Une dizaine de jours avant le solstice d’hiver et les célébrations du Kalonegezh, une scène étrange s’était déroulée dans le chantier naval où travaillait Synwulf. Un homme à la démarche chaloupée, qui le faisait partir à tribord à chaque pas, était venu déposer une petite caisse en bois dans le bureau du propriétaire, le professeur Parsannic. Comme s’il était chez lui, il avait ensuite fermé la porte en métal à double tour et il avait tendu la clé au professeur en lui lançant un regard dur. Le vieil homme, frotta son crâne dégarni d’un geste nerveux et promit d’une voix tremblotante de veiller sur le chargement. L’endroit était bien gardé avait-il assuré.
Et, en effet, toutes les mesures avaient été prises pour protéger le site. A l’avant du bâtiment, une haute muraille de pierres grises et deux chiens musclés en gardaient l’accès. Côté mer, une épaisse grille, qui ne s’ouvrait que de l’intérieur, empêchait les bateaux d’apontés sans autorisation. Le professeur, lui-même gardait jalousement la clé de son bureau, accrochée par une petite chaine pendue à son cou.
Synwulf ne cessait de s’imaginer ce qu’il y avait dans la caisse. Que ce soit des pierres précieuses ou des documents secrets, il était sûr que cela avait beaucoup de valeur.
Il n’avait pas vraiment besoin de la clé pour entrer dans le bureau du professeur Parsannic, il savait crocheter une serrure depuis ses 6 ans, mais il n’était jamais seul suffisamment longtemps pour pouvoir tenter sa chance. Il décida donc d’attendre que le chantier soit fermé. Il pénètrerait dans le bâtiment par le boyau d’évacuation des eaux usées qui partait de la zone de carénage pour rejoindre l’extrémité sud de la cale par-delà le grillage.
Dès le lendemain, Synwulf mit son plan à exécution. Il se glissa dans les fourrées près du chantier naval et y abandonna ses précieuses chaussures et son manteau de laine bouillie. Puis il se rendit sur la grève, tout en sortant de ses poches les deux morceaux d’ambre qu’il conservait encore. Il s’arrêta un instant pour fixer les pierres qui représentait sa vie d’avant, ce lien avec l’eau qu’il avait choisi de rompre. Pourtant à regarder ses deux pierres, il eut un pincement au cœur. Il n’avait pas qu’abandonner une vie de nomade, il avait aussi abandonné sa famille. Youna lui en avait terriblement voulu d’être parti l’hiver dernier. Avait-elle crû qu’il aurait tout de même participé au Kalonegezh ? L’avait-elle attendu ?
Il chassa ses pensées et se concentra sur le moment présent. Il ferma les yeux, fronça les sourcils et tendit son esprit vers une seule et même idée, répulser l’eau, qu’elle frôle son corps, ses vêtements sans jamais entrer en contact avec eux. Il contracta ses épaules, ses bras, jusqu’à ses poings fermés sur ses morceaux d’ambre. Il s’avança vers l’eau froide. A son contact, il se figea. Il parvenait de moins en moins souvent à contrôler l’eau, il s’en rendait bien compte. Il soupira et se concentra à nouveau. Il visualisa les particules d’eau autour de ses orteils, dans le creux de son pied, mais le ressac qui lui léchait les chevilles suffit à briser sa concentration. Il hésita, puis avec un soupir, il se glissa dans l’eau grise. Ce n’était pas le Kalonegezh, mais son cœur manqua un battement lorsqu’il fut submergé par le froid. Synwulf s’ébroua et nagea rapidement jusqu’à la cale grillagée du chantier naval. Le tuyau devait sortir près d’ici. Après quelques plongées, il finit par en repérer l’entrée. Elle avait été creusée à une vingtaine d’empans de profondeur. Ce n’était pas large, mais s’il gardait les bras le long du corps, il pourrait passer. Il prit trois grandes inspirations et plongea. L’intérieur du boyau était aussi sombre que la nuit. Il s’agrippa aux rebords et se propulsa à l’intérieur. Ses épaules touchaient régulièrement les côtés rugueux du tuyau de pierres, mais il continua à avancer dans l’obscurité.
D’un coup, il se retrouva comme agripper par le dos. Il se tortilla pour se dégager mais rien n’y fit. Il laissa échapper une expiration. Ses poumons réclamèrent rapidement l’air qu’il avait laissé s’échapper. Son cœur s’emballait à son tour. Le sang battait à ses oreilles. Il se vit un instant mort, flottant entre deux eaux. Un vieux réflexe lui fit serrer l’ambre dans ses mains. Ce geste rassurant qu’il avait effectué maintes et maintes fois suffit à calmer les battements erratiques de son cœur. Bientôt, il sentit le léger mouvement de l’eau autour de lui. Son corps en prit le rythme. Il avança doucement, recula avec le reflux, et l’hameçon de pierre qui le tenait prisonnier céda. Aussitôt, il recommença à battre des jambes. Il pouvait enfin distinguer la lumière. Un dernier coup de pied et il fut à l’air libre. Ses poumons brûlants happèrent de grandes goulées d’air. Ses muscles stressés par l’effort tremblaient. Il se hissa difficilement sur le sol rugueux et allonger là, il laissa son esprit divaguer et imaginer le contenu de la fameuse caisse. Il se voyait revenir chez les termajis, riche comme le Roi du Terraque. Il s’imaginait Chaca s’excusant de l’avoir traité de solien quand il était parti. Non, il n’était pas de ces faibles terriens qui craignaient la mer. Il était de ceux qui gouvernent le monde. Il se voyait distribuer des cadeaux en nombre, attirant l’attention des plus jolies termajies. Ses belles pensées furent interrompues par les tremblements de son corps qui lui firent prendre conscience de la froideur de la pierre sur laquelle il s’était allongée. Il serra à nouveau l’ambre dans ses mains, et cette fois-ci il pensa à de la vapeur, qu’elle sèche à la fois son corps et ses vêtements. Après quelques instants de flottement, un nuage se forma doucement autour de lui. Il sentait un air chaud passer entre les fibres de sa chemise, frôler sa peau et friser ses cheveux. Le nuage avait même séché la pierre autour de lui. La vapeur se fit de plus en plus légère, puis disparut dans l’air.
Satisfait, Synwulf se releva et se dirigea vers le bureau du professeur Parsannic, quand il entendit des aboiements. Se pouvait-il que les chiens le sentent de là où ils étaient ? Est-ce qu’il y avait un moyen pour eux de rentrer dans le hangar ? Le trou d’eau n’était pas loin pensa-t-il en hésitant.
- Sage ! entendit-il et aussitôt les chiens se calmèrent.
Synwulf n’avait pas reconnu la voix, mais des rumeurs à l’atelier disaient que le propriétaire de l’engin sur lequel ils travaillaient, devait passer ces jours-ci.
Le hangar regorgeait d’endroits pour se cacher. Il étudia ses possibilités et choisit de se glisser derrière un assemblage un peu branlant de planches de bois.
Il entendit quelque chose tomber, et une bordée d’insultes déferla quand un pied rencontra une table. De là où il était, Synwulf aperçut le visage du nouveau venu. Ses cheveux noirs étaient rasés sur les côtés. Il ne restait plus qu’une longue tresse qui partait du haut de son crâne pour descendre au-delà de ses épaules. Sa barbe avait également été tressée et la pointe avait été teintée en rouge.
Il le vit crier haut et fort :
- Professeur, vous êtes là ?
Les petits pas de souris du vieil homme lui répondirent. Contrairement à son hôte, il enjambait avec une réelle dextérité le fatras d’outils et d’instruments qui recouvrait le sol.
A côté du professeur, l’inconnu faisant figure de géant. Sa mâchoire carrée et son air de brute accentuait encore plus cette impression.
- Oh, capitaine Talion, je…je ne vous attendais pas aussi tôt !
- Pas de nom, gronda la voix.
- Oh, pardon, pardon, mais ne vous inquiétez pas, il n’y a personne aujourd’hui. J'ai bien reçu la caisse et elle est sous bonne garde, dit-il en tapotant la clé qui pendait sur sa poitrine. Pour ce qui est de l'engin, les travaux avancent… euh… bien.je vais vous montrer.
Synwulf n’avait pas perdu une miette de l'échange. Il les suivit discrètement et se cacha derrière un bateau en construction. Pendant un instant, il crut apercevoir des pieds bleus. Serait-ce un termaji ? Il ne connaissait pourtant personne du nom de Talion.
Le jeune homme fronça les sourcils et se glissa entre deux grandes planches de bois pour mieux voir. Oui, le visiteur avait bien les pieds bleus.
- Regardez, capitaine Ta…, euh, regardez la coque, aussi large que le ventre d’une baleine bleue, comme vous l’avez demandée.
Le termaji leva la tête vers le plafond.
Fixée par des armatures métalliques, une forme oblongue d’une belle couleur cuivrée partait d’un bout du bâtiment, pour finir dehors, semblait-il.
- Et pour l’ingénierie ?
- Eh bien, j’y travaille encore, dit doucement le vieil homme. Je…je ferai mieux de vous montrer.
Les deux hommes empruntèrent une échelle tremblante jusqu’à une petite plateforme en bois qui longeait la coque.
L’intérieur de la structure métallique était rempli de câbles et de poussière.
- Sur les côtés, vous pouvez voir les réservoirs qui serviront à la plongée. Le système de fonctionnement est plutôt simple. En surface, ils sont remplis d’air pour permettre la flottaison. Il vous suffira de descendre un levier pour remplir les différents caissons d’eau et permettre la plongée. Pour pouvoir retourner en surface, j’ai mis au point un système de ballons à air comprimé, que vous voyez là. Vous n’aurez qu’à tirer en sens inverse sur le levier pour que l’air des ballons remplissent les ballastes, l’eau sera expulsée pour permettre la remontée.
Le vieil homme avança un peu sur la plateforme.
- Ici, continua-t-il. Il y aura toute la motorisation. J’ai fait des tests de propulsion avec un système de combustion traditionnelle, mais ça ne fonctionnait pas. Ça nécessitait trop d’oxygène, et j’ai cru comprendre que vous en aviez besoin pour respirer, dit-il avec un petit rire nerveux. Là je travaille sur une solution de zinc, de dioxyde de manganèse et de chlorate de potassium. C’est extrêmement prometteur. Un sous-marin à vapeur pour un termaji, n’est-ce pas extraordinaire ! D’après mes calculs, vous n’aurez besoin que de deux hommes d’équipages.
- Quelle sera son autonomie ?
- Environ 60 miles nautiques, en plongée et avec un chargement, ajouta-t-il avec un sourire, qui s’effaça aussitôt. Toutefois, ce n’est pas tant l’autonomie du moteur qui m’inquiète, que…que celle de l’approvisionnement en oxygène.
L’inconnu lança un regard noir au professeur. Le vieil homme fixa un point imaginaire au sol et poursuivit d’une toute petite voix :
- Les douze heures de plongée que vous demandez sont… sont extrêmement complexe à obtenir. En simulation, j’arrive à six, sept heures, maximum.
- Il va falloir faire mieux que cela professeur, dit le capitaine Talion d’une voix menaçante.
- Bien sûr…bien sûr, je…je continue à travailler sur le sujet, mais il me faudrait un peu plus de temps, ajouta-t-il dans un chuchotement.
- J’avais été très clair sur l’échéance. Tout doit être terminé avant l’équinoxe de printemps.
- Il faut que vous compreniez, c’est une technologie nouvelle. Je ne peux pas me permettre de me tromper. Et même si je réussissais à obtenir les résultats attendus en laboratoire, Il me faudrait également faire des tests en mer.
- Du temps, vous n’en aurez pas ! Je vous envoie deux de mes hommes pour veiller à ce que les travaux avancent. Ils me reporteront directement. J’espère que vous ne m’obligerez pas à revenir avant la fin des travaux. Cela serait désagréable pour tout le monde.
Sur ces paroles, le géant sauta de l’échelle et quitta le chantier, non sans avoir renverser des rouleaux de plan sur son passage. Synwulf sortit de sa cachette et suivit le visiteur jusqu’à la porte du hangar. A travers les carreaux sales, il vit les chiens de garde en train de ronger des os. Il hésita. Il était venu pour découvrir ce que contenait la mystérieuse caisse, mais le professeur était dans l’atelier et cet homme l’intriguait. Il connaissait vraisemblablement le contenu de la caisse et Synwulf s’interrogeait aussi sur l’engin qu’il faisait construire. Il décida donc de le suivre.
Il ouvrit la porte avec un frisson d’appréhension, un œil posé sur les molosses et partit à la suite du capitaine Talion.