« Je suis ravi de vous accueillir au sein de ces nobles pierres. »
De discrets applaudissements résonnèrent dans la salle. Cadell leva les yeux ; le plafond voûté était plus haut qu'il ne se l'était imaginé, et la fresque qui le décorait beaucoup plus colorée. Sur le côté, des colonnes de marbre gris supportaient d'immenses statues des fondateurs de l'Académie qui semblaient ne pas quitter du regard la petite vingtaine d'étudiants au port altier et à la mine enthousiaste. Tous des fils d'aristocrates, si l'on en croyait la richesse de leur mise. Le jeune homme en connaissait certains – enfin, tout du moins les rattachait-il vaguement à l'une des branches de l'arbre politique du royaume.
Il tendit le cou pour apercevoir Loeiza. Elle attendait près d'une fenêtre, dans un coin de la salle, en compagnie des autres jeunes femmes. Le discours s'étira sans qu'il ne la quittât du regard. Elle se tenait droite – presque trop –, gracieuse dans son immobilité. Son visage inspirait le calme tout autant que la tempête – un mélange indécis d'émotions qui le désemparait et face auquel il n'avait jamais su trouver ni les mots ni les gestes. Pouvait-il seulement la comprendre ? A chaque fois qu'il en était proche, son image s'évanouissait comme un nuage de brume entre ses doigts. S'il avait toujours eu conscience de sa maladresse en matière de sentiments, il mesurait chaque jour son ampleur au contact de Loeiza.
La voix grave du Maestre Supérieur le sortit de ses pensées :
« Une dernière chose. Mesdemoiselles ? »
Il pointa un doigt ridé vers le groupe d'étudiantes et leur fit signe de le rejoindre sur l'estrade. Loeiza s'anima enfin, glissant à la suite des deux autres dans un silence presque religieux.
« Une ordonnance déposée par Sa Majesté Ciro II nous contraint à accueillir dans nos rangs les jeunes femmes qui le souhaitent. Cette année, elles sont trois à en avoir exprimé le désir et je vous demande de faire preuve de sagesse et de retenue dans les relations que vous entretiendrez avec elles entre ces murs. Il serait éminemment regrettable que vos conditions d'instruction se détériorent en quelque manière à cause de cette royale fantaisie. »
Il se racla la gorge, promenant un regard sévère sur l'assemblée. Cadell ne put s'empêcher de remarquer que sa moustache grignotait ses lèvres, au point qu'on ne distinguait plus la grimace du sourire. Des sourcils buissonneux parsemés de blanc complétaient sa mine austère. A son côté, Loeiza était d'autant plus resplendissante qu'il était morose et décrépit. Ses cheveux étaient relevés en un chignon élégant qui laissait tout deviner des courbes de sa nuque. Elle gardait la tête haute et le regard de feu mais l'empressement de ses doigts à tirer sur le velours de sa robe écru trahissait sa fébrilité.
Une vague de murmures et de ricanements déferla dans les rangs. Cadell perçut quelques mots qui claquèrent à ses oreilles comme des coups de fouet. Catins. Menaces. Coureuses de rempart. Sourcils froncés, il jeta des regards frénétiques autour de lui, comme s'il pouvait les réduire au silence. Mais la rumeur ne cessa d'enfler, au point qu'il était difficile d'imaginer que Loeiza ne l'entendît pas. Il sentit ses tempes palpiter. Ces commentaires intempestifs ne l'étonnaient pas ; il savait quel sort son milieu réservait aux femmes qui mettaient ne fût-ce qu'un pied en-dehors du cercle des convenances. Mais il n'avait pas anticipé qu'ils seraient d'une telle virulence. Se tournant vers les étudiantes, le vieil homme reprit d'une voix forte qui couvrit la mêlée :
« Je préfère vous le dire dès à présent : nous ne tolèrerons aucun esclandre. L'Académie entend demeurer l'institution respectable qu'elle a toujours été depuis sa création. »
Il fut interrompu par une toux grasse qui glaça le sang de Cadell – l'hiver était rude pour les constitutions fragiles, et les affections opportunistes. Il ne connaissait pas de famille qui n'avait pas perdu l'un de ses membres sur l'autel de la maladie. Des drames qui parsemaient leur quotidien, à tel point qu'ils s'étaient accoutumés à saluer le spectre de la mort lorsqu'ils le croisaient.
« Bien. A présent, je vous demande de récupérer votre uniforme auprès de l'Intendance. Vos chambres ont été préparées avant votre venue. En attendant le début des conférences, je vous suggère de prendre d'ores et déjà contact avec les professeurs des magistères qui vous intéressent. Connaître le chemin que l'on souhaite emprunter est la première étape vers la maturité. »
Un soubresaut agita l'épaule de Loeiza. Elle était d'une pâleur affligeante. Cadell la suivit des yeux alors qu'elle descendait de l'estrade, la démarche hésitante. La cérémonie s'acheva dans un concert d'applaudissements qui ne trouva aucun écho dans son cœur. Distrait, il se dirigea vers les imposantes portes de bois sculpté, à l'entrée de la salle. Il emboîta le pas aux autres étudiants, cherchant son visage familier dans la foule.
« Cadell Di Salvieri. »
Il se retourna, le front plissé d'étonnement. Il toisa le jeune homme qui se tenait devant lui, poings sur les hanches. Il arborait sur la poitrine un lion flamboyant qui hurlait son appartenance au clan Myrtall. Inutile, tant les mèches rousses qui tombaient sur ses yeux sombres comme les cendres trahissaient son lien de filiation avec ce prolifique patriarche.
« Aerin. Je ne pensais pas te croiser ici.
— Et pourquoi donc ? »
Il souriait de toutes ses dents, gonflant le torse. Cadell se renfrogna, les épaules et la nuque tendues. Aerin ne pouvait pas ignorer ce qui se murmurait sur ses affinités nocturnes et sa frivolité ; après tout, il cultivait son goût pour le scandale comme une fleur précieuse. Il tenta d'adoucir l'ironie qui perçait dans sa voix :
« Je croyais que tu avais... d'autres priorités. »
Il éclata d'un rire tonitruant.
« Eh bien, puisque tu abordes le sujet, oui. J'aime bien trop mes fesses pour supporter de les voir posées là sur ces bancs gelés pendant que j'écoute des vieux croulants nous conter leurs sornettes. Mais que veux-tu, nous ne pouvons pas nous défaire de toutes nos obligations. Sinon tu ne serais pas là non plus, n'est-ce pas ? »
Il ponctua sa pique d'une claque sur l'épaule qui désarçonna Cadell. Si la tradition avait noué des liens forts entre la famille Myrtall et la sienne, il n'appréciait pas qu'il se permît de feindre une intimité entre eux quand les seules paroles échangées se noyaient dans l'oubli de soirées un peu trop compassées. Il ne pouvait pas se permettre de lui confier son malaise pour autant : la sincérité était la plus impardonnable des faiblesses au jeu des convenances sociales. Se frottant le bras, il marmonna :
« Certains d'entre nous passent plus de temps à tenter de remplir au mieux leurs obligations qu'à les fuir, Aerin.
— Allons allons, nous savons tous les deux qu'il est fort commode d'avoir un patriarche et un aîné derrière lesquels disparaître. Je suis certain que tu ne t'en prives pas, derrière tes airs de flagorneur. »
Cadell resta interdit. Pour qui cet insolent se prenait-il ? Il ne connaissait rien des relations qu'il entretenait avec Père et Aidan. Il était peut-être moins exposé qu'eux aux responsabilités mais c'était moins par peur ou désintérêt que par respect de la volonté paternelle. Il ne pouvait lui en garder rancune : Aidan était l'héritier du titre de Duc de Salenza Chione et de la fortune qui l'accompagnait. Cette échéance effaçait pour l'heure la question de l'avenir de Cadell. Sans compter qu'il s'était longtemps montré récalcitrant à toute forme de discipline… Il soupira. Être jugé aussi injustement l'agaçait mais il n'avait pas de temps à perdre en joutes verbales. Rien d'autre ne comptait que de s'enquérir du ressenti de son amie.
Il prit congé de son interlocuteur avec maladresse, prétextant qu'il était attendu – il se garda bien de préciser par qui. Il profita d'une vague de nobliaux excités pour s'éclipser et se dirigea vers le bureau de l'Intendance. Il n'eut aucun mal à repérer Loeiza dans la file qui s'était formée devant la porte.
Il se glissa à côté d'elle, tirant sur sa manche avec délicatesse. Il l'entraîna dans un endroit calme, derrière l'escalier principal ; elle le suivit en traînant des pieds.
« Tu sais Cadell, je pense que tu peux m'adresser la parole devant les autres sans déclencher un esclandre... J'étudie ici au même titre que toi. »
Sa voix flancha sur la fin de la phrase. Elle évitait son regard mais il ne put s'empêcher de remarquer les larmes discrètes qui perlaient au coin de ses yeux. Son cœur sursauta. Il ne l'avait jamais vue s'abandonner ainsi à la mélancolie. Des dizaines de mots tournoyaient dans sa tête, mais tous semblaient déplacés. Pourquoi était-il aussi impuissant à la consoler ?
Les lèvres crispées et le regard sombre, il frôla des phalanges la joue de Loeiza, cueillant du bout du doigt l'une des fugitives. La douceur de sa peau le déconcerta et lui rappela que c'était la première fois qu'il prenait cette liberté. Elle se figea, le souffle court, et leva vers lui de grands yeux humides où brillait la surprise. Ils restèrent ainsi pendant quelques secondes qui prirent les couleurs de l'éternité. Elle finit par se reculer d'elle-même, essuyant d'un revers les traces de cette parenthèse brumeuse.
« Ce n'est rien. Après tout, je savais à quoi m'attendre. Sûrement la fatigue de la nuit dernière qui me joue des tours.
— Tu ne dois pas les laisser t'atteindre, Loeiza. Ils ne sont rien. Tu as ta place ici, tu es plus avide d'apprentissage que tous ces paltoquets. Leur impudence ne doit pas faire vaciller ta volonté. »
Il se redressa, la main parcourue de frissons incontrôlables, et laissa échapper un sourire aussi réconfortant que possible. Elle haussa les épaules, la mine grave.
« J'ai perdu un de tes dessins. Celui de l'assassin. Père était réveillé quand je suis rentrée et... enfin, peu importe, Jehan a fouillé dans la pochette. Il a disparu.
— Votre majordome ? Cela n'a aucun sens, qu'en ferait-il ?
— Je l'ignore. Il ne m'a jamais inspiré confiance. »
Elle se mordit la lèvre inférieure.
« Mais si ce dessin éveille les convoitises d'autres personnes, c'est que nos interrogations sont fondées, non ? »
L'espoir qui luisait dans ses yeux était tellement touchant qu'il ne s'imaginait pas y opposer le tranchant de ses pensées. Il partageait sa conviction qu'une part de la vérité sur le Carnaval Sanglant leur était dissimulée, mais il avait perdu le fil de leurs recherches depuis longtemps. Il n'avait pas la ténacité de son amie et il peinait à se mobiliser pour une quête à l'issue aussi incertaine. Mais l'énergie qu'elle déployait lui interdisait de le comprendre. D'une voix peut-être un peu trop enthousiaste, il s'exclama :
« En tout cas, cela mérite que je prenne le temps de refaire ce fameux dessin. De toute façon, je crois que je pourrais presque le faire les yeux fermés tant nous en avons discuté ! »
Encouragé par le souvenir du contact de ses lèvres la veille au soir et par l'intimité de leur conversation, il fut pris de l'envie de déposer l'ombre d'un baiser sur son front soucieux. Mais qui était-il pour se permettre de telles familiarités ? Il n'avait que trop conscience de la pente glissante sur laquelle il évoluait et il était hors de question pour lui d'entreprendre quoi que ce fût sans en assumer par la suite les conséquences.
« Tiens donc, mais n'est-ce pas là le rejeton de Ferdo qui s'acoquine avec la racaille ? »
Cadell sursauta. Cette voix résonnait en lui comme un cor de guerre. Vigo D'Ello, premier né d'un Monseigneur aussi ventripotent qu'ennuyeux. Une famille arrogante – et si elles l'étaient toutes à leur manière, les D'Ello ne cessaient de repousser les limites de la bienséance. Aux dernières nouvelles, le patriarche avait exigé la mise aux fers d'orphelins qui trouvaient quelque abri sous son porche les nuits les plus cinglantes. Évidemment, la rumeur avait sillonné les rues de Virence à la vitesse d'un vent de tempête. Si personne n'aimait trouver la misère à sa porte, il n'était pas pour autant de bon ton de s'en prendre à des enfants.
Cadell connaissait ce petit brun trapu de Vigo depuis les langes ; leur inimitié, quant à elle, était presque aussi vieille. Il serra les dents lorsqu'il les rejoignit, entouré par des visages qui lui étaient aussi inconnus qu'hostiles.
« Dis-moi, Cadell, ton père a-t-il déjà eu vent de tes fréquentations douteuses ? »
Son front se plissa sous la colère. Comme il sentait Loeiza se raidir à ses côtés, il rétorqua :
« Les D'Altino possèdent davantage de terres que ta famille, si je ne m'abuse.
— Il paraît, oui. Mais vois-tu, un bouseux sous un masque de noble, aussi richement orné soit-il, n'en demeure pas moins un bouseux. Ne te méprends pas, je comprends mieux que tu ne le penses le plaisir exotique que tu trouves à galoper hors de tes pâtures... Simplement, rien ne me tient plus à cœur que de t'éviter la déconvenue d'une humiliation sociale. »
Il lui adressa un sourire carnassier qui ne laissait aucun doute quant aux pensées qui l'animaient. Cadell coula un regard vers Loeiza, qui se balançait d'un pied sur l'autre, les épaules tendues et la mine embarrassée. Il fut assailli par l'envie de la tirer de cette fosse à serpents. Après l'accueil hivernal qu'elle venait de souffrir, elle n'avait nul besoin du mépris de cet imbécile.
« Nous ne faisons rien de répréhensible mais je te sais gré de t'inquiéter de ma réputation. Comment la tienne s'accommode-t-elle de tes petites escapades avec les domestiques ? »
Il se rengorgea, les lèvres pincées sous la colère. S'il y avait une chose qu'il ne parvenait pas à tolérer, c'était l'hypocrisie.
« A merveille. L'avantage, c'est qu'elles n'ont pas l'insolence de prétendre qu'elles sont mes égales. Mais puisque tu abordes le sujet, j'en connais certaines qui seraient ravies de tâter de ton épée si l'envie t'en prenait. Et bien plus affriolantes que ta demoiselle, si tu vois ce que je veux dire. »
Il mima une poitrine à l'opulence démesurée. Les yeux de Cadell s'étrécirent alors que les ricanements fusaient. Comment ce vaurien de D'Ello osait-il faire montre d'une telle vulgarité ? Alors qu'il s'apprêtait à contrer l'attaque, Loeiza l'écarta d'un geste plein de rage, aussi soudain qu'inhabituel. Elle explosa :
« Il suffit ! Je ne suis peut-être qu'une demoiselle mais je ne suis pas sourde et encore moins invisible. Ma famille a été anoblie dans le respect des lois du royaume et par la plus haute autorité qui soit ; cela peut vous déplaire, vous heurter, mais mon père a mérité cet honneur et nous continuerons de nous en montrer dignes tant que Sa Majesté n'en aura pas décidé autrement. Quant aux terres que nous possédons, nous les avons acquises contre espèces sonnantes et trébuchantes et non par complaisance royale. Nous ne vous devons rien. »
Cadell la dévisagea, interdit. Ses joues étaient rouge sang et ses yeux crachaient des éclairs. Il ne l'avait jamais vue s'oublier de la sorte ; pour l'heure, il oscillait entre l'admiration et la crainte de ce qui se déchaînait en elle. Les bras croisés sous la poitrine, elle s'éloigna d'un pas vibrant de colère. Il l'accompagna du regard jusqu'à ce qu'elle disparût au coin du couloir. Elle ne s'était pas retournée.
« Il est toujours fascinant d'être confronté à l'inconstance des humeurs féminines, n'est-ce pas, Cadell ? J'espère que tu ne comptais pas l'épouser, celle-ci ? Elle ouvre sa bouche à bien mauvais escient. »
Il retint le flot d'insultes qui menaçait de se déverser à tout moment sur le fils D'Ello. Il n'avait rien à gagner à attiser la haine qui flottait déjà entre eux, à part des ennemis plus virulents. Il ne voulait pas que cela retombât sur les siens, ou pire, sur Loeiza. Il s'échappa donc sous les rires et les noms d'oiseaux, honteux malgré sa certitude que la sagesse imposait de courber l'échine plutôt que de rendre les coups. Il rejoignit directement l'Intendance, où la file d'attente avait diminué comme une peau de chagrin. Son amie n'y était pas.
Il donna son nom et une domestique au visage boursouflé lui tendit son uniforme ainsi qu'une lourde clé en cuivre.
« Troisième étage, première porte à gauche. Y a vot'nom sur la porte au cas où qu'vous vous perdriez. Suivant !
— Excusez-moi, pourriez-vous m'indiquer où se trouvent les chambres des jeunes femmes ? Je cherche une amie, Loeiza D'Altino. »
Elle le dévisagea d'un air las. Les rides qui couraient au coin de ses yeux et sur ses joues criaient qu'elle n'avait pas souvent souri au cours de sa vie. Une voix grave s'éleva de l'intérieur du bureau.
« Désolé de vous décevoir mais il a été décidé qu'elles ne logeraient pas au sein de l'Académie et l'accès au couloir des chambres leur est interdit. Si vous souhaitez voir votre amie, il faudra user de lieux plus convenables. La bibliothèque, par exemple. Ou le réfectoire. »
Un vieil homme qu'il supposa être le Grand Intendant s'approcha de lui, le bruit de sa canne résonnant sur le parquet. Cadell le dépassait de deux têtes mais il ne s'en sentit pas moins petit lorsque l'Intendant redressa du bout des doigts le col de sa chemise.
« Cela étant dit, j'ose espérer que vous aurez compris le message que le Maestre Supérieur a tenté de vous faire passer et que vous profiterez des opportunités offertes par l'Académie pour élargir votre cercle d'amis. Après tout, personne ne sait ce que demain laissera à notre porte... »
Son regard perçant, presque trop inquisiteur, le mit mal à l'aise, à tel point qu'il ne put le soutenir. S'excusant du dérangement, il rejoignit l'escalier avec l'impression désagréable que l'on venait de lire dans son esprit.
Il trouva sans peine son chemin jusqu'à la porte de la petite pièce froide qui promettait d'être sa chambre le temps de ses études à l'Académie. L'espace y était étriqué, dévoré par un lit et une table en bois massif ; une austérité à laquelle il s'était bien sûr attendu mais qui ne l'en choquait pas moins. Il posa ses vêtements sur le dossier de l'unique chaise et regretta presque instantanément la chaleur de la demeure familiale et de ses appartements. Comment faisaient les fils des nobles de province pour passer tous leurs jours de repos entre ces murs ? Lui, au moins, pourrait s'échapper de temps à autre.
Distrait, il entreprit d'enfiler l'uniforme de l'Académie : des chausses de serge drapée ainsi que des hauts de chausse en velours serrés à la virentine, qu'agrémentaient une chemise à la blancheur impeccable, un pourpoint en brocard noir et gris et une demie cape en fourrure de marte cendrée – l'animal emblème de la maison des fondateurs. Puis il s'approcha de la fenêtre, dont le verre était couvert d'une rosée glaciale. Les faibles rayons de soleil qui perçaient à travers les nuages laissaient deviner qu'il était encore trop tôt pour descendre au réfectoire ; il récupéra donc ses affaires de dessin dans les paquets que l'on avait déposés pour lui dans un coin de la pièce et se laissa tomber sur le lit.
Ses pensées vagabondèrent, embrassant les souvenirs des toits de Virence et du parfum de Loeiza... Il passa un doigt sur sa joue, à l'endroit où ses lèvres avaient laissé leur trace brûlante. La nuit précédente semblait si lointaine à présent que l'Académie s'était immiscée entre eux ; pourtant, il en conservait des sensations jusque dans les battements de son cœur. A quoi pensait-elle ? La colère l'avait-elle abandonnée au réconfort de ses appartements ? Non, bien sûr que non. Il ne connaissait que trop bien sa tendance à ruminer la moindre contrariété comme si elle n'était qu'un oisillon qu'il convenait de nourrir jusqu'à ce qu'il pût s'envoler. Et plus elle fulminait, plus il s'effaçait.
Peu à peu, il s'oublia au rythme des arabesques que sa main traçait sur le papier. Le trait était d'une vivacité inattendue, animé par la frustration et l'urgence de donner une forme au nuage qui obscurcissait son cœur. Si une part de lui-même bouillonnait de protéger Loeiza contre les marées implacables de la tradition, son versant rationnel lui intimait la prudence. Il n'était certes à l'Académie que par respect de la tradition – Ferdo Di Salvieri n'était pas homme à négliger l'éducation de ses fils – mais il ne pouvait se permettre de chiffonner au passage l'orgueil de clans aussi influents.
Quant à Loeiza… Les mots de Père résonnèrent en lui, creusant dans son esprit la tranchée douloureuse du devoir à accomplir. Il ne pouvait se permettre de prêter une oreille aux battements de son cœur. Pas au vu de ce qu'ils impliquaient, pour lui comme pour elle. Il serra le poing et la mine de son crayon se brisa. Las, il froissa son croquis et l'envoya rejoindre le sol gelé.
On souhaite le meilleur à Loeiza, qui ne compte visiblement pas se laisser marcher sur les pieds si facilement. Cadell, lui, conserve sa cohérence avec les chapitres précédents, ce qui fait toute la force du récit.
L'écriture soutient vraiment le texte, les dialogues sonnent juste et transmettent bien le caractère de chaque personnages.
Mention spéciale à ce passage:
"Cadell la dévisagea, interdit. Ses joues étaient rouge sang et ses yeux crachaient des éclairs. Il ne l'avait jamais vue s'oublier de la sorte ;"
Le choix du verbe est parfait. Le fait que Cadell, qui pourtant apprécie et admire le courage de son amie, voie en sa juste colère une perte de contrôle typiquement féminine en révèle plus sur la force de l'éducation sexiste aristocratique, et du carcan qui pèse sur les femmes/jeunes filles que ne pourraient le faire quinze paragraphes de débat sur la condition féminine. Je suis totalement admiratif !
Merci pour ta lecture suivie et tes retours précieux !
J'espère pour Loeiza qu'il s'agira de futures amies. Elle prouve encore qu'elle sait / a envie de se défendre seule, qu'elle n'aime pas cette société où les femmes n'ont aucune place.
Cadell est touchant, on a l'impression qu'il ne sait pas trop quoi faire, pas comment agir, il est encore "bloqué".
Plein de frustrations de part et d'autres, différentes.
Vigo promet d'être un ennemi capable d'utiliser Loeiza contre lui. Je ne sais pas si Cadell se rend compte qu'en demandant sa chambre ou à la voir il risque de les mettre tous les 2 en danger côté réputation ^^
Déjà j’aime beaucoup ton écriture! Je la trouve riche et très simple à comprendre et on est vite plongé dans l’histoire grâce aux différentes ambiances(coup de cœur pour le Carnaval dans le premier chapitre)
Les personnages sont attachants et leur relation est adorable! J’ai hâte de savoir ce qu’il va leur arriver par la suite. Cette Académie respire la joie de vivre...
Il n'y a déjà pas beaucoup d'étudiants et pour le moment, on n'a pas rencontré les meilleurs… Au final, heureusement pour elle que Loeiza n'y habite pas !
La place des femmes dans la société est bien pire que ce que j'imaginais dans les chapitres précédents. Je suis curieuse de voir comment Loeiza va faire face à tout cela.
Et ligne après ligne, on suit Cadell dans l'acceptation de ses sentiments, c'est très beau. Il y a un nombre infini de raisons pour leur retenue, mais je garde espoir : )
Je continue ma lecture avec grand plaisir !
Merci beaucoup pour ton commentaire, c'est très motivant pour moi. Je suis rassurée que tu t'attaches à Cadell, il a un côté froid mais ça fait partie de lui, je ne voulais pas que ça soit un frein pour les lecteurs.
Mais c'est vrai que pour l'instant le point de vue de Cadell est toujours marqué par une vision très sombre des choses - heureusement qu'il y a le point de vue de Loeiza pour trancher, je trouve que pour l'instant ils se complètent vraiment bien tous les deux.
Le dernier personnage de petit nobliau me paraît un peu cliché pour l'instant - d'ailleurs un point de détail, à un moment dans leur échange je me suis un peu perdue au niveau de :
"Comment la tienne s'accommode-t-elle de tes petites escapades avec les domestiques ? » Il se rengorgea, les lèvres pincées sous la colère. S'il y avait une chose qu'il ne parvenait pas à tolérer, c'était l'hypocrisie. "
--> j'imagine que c'est Cadell qui se rengorge, mais vu que c'est lui qui vient de parler on dirait initialement que c'est son adversaire qui est décrit là.
J'aurais bien aimé en savoir plus sur ce qu'ils vont apprendre au juste dans ces magistères - mais peut-être que ça aurait fait un peu trop d'information... Ca dépend sans doute des lecteurs, en tout cas pour moi un peu plus d'infos là-dessus m'aurait davantage satisfaite.
Sinon, j'aime bien les petites touches qui continuent à construire le contexte, les orphelins qui ont froid, la maladie qui rôde, c'est vraiment bien dosé je trouve. Je vais attendre la suite !
J'ai noté tout ça dans mon Excel de réécriture. Je suis juste soufflée par la pertinence des retours que je reçois sur Plume d'Argent, c'est un réel plaisir !
Certains personnages, dont Vigo, sont un peu cliché pour le moment en effet. Ça fait partie des points importants pour moi dans la suite : leur donner du relief. J'espère y parvenir !
Je vais réfléchir également à ta remarque sur les informations que je donne sur l'Académie. J'aimerais bien réussir à caler quelques informations supplémentaires en effet.
Merci encore !
En tout cas, j'ai beaucoup aimé ta plume, dans ce chapitre !
Quant à l'histoire, on sent qu'on entre maintenant dans des intrigues socio-politiques assez moches, auxquelles Cadell ne conçoit pas de couper même s'il les déteste, alors que Loeiza va probablement s'efforcer d'en démontrer l'iniquité.
Les enjeux se dessinent : va-t-elle parvenir à se faire une place sans se trahir ni se faire écraser par un système traditionnel et traditionaliste ? Va-t-il parvenir à rester fidèle à son amie (amour) envers et contre ses proches et ses ennemis ?
Tout ça promet d'être passionnant. Me connaissant, je vais avoir envie de secouer Cadell de temps en temps !
Tu l'auras compris : ce début d'histoire me plait beaucoup !
Détails et pinaillages :
"le plafond voûté était plus haut qu'il ne se l'était imaginé," : à vérifier mais j'enlèverais la négation
"Le discours s'étira sans qu'il ne la quittât du regard." : idem
"Une ordonnance déposée par Sa Majesté Ciro II nous contraint à accueillir dans nos rangs les jeunes femmes qui le souhaitent." : nous contraint ? Ah ben ça va être sympa pour elle ! On sent qu'elle sont accueillies chaleureusement !
"Il ne connaissait pas de famille qui n'avait pas perdu l'un de ses membres sur l'autel de la maladie." : qui n'ait perdu (ou qui n'eût perdu, selon que tu utilises le présent du subjonctif ou son imparfait)
"Mais l'énergie qu'elle déployait lui interdisait de le comprendre. " : je n'ai pas compris à qui ou à quoi ce "le" faisait allusion
"Ne te méprends pas, je comprends mieux que tu ne le penses le plaisir exotique que tu trouves à galoper hors de tes pâtures..." : jolie tournure !
A bientôt