étaient pas adressé un mot depuis leur entrevue dans la bibliothèque, qui remontait déjà à presque deux décades.

— Allons dans mes appartements, suggéra Alàtar, nous y serons plus à l’aise.

Le jeune soldat ne put que lui emboîter le pas alors qu’ils gagnaient l’aile princière. Les lèvres pincées, Alàtar ne décrocha pas un mot jusqu’à ce qu’ils parviennent à sa porte, à l’extrémité du corridor où se situait celle de Tyeltaran. Il fit basculer le poids de sa pile de documents sur son bras gauche pour pousser le battant.

Les drastiques différences entre les deux princes d’Eälagon sautaient aux yeux rien que par l’aménagement de leurs appartements. L’antichambre d’Alàtar aux teintes ocres et au mobilier de bois sombre, dégageait une atmosphère de pragmatisme qui aurait davantage convenue à un notaire. Une servante occupée à nettoyer la cheminée se redressa avec précipitation à leurs entrées, les bras et le bas de ses jupes maculés de suie.

— Laisse-nous, ordonna Alàtar en déposant ses dossiers sur un pupitre.

Après s’être inclinée, la jeune femme disparut avec cette discrétion propre aux domestiques.

— Je ne voudrais pas vous retenir plus longtemps que nécessaire, aussi je m’efforcerais d’être bref, reprit le prince en s’asseyant derrière son pupitre, les jambes croisées. Vous avez peut-être entendu parler de la Fête de Cyrmë qui se tient dans quelques jours…

Caraghon confirma d’un hochement de tête.

— Elle s’étendra sur une partie de la journée et se poursuivra tout au long de la nuit. Bien évidemment, les ambassadeurs dejclans seront les invités privilégiés du roi lors du banquet nocturne. Voyez-vous où je veux en venir ?

Il pianotait distraitement sur le support de bois, faisant peser sur le jeune soldat son regard attentif.

— Oui, je vois, acquiesça ce-dernier, essayant déjà d’évaluer ses chances de se soustraire à la compagnie de Laeïos lors d’une telle cérémonie sans attirer l’attention.

— Je ne vous demanderai rien qui vous puisse vous porter préjudice. Si vous ne vous pensez pas en mesure d’assurer votre garde…

Aussitôt, le jeune soldat le détrompa :

— Vous pouvez me faire confiance.

Bien que son visage soit peu expressif, Alàtar parut soulagé.

— Il est facile de se fondre dans la foule lors des cérémonies honorifiques qui précèdent le bal, assura-t-il. Quand le vin et les conversations vont bon train, vous n’aurez qu’à éviter ceux qui risqueraient de poser des questions sur votre départ. Je m’efforcerai de donner un prétexte plausible à vos compagnons s’ils en venaient à vous chercher.

Caraghon acquiesça.

— Vous pouvez me faire confiance, répéta-t-il simplement.

Il comprenait parfaitement l’insistance qu’Alàtar mettait à s’assurer qu’il serait bien aux côtés de Lün ce soir-là. Lui-même n’en éprouvait pas moins de détermination. Après tout, il n’oubliait pas que le premier attentat avait eu lieu lors d’une célébration qui avait distrait le palais entier. L’idée que le mystérieux homme armé de la tour puisse de nouveau frapper, jusque-là simple éventualité, lui apparut plus concrète que jamais.

Alàtar laissa passer quelques secondes, portant la main à ses cheveux pour en lisser une mèche, avant de soupirer :

— Je suis conscient que ce n’est pas une chose facile que je vous demande, mais elle est nécessaire.

— Si l’on n’avait que des choix aisés, l’existence serait une route bien entretenue, et le monde bien autre, répliqua Caraghon.

Le jeune prince afficha un léger sourire, déridant son visage sévère.

— Un proverbe d’un de vos théoriciens… Astéphïos, si je me souviens bien.

Puis il se leva, appuyé d’une main au bord de l’écritoire, vêtu de sa longue cotte noire comme un magistrat comparaissant devant une assemblée.

— A ce propos, reprit-il d’un ton plus doux, il ne me semble pas m’être encore enquis de la façon dont se passent vos tours de garde.

Pendant quelques instants, Caraghon chercha les mots justes, avant de hausser les épaules :

— Le plus éprouvant est la lenteur du temps qui passe.

Le prince le regardait avec une expression qui, pour la première fois, n’avait rien de scrutateur.

— Vous n’avez pas peur ?

— Non, répondit Caraghon avec une pointe d’étonnement.

Alàtar hocha lentement la tête.

— Je déteste formuler une promesse que je ne suis pas sûr de tenir… mais je prie pour que vous soyez bientôt libéré de ce fardeau que l’on vous impose.

— Alors ne promettez rien, sourit Caraghon. A moins que vous n’ayez une nouvelle piste qui nous donne cet espoir ?

— Malheureusement, pas une, soupira le jeune prince.

Il marqua une hésitation, avant de demander :

— Et vous, hîl Caraghon, n’avez-vous rien remarqué de votre côté ?

Surpris par la question, l’interpellé haussa les épaules :

— Je ne suis guère familier de votre cour, mon prince. Comment pourrais-je vous être d’une quelconque utilité alors que je suis presque incapable de différencier deux Eälagoniens ?

— En vérité, répondit Alàtar d’une voix lente, comme s’il choisissait ses mots avec soin, je ne pensais pas seulement aux Eälagoniens. Dans l’esprit de certains, la coïncidence de la présence de Dejclans au palais et d’un tel attentat…

Il laissa sa phrase en suspens. Caraghon serra les dents pour refouler l’élan indigné qui menaçait de l’envahir. A cela, il y avait déjà pensé et réfléchi, malgré sa propre réticence à imaginer que ce fut possible ; mais l’entendre dans la bouche d’un autre l’irrita profondément.

— Sauf votre respect, déclara-t-il avec un calme qu’il était loin de ressentir, l’éventualité qu’un tel acte aurait été prémédité par l’ambassade ne tient pas debout. Avant notre arrivée à Eäran, personne parmi nous ne soupçonnait l’existence de Lün.

Alàtar hocha la tête, l’air pressé de se débarrasser de ce sujet.

— J’entends bien. Je ne fais qu’exposer une piste éventuelle, je ne porte d’accusation sur personne.

Il ramassa une plume abandonnée sur l’écritoire et la contempla comme si elle était la chose la plus captivante qu’il avait jamais vue.

— Votre sens de l’honneur est admirable, commenta-t-il après un bref silence. Tyeltaran a abondamment souligné vos qualités, et celle-ci en particulier.

Ignorant quelle serait la réaction appropriée, Caraghon se fendit d’une respectueuse inclinaison de tête. La plume lui rappela l’affaire du faucon, mais cela lui paraissait à présent une question bien futile. Après un court silence, le prince releva le regard vers lui pour le scruter avec attention.

— Une dernière chose me viens à l’esprit, hîl Caraghon ; j’ai pu remarquer que mon frère vous entraînait encore dans ses frasques. Je regrette qu’il s’obstine ainsi à vous faire perdre votre temps.

Son timbre s’était voilé d’une ombre que le jeune soldat n’apprécia pas.

— Vous n’avez pas à le regretter, puisque vous n’y êtes pour rien, répondit-t-il avec prudence.

Alàtar haussa les sourcils, son expression se teintant d’une ironie navrée.

— Malheureusement, et cela m’irrite plus que je ne saurais le dire. Outre le fait que sa place n’est pas à vos côtés, ni la vôtre aux siens…

Instinctivement, Caraghon se crispa. Il se souvenait fort bien de la dernière conversation qu’ils avaient eu au sujet de Tyeltaran, à quelques jours de la chasse d’Uthilia.

— Y’a-t-il un mal à ce que je tienne votre frère en amitié ?

D’un geste sec, Alàtar tordit la plume et brisa la rémige.

— Tyeltaran est trop inconstant pour vous faire le moindre bien. Il est semblable à un coup de vent. Vous avez déjà eu l’occasion de le constater, n’est-ce pas ? Il vient vers vous quand l’envie lui prend, s’éloigne quand l’envie lui passe… C’est un jeu pour lui, vous comprenez ? Résistez et il perdra patience. Cédez et vous n’irez nulle part. Vous ne serez pas le premier sur lequel il a jeté son dévolu.

Caraghon reçut ses mots comme une gifle. Ils avaient déjà eu une conversation à ce sujet-là, dont il gardait un souvenir déplaisant.

— Je ne comprends pas ce que vous insinuez, répondit-il, les dents serrées.

— Allons, ne me faites pas croire que vous ignorez la réputation déplorable qu’il traîne ? le coupa Alàtar.

— Je n’ai jamais prêté attention aux rumeurs.

— Alors quoi ? Vous pensez peut-être le connaître mieux que quiconque ? Hîl Caraghon, il ne vous a montré que la moitié de son visage – et vous n’avez aucune envie de découvrir l’autre, croyez-moi. De toute façon, vous n’en aurez ni le temps, ni le droit.

Les mains jointes sous son menton, le prince rivait sur lui un regard si intense qu’il en était physiquement douloureux.

— Vous êtes sur la défensive, mais je vous demande de m’écouter. C’est en ami que je vous offre ce conseil.

Un conseil qui ressemblait à un avertissement. Un conseil qui faisait écho à ce que lui avait dit Laeïos la veille.

Le silence qui pesa entre eux vibrait. Caraghon était incapable de répondre quoi que ce soit, malgré le sentiment de révolte qui s’éveillait en lui.

Puis, au bout de longues secondes, Alàtar laissa retomber ses mains le long de son corps, le visage fermé.

— A présent, c’est à vous de choisir.