Chapitre 29 : L'assassin royal

La veille de l’exécution de Miiko, alors que le soleil commençait tout juste à se lever à l’est, Nevra et Rena se mirent en route pour la Cité Royale. Ils avaient trouvé une place avec des marchands qui s’y rendaient pour vendre des produits de luxe et des objets rares. La caravane était conduite par un groupe de Purrekos aux airs de pacha, richement vêtus et ornés de bijoux scintillants. Nullement pressés, ils s’arrêtaient de bourgade en village pour vendre des breloques sans valeur à ceux qui avaient quelques économies à dépenser. Les femmes et les jeunes filles achetaient du maquillage ou des bijoux bon marché, et les hommes se laissaient parfois tenter par un ceinturon de cuir ou une montre. La lenteur du train était telle qu’ils n’aperçurent l’enceinte de la Cité Royale qu’au coucher du soleil.

Nevra et Rena attendaient patiemment près de l’entrée principale, composée d’une grande arche centrale pour les véhicules, et de deux arches secondaires, plus petites, destinées aux personnes venues à pied ou à dos de bête. Alors que les convois de marchandises défilaient sous leurs yeux pour passer les postes de contrôle, le vampire cherchait du regard un homme aux allures de garde du corps royal, mais personne n’avait attiré son attention.

— Tu crois qu’il a reçu le message de Sakumo ? demanda Rena qui s’inquiétait, elle aussi, de ne voir personne venir. 

Au même moment, ils sentirent une main se poser sur leur épaule. 

— Bouh !

Surpris, ils se retournèrent tous les deux en même temps pour se retrouver nez à nez avec Scorpio.

— Qu’est-ce que tu fous là ? s’exclama Nevra avec étonnement. 

— Suivez-moi.

— On attend quelqu’un.

— Oui, je sais. C’est moi que vous attendez. 

— Hein ? Comment ça ?

— Le garde du corps du roi que vous attendez, c’est moi. 

— Jure ! 

Nevra tombait des nues, et à en juger par l’expression choquée de Rena, elle n’en croyait pas ses oreilles non plus. Tout à coup, il avait un millier de questions à lui poser.

—  T’es vraiment le garde du corps du roi ? Mais depuis quand ? Depuis longtemps ou c’est récent ?

— Je croyais que vous étiez pressés ? Tu veux m’assommer de questions ou tu veux sauver la tête de la kitsune ?

— T’as raison. Faut pas qu’on traîne, il faut absolument qu’on sauve Miiko, mais après je veux des réponses à mes questions ! Et pas d’embrouilles cette fois-ci !

— On verra.

Scorpio les avait guidés de poste de contrôle en poste de contrôle. À chaque fois qu’il présentait son insigne, les gardes se mettaient au garde-à-vous et s’écartaient pour le laisser passer. Nevra se remémora une scène vieille de quelques années. À cette époque, il avait été trop bouleversé pour prêter attention à ce qu’il se passait autour de lui, mais à présent tout s’expliquait. Rares étaient ceux qui possédaient le sceau royal, un laissez-passer qui leur donnait une autorité égale à celle du souverain. C’était ainsi que Scorpio avait pu faire ouvrir les portes de la cité après minuit et laisser entrer les orphelins sans que personne ne pose de questions. Ce n’était pas un simple tour de passe-passe ou une illusion comme Nevra l’avait cru à ce moment-là. Son mentor venait de remonter un peu plus dans son estime, il ne cessait de l’étonner et de forcer son admiration, et maintenant qu’il savait qu’il était là pour les aider, il était certain de pouvoir sauver Miiko. 

***

Entrer dans la cité royale relevait du parcours du combattant, car la ville était protégée par trois énormes murs d’enceinte percés de meurtrières. Hauts de quelques dizaines de mètres et tout aussi épais, l’intérieur des murs abritait des postes de garde et des coursives qui leur permettaient de patrouiller jour et nuit. Il n’y avait que trois entrées, localisées respectivement au sud, à l’est et au nord de la ville, ce qui obligeait les visiteurs à suivre le long et large couloir qui séparait les deux murs d’enceinte sur plusieurs kilomètres pour rejoindre la porte suivante, franchir le deuxième mur, puis faire de même pour atteindre la dernière porte. Enfin, seulement, ils pouvaient pénétrer dans la cité royale. 

À l’intérieur de la cité, on pouvait voir un autre mur circulaire se dresser entre la Ville Basse et la Ville Haute. La première était réservée aux voyageurs et aux marchands de passage ainsi qu’à la classe domestique. La deuxième abritait les logements des hauts fonctionnaires, des nobles et des proches du roi. Enfin, le mur le plus haut, qui dépassait de loin tous les autres et s’élevait dans les airs comme une muraille infranchissable, entourait le Palais Royal.

La Ville Haute était un monde à part où les signes d’une richesse presque indécente étaient omniprésents. De là où ils étaient, il pouvait apercevoir quatre des cinq collines où se trouvaient les lieux clés du pouvoir religieux, militaire, magique, économique et judiciaire d’Eldarya. Le Temple de la Trinité à l’est, la caserne de l’armée royale à l’ouest, la vertigineuse tour des mages au nord-est, la chambre de commerce au nord-ouest, et enfin, le palais de justice au nord. 

Les bâtiments d’albâtre et de marbre impressionnaient autant par leur taille que par leur somptueuse architecture aux décors délicats et raffinés : colonne torsadées, frontons ornés de bas-reliefs représentant des scènes de l’histoire d’Eldarya, et coupoles arborant de magnifiques vitraux bariolés. Du pied des collines jusqu’au mur qui protégeait le palais royal, d’immenses villas s’élevaient sur plusieurs étages, leurs volets et balcons à croisillons peints de couleurs vives constrastant avec leurs murs blanchis à la chaux. Les quelques serviteurs qu’ils avaient croisés dans la rue étaient si richement vêtus que Nevra n’osait pas imaginer à quoi devait ressembler la tenue de leur maître. Le vampire s’efforçait de ne pas laisser paraître sa fascination, ce qui n’était pas le cas de Rena qui avançait la bouche en O sans vraiment regarder où elle mettait les pieds.

— Tu vas gober une mouche, lui dit Scorpio avec un rire moqueur. 

— Pardon, s’excusa la yôkai. 

— Ne t’excuse pas. Ça fait ça à tout le monde, et pas que la première fois.

— Mais pas à toi, je suppose, dit alors Nevra, presque envieux.  

— Non. J’ai l’habitude. Puis c’est rien comparé à l’intérieur du palais. 

L’enceinte intérieure leur paraissait à la fois très proche et terriblement éloignée. Après une longue marche interminable, ils comprirent enfin la raison de cette illusion d’optique. L’enceinte qui semblait gigantesque quand on entrait dans la Cité était tout simplement titanesque quand on se tenait à ses pieds. La muraille s’élevait si haut qu’il fallait se tordre le cou pour en apercevoir la cime. Autre fait étonnant, il n’y avait aucune herse ni aucune porte pour franchir le mur.

Scorpio s’avança jusqu’au pied du mur, puis posa sa main contre la pierre. Aussitôt, un cercle magique apparut pour créer une distorsion dans l’espace. La pierre se mit à onduler comme s’il s’agissait d’une surface liquide. L’instant d’après, le garde du corps avait disparu, englouti par le mur. Nevra et Rena franchirent à leur tour la muraille. C’était une sensation étrange. Ils sentaient la pression de la matière autour d’eux, comme si la pierre cherchait à se reformer, mais qu’elle était repoussée par une force plus puissante. Dès qu’ils furent passés, le mur retrouva son état solide.

 

***

Le palais royal, doté de nombreux jardins et bâtiments, formait une petite ville à lui tout seul. Le roi, la reine et le prince vivaient dans des quartiers séparés, ce qui était une autre particularité de l’aristocratie que Nevra ne comprenait pas vraiment. Tout d’abord, il n’aurait jamais épousé quelqu’un dont il n’était pas éperdument amoureux. S’il avait la chance d’épouser une personne qu’il chérissait plus que tout au monde, il voulait partager son lit, se coucher tous les soirs avec elle et se réveiller tous les matins à ses côtés, il voulait se disputer avec elle et se réconcilier sur l’oreiller. S’ils avaient des enfants, il voulait profiter de chaque moment passé en leur compagnie et partager le plus de choses possible avec eux. Cela dit, il n’était pas le mieux placé pour juger de la relation d’autrui. C’était un idéaliste qui rêvait de l’amour parfait et un parfait imbécile qui ne connaissait rien à l’amour. 

Un silence de cathédrale régnait sur le palais qui semblait étrangement vide. Ils n’avaient croisé aucun soldat, aucun serviteur, aucun ministre ou haut fonctionnaire venu s’entretenir avec Sa Majesté. Il y avait quelque chose d’anormal mêlé à une sensation familière qui dérangeait Nevra, mais il n’arrivait pas à mettre le doigt dessus.

—  On n’a croisé personne, tu ne trouves pas ça bizarre ? chuchota-t-il à l’oreille de Rena.

La yôkai hocha la tête en désignant leur aîné du menton.

—  C’est Scorpio qui fait ça. Tu n’avais pas remarqué ?

—  Une illusion… C’était ça que je ressentais.  

—  Je ne m’en suis pas rendu compte tout de suite non plus. Son sort est parfait, il n’y a pas la moindre distorsion. 

—  Si vous avez fini vos messes basses, on est bientôt arrivé, lâcha Scorpio qui marchait quelques mètres devant.

Ils traversèrent une immense galerie dont les murs étaient couverts de cadres de toutes les tailles et de toutes les formes. Nevra remarqua avec stupéfaction qu’il ne s’agissait pas de tableaux, comme il l’avait cru au début, mais de miroirs dans lesquels se reflétaient différents lieux du royaume. On pouvait y admirer toutes sortes de paysages sauvages : des plaines, des forêts, des déserts, des volcans, des grottes, mais aussi des cités vues du ciel et l’intérieur de nombreuses pièces au décor plus intime. C’était l’instrument rêvé de tout espion.  C’était comme cela que le roi pouvait communiquer avec les dirigeants des divers territoires, et veiller sur son royaume et ses sujets afin que tout aille pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Nevra n’eut pas le temps de s’attarder sur ces miroirs si fascinants, car ils étaient arrivés devant une grande double porte. Scorpio les invita à entrer dans les appartements du roi avant de lever l’illusion. Un homme apparut aussitôt dans le salon qui, une seconde plus tôt, était parfaitement vide. 

—  Sire, voici les deux individus dont je vous ai parlé, annonça Scorpio.

—  Bien ! Bien ! Bien ! s’exclama celui qui n’était autre que le roi lui-même. Je suis heureux que vous soyez arrivés jusqu’ici sans encombre. Venez ! Venez ! Venez ! Ne soyez pas timides ! Asseyez-vous et racontez-moi tout !

Nevra ne s’attendait pas à ce que le monarque d’Eldarya soit un homme aussi excentrique, ni qu’il soit si jeune. Il n’avait guère plus d’une trentaine d'années, du moins en apparence. Le vampire jeta un regard interrogateur à Scorpio qui se contenta de hausser les épaules. Les deux gardiens lui avaient résumé les derniers événements qui avaient ébranlé le QG d’Eel et la situation délicate dans laquelle se trouvait Miiko. Le souverain solaire réfléchit un moment en se caressant le menton avant de prendre la parole. 

—  Je vois. Je vois. Je vois. Les choses sont bien pires que ce que j’avais imaginé, annonça-t-il gravement. Il faut dire que certains ici se donnent beaucoup de mal pour me garder désinformer, les petits chenapans. Ils voilent le soleil de leurs nuages mensongers, mais je vois clair dans leur petit jeu. Vous êtes la lumière qui mettra à jour leurs sombres manigances. Cela est inscrit dans les étoiles. 

— Si vous pouviez donner l’ordre d’arrêter l’exécution de Miiko et exiger qu’elle ait le droit à un procès juste et équitable, nous vous en serions éternellement reconnaissants, implora Rena qui ne saisissait qu’à moitié son discours métaphorique. 

—  Ma chère, chère, chère petite ! Si je le pouvais, je le ferais, mais malheureusement je crains qu’aucun ordre que je donne n’arrive à destination. Les ordres, c’est un peu comme le jeu du messager barbare, ils ne sont en général plus du tout les mêmes à l’arrivée. Si ces vilains enfants ont vent de ce que nous préparons, ils risquent de vouloir mettre rapidement un terme à la partie. Ce sont des tricheurs, à n’en pas douter, et ils ne nous feront pas de cadeau. N’est-ce pas mon petit Scorpio ?

L’intéressé haussa une nouvelle fois les épaules. Il allait allumer une cigarette mais se ravisa, sans doute à cause du regard désapprobateur que venait de lui jeter le roi. 

—  Vous n’allez pas nous aider alors ? demanda Nevra avec amertume.

—  Bien au contraire ! Mais puisque personne ne veut obéir au vieux Jacques, nous allons changer de jeu ! Une partie de chat perché, ça vous dit ?

Rena et Nevra le dévisagèrent avec des yeux ronds comme des soucoupes. Ils avaient clairement affaire à un illuminé. 

—  Ce que Sa Majesté veut dire, c’est que plutôt que donner un ordre qui sera intercepté et risquer de précipiter la mort de la kitsune, nous allons nous rendre sur place en personne et mettre un terme à ce foutoir, traduisit Scorpio pour qui les élucubrations du roi n’avaient plus de secrets. 

—  Vous allez quitter le palais royal et arrêter vous-même l’exécution ? s’exclama Rena, interloquée. Mais le roi ne devrait pas quitter le palais, c’est trop dangereux ! S’il vous arrivait quelque chose, c’est tout le royaume qui en pâtirait. 

—  C’est pour ça que je suis son garde du corps, répliqua l’assassin royal en déballant un bonbon qu’il glissa dans sa bouche, à défaut de pouvoir fumer. Ceux qui essayent de s’en prendre au roi savent le destin qui les attend. 

Le roi approuva d’un hochement énergique de la tête avec un sourire rayonnant. Les deux adolescents pouvaient difficilement contester la décision de leur souverain et ils devaient avouer qu’il trouvait la présence de Scorpio plus que rassurante.

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