Miiko s’était laissée glisser le long des barreaux de sa cage. Elle oscillait doucement, bercée par le grincement des chaînes retenues par un socle solidement rivé au plafond de la grotte. Dans la pénombre, l’odeur d’humidité et de pourriture était presque insupportable pour ses narines délicates. Rien n’incitait à la sérénité dans ce lieu lugubre, pourtant elle s’était assoupie à plusieurs reprises, incapable de lutter contre le sommeil.
L’Étincelante leva les mains devant son visage. Elle pouvait à peine les voir dans l’obscurité, mais elle sentait l’odeur du sang dont elles étaient couvertes. Le sang d’Algéon. Comment avait-elle pu laisser une telle chose se produire ? On ne lui avait même pas donné le temps de pleurer la mort de son père adoptif, c’était tout juste si elle avait pu jeter un dernier regard à sa dépouille ensanglantée. Elle savait qu’elle ne l’avait pas tué, mais c’était tout comme. Tout cela était de sa faute. C’était son imprudence qui avait causé sa mort.
— Je suis désolée… murmura-t-elle, les larmes coulant le long de ses joues. Ce n’était pas ce que je voulais…
La kitsune céda une nouvelle fois à la fatigue. Elle ignorait combien de temps s’était écoulé lorsqu’elle revint à elle, ses yeux s’ouvrant sur le même décor hostile. À chaque fois qu’elle sombrait, elle se sentait un peu plus usée. Alors qu’elle essayait de changer de position, ses muscles engourdis protestant douloureusement, un mouvement accrocha son œil. Elle vit une silhouette noire sortir de l’eau et s’avancer vers le fond de la grotte. De loin, elle n’arrivait pas à deviner s’il s’agissait d’un faery ou d’un monstre. L’ombre se dirigeait vers sa cellule d’un pas assuré. Ce n’est que lorsque son visage émergea des ténèbres que la kitsune reconnut Nevra Dragoman.
— Toi, dit-elle faiblement. C’est Patte-Folle qui t’envoie ? Il veut me faire taire avant mon procès ?
— Je ne sais pas si je dois me sentir flatté ou vexé par de telles accusations, répliqua le vampire avec un soupir. C’est l’inspecteur Falkenback qui m’envoie.
La kitsune redressa soudain les oreilles à la mention du nom de son plus tendre ami. Elle saisit les barreaux à deux mains en regardant le gardien avec angoisse.
— Leiftan ! Où est-il ? Il va bien ?
— Oui, il est en sécurité aux abords de la forêt d’Eel, avec le reste de vos alliés.
— Bien, bien. Tout va bien alors… lâcha-t-elle dans un souffle avant de se laisser retomber sur le sol de sa cage.
— Je suis venu pour essayer de vous faire libérer. Les autres envisagent déjà l’exil, mais peut-être qu’on peut encore prouver votre innocence.
— Pour quoi faire ? Le procès révélera la vérité au grand jour. Patte-Folle ne s’en sortira pas comme ça.
— Il n’y aura pas de procès. Votre exécution n’a pas encore été fixée, Patte-Folle attend d’avoir l’aval du Conseil royal, mais cela ne saurait tarder. C’est une question de jours.
« Pas de procès ? ». Miiko était trop choquée par la nouvelle pour réagir. Ce n’était pas ce qu’on lui avait dit. Un magistrat était venu la voir pour lui lire les charges dont elle était accusée et lui avait annoncé que son procès se tiendrait dans deux semaines. Sa dernière chance de prouver son innocence était ce procès, mais elle avait été naïve de croire que Patte-Folle lui accorderait une telle chance. Ce n’était pas l’idée qu’elle allait bientôt être exécutée qui la bouleversait. Non. Ce qui la tourmentait, c’était de savoir qu’elle allait mourir sans avoir pu venger son mentor, et l’idée que la Garde qu’elle voulait tant protéger puisse tomber aux mains d’un homme comme Padraic O’Toole.
— Je vois… finit-elle par dire. Il n’y a donc plus rien à faire. Nous avons perdu. Nous sommes tous perdus…
— Je vous ai connue plus combative que cela, répondit Nevra. Vous baissez déjà les bras ?
— Je pensais pouvoir changer la Garde de manière pacifique, sans effusion de sang. Je voulais en faire un endroit meilleur, mais j’ai échoué, confia-t-elle, la mort dans l’âme. Algéon m’a toujours soutenue dans mon projet. Il disait qu’il voulait voir cette nouvelle Garde que je rêvais de bâtir et que j’étais la seule à pouvoir réaliser. Il n’est plus là maintenant, alors à quoi bon ?
— Je vois, acquiesça le vampire gravement. Je ne vous pensais pas aussi égoïste. Je pensais que vous agissiez pour l’avenir de la Garde et le bien du royaume, et non par intérêt personnel. On dirait que je me suis trompé. Puisque vous semblez prête à mourir, laissez-moi l’honneur de vous tuer moi-même. Si vous ne voulez pas être sauvée, je peux au moins faire en sorte de ne pas donner à Patte-Folle ce qu’il veut et vous éviter un déshonneur public.
Nevra traça un cercle d’invocation pour faire apparaître une dague. La kitsune le regarda s’avancer vers elle, la lame à la main. Il n’y avait aucune trace d’hostilité ni de pitié dans ses yeux. Alors qu’il s’apprêtait à lancer la dague à travers les barreaux de la cage, Miiko fut prise d’un accès de peur panique. L’espace d’un instant, elle avait entrevu sa propre mort ; la lame fendit l’air et s’enfonça dans son cœur, tandis que les derniers mots du vampire résonnaient dans sa tête.
— Attends ! cria-t-elle en se protégeant de ses bras.
Le garçon suspendit son geste, la dague retombant mollement entre ses doigts agiles. Silencieux, il attendait la suite.
— Tu as raison, avoua-t-elle d’une voix tremblante. Je ne veux pas mourir. Pas ici, pas comme ça. Il y a peut-être un moyen de me faire sortir de là… mais je ne sais pas si cela est possible.
— Dites toujours, fit le vampire en faisant disparaître la dague.
— Il n’y a qu’une seule personne qui a suffisamment d’autorité pour intervenir, mais il ne sait sans doute pas ce qu’il se passe ici, ou il n’aurait jamais approuvé une exécution sans procès. S’il est mis au courant de mon arrestation, il pourra retarder l’exécution et m’accorder un procès équitable.
— Qui est-ce ?
— Sa Majesté Hélios, le roi d’Eldarya.
Nevra écarquilla les yeux de surprise.
— Le roi d’Eldarya ? Rien que ça ? dit-il avec un sifflement admiratif.
— Oui, mais ce ne sera pas facile d’entrer en contact avec lui.
— J’en fais mon affaire, répondit-il sans la moindre hésitation. Je me rendrai auprès du roi pour lui expliquer la situation et je vous ferai libérer.
Miiko se contenta de hocher la tête. Les chances de réussite étaient minces, mais devait y croire.
— Lorsque tout sera fini, je te promets de dédier ma vie à la garde d’Eel et au royaume ! déclara-t-elle avec détermination.
— Je serai là pour m’assurer que vous tenez parole, Générale Miiko, répliqua Nevra avec un sourire étrangement chaleureux alors que quelques minutes plus tôt, il était déterminé à l’assassiner.
La kitsune regarda le jeune gardien de l’Ombre disparaître dans les eaux sombres du lac souterrain. Elle avait pris sa décision. Elle se consacrerait corps et âme à la Garde d’Eel. Elle en ferait une institution au service du peuple. Ce serait à la fois un bouclier pour protéger le royaume et une épée pour frapper ses ennemis. Elle ne tolérerait aucun danger et éliminerait toute menace, aussi infime soit-elle. Que L’Oracle soit témoin de son serment. Sur l’âme de son défunt père et sur la sienne, elle jurait de ne jamais faillir à son devoir.
***
Nevra avait rapporté les paroles de Miiko à ses alliés et avait rassuré Leiftan sur son état de santé.
— Je n’aurais pas pensé à faire appel au roi lui-même, dit l’inspecteur. Enfin, ce n’est pas que je n’y ai pas pensé, mais cela me semblait tout simplement infaisable. Obtenir une audience avec le roi n’est pas chose aisée, cela peut prendre du temps, et il faut se rendre à Regalia qui est à une journée de route d’ici. On ne dispose pas de tout ce temps, on ne sait pas comment contacter le roi et on n’a aucune certitude qu’il acceptera de nous recevoir.
— Si Miiko en a parlé, c’est notre meilleure chance, si ce n’est notre seule chance. Et je sais exactement qui peut nous aider à rencontrer le roi.
— Qui donc ?
— Notre maître, Maître Sakumo. Il a de nombreux contacts avec des gens assez haut placés. Rena et moi irons le voir pour lui expliquer la situation. C’était aussi un ami du général, je suis sûr qu’il acceptera de nous aider.
— Si vous lui faites confiance, je n’y vois pas d’inconvénient. De toute façon, nous n’avons plus rien à perdre. Tu devrais te reposer un peu avant, tu as l’air épuisé.
Sur les conseils de Leiftan, le vampire s’était octroyé quelques heures de repos, puis en fin de journée, il s’était rendu au dojo de Maître Sakumo en compagnie de Rena. Le tanuki avait déjà appris la triste nouvelle du décès de son cher ami. Assis sur le porche en face du grand cerisier, comme ils avaient l’habitude de le faire à chaque fois qu’ils se retrouvaient, ils trinquèrent à la mémoire d’Algéon.
Le général avait été un vieux compagnon d’aventures, d’armes et de beuverie de Sakumo. Il ne croyait pas une seule seconde que sa pupille ait pu l’assassiner. Le vieux loup-garou avait toujours parlé de la petite kitsune avec tendresse et affection. Sakumo s’était d’ailleurs souvent moqué de son côté papa-poule qui brisait son image de guerrier impitoyable. Ainsi, lorsque Nevra lui avait confié son projet visant à rencontrer le roi, il leur avait immédiatement offert son aide.
— J’ai rencontré Hélios avant qu’il ne devienne roi, mais je ne l’ai pas revu depuis qu’il a pris ses fonctions de souverain. En revanche, je connais bien son garde du corps actuel. Je vais l’informer de la situation et lui demander de vous mener au roi. Vous pouvez vous mettre en route dès demain, je lui dirai de vous attendre aux portes de la cité royale.
— Comment va-t-on le reconnaître ? s’enquit la yôkai.
— C’est lui qui vous reconnaîtra, ne vous en faites pas.
Nevra et Rena échangèrent un regard perplexe. Le garde-du-corps royal devait être quelqu’un de vraiment spécial pour que Sakumo en fasse tout un mystère. À leur retour dans la chaumière cachée au cœur de la forêt, Leiftan avait une mauvaise nouvelle à leur annoncer.
— O’Toole a obtenu l’accord de la Cour de justice royale pour faire exécuter Miiko. L’exécution aura lieu après-demain, à l’aube. Vous allez devoir faire vite pour être revenu avant son exécution. En espérant que le roi vous accorde cette audience et réponde favorablement à votre requête.
— Nous serons de retour à temps, lui promit Nevra.
Après délibération, il avait été décidé que dans l’éventualité où ils ne parvenaient pas à atteindre le roi à temps et échouaient dans leur mission, ils auraient recours au plan « Ikharov ». Plus qu’un plan, c’était plutôt un acte suicidaire et désespéré. Ils attendraient le dernier moment pour lancer l’offensive sur le terrain d’exécution, forcer leur chemin jusqu’au gibet, et faire évacuer Miiko en éliminant les soldats sur leur passage. Tous n’étaient pas certains d’en ressortir vivants, personne ne souhaitait en arriver là, mais tous étaient prêts à risquer leur vie pour sauver celle de la vice-capitaine.