Si l’écho de mon prénom avait accroché un sourire narquois sur les lèvres de ce jeune homme, la suite de notre entrevue lui avait laissé un goût bien plus amer dans la bouche. Il avait payé son repas, moi le mien, et nous nous étions éloignés sur les quais d’un fleuve qui serpentait autour de nous. Quelques promeneurs s’étaient distingués à la lumière des réverbères qui jouaient avec leurs ombres pendant que j’avais cherché mes mots pour aborder un sujet aussi compliqué que celui de la magie. Mon interlocuteur n’avait pas parlé, respectant mon silence tout en m’interrogeant régulièrement du regard. Finalement, lorsque sa patience avait atteint un point de non-retour, j’avais bêtement lâché :
— Vous êtes un Magicien.
— Je vous demande pardon ?
— Ce que vous faites, avec vos mains, ce que vous avez fait avec ce bébé et, à en croire vos dires, avec d’autres cobayes, il s’agit de magie.
— La magie n’existe pas.
Aussitôt, l’ampoule d’un lampadaire avait explosé non loin de nous, au-dessus de nos têtes. Quelques débris de verre s’étaient écrasés et j’avais pris soin de me protéger le crâne pour éviter une blessure inutile.
— Vous devriez être un peu plus respectueux des forces dont vous parlez, jeune homme. La magie aime qu’on la comprenne, mais, surtout, qu’on la voie là où elle est.
— Vous voulez me faire croire que des personnes aux dons surnaturels existent pour de vrai ? Je ne suis plus un gamin. J’ai cessé d’attendre le Père Noël.
— Saviez-vous qu’il existe un homme, un Français il me semble, qui est descendu à cent-quarante mètres de profondeur en apnée ? Et saviez-vous qu’un de ses congénères a tenu plus de onze minutes sous l’eau sans respirer ?
— Je ne vois pas le rapport avec la magie…
— Avec la magie ? Aucun. En revanche, vous parliez de personnes aux dons surnaturels. Je viens de vous en fournir deux exemples et aucun d’entre eux n’est un Magicien. Ces talents exigent du travail, de l’entraînement, mais aussi un certain don inné. Un don surnaturel. En ce qui concerne la magie, certains scientifiques admettent volontiers son existence en une simple phrase : la magie, c’est de la science inexpliquée. Je ne suis pas d’accord avec eux, mais cela permet de voir les choses d’une façon plus relative.
— Est-ce que vous pourriez être un peu plus clair ?
J’avais senti son désir de comprendre mes explications, mais je m’étais aussi rendu compte qu’en plus de deux cents ans d’existence, j’avais fini par me perdre moi-même dans mes réflexions. Le commun des mortels ne pourrait sans doute pas suivre le fil de mes pensées si je ne les exprimais pas et il m’avait fallu être plus direct avec lui.
— Croyez-vous que je sois capable de sauter sur le toit de cet immeuble ?
Je lui avais montré un building de cinq étages aux proportions admirables, datant du début du siècle dernier. Le bâtiment devait mesurer près de dix-sept mètres de haut.
— Bien sûr que non !
— Moi je vous affirme le contraire ! Voulez-vous bien vous tenir à mon bras, je vous prie ?
Il y avait eu une lueur de panique dans ses yeux, un instinct de survie qui avait cherché à se manifester pendant une seconde avant de lâcher prise et accepter de saisir le bras que je lui avais tendu. Sa poigne était ferme et nerveuse. Peut-être n’aurais-je pas dû commencer avec un exemple aussi spectaculaire, mais le souvenir de son comportement au déjeuner avait fini par ressurgir dans ma mémoire. J’avais voulu lui donner une leçon.
J’avais tapé deux fois du pied sur le sol tout en concentrant mes forces dans mes jambes. L’énergie avait parcouru mes membres, décuplant ma puissance pendant un court instant, me permettant de décoller et d’atterrir sur le toit goudronné de l’édifice en face de nous. Un son étonné et effrayé avait jailli de la gorge du jeune homme qui avait senti ses cheveux se plaquer contre son crâne. Sa coupe parfaite était désormais fichue, mais ce qui m’avait le plus amusé était son regard interloqué qui n’avait cessé de chercher une réponse logique à ce soudain envol et à notre arrivée contrôlée au sommet d’un immeuble. Ses propres jambes avaient cédé sous son poids et il avait failli vomir son repas récent. Je m’étais enquis de son état avant d’aller plus loin dans mes explications. Il avait exigé de redescendre immédiatement, mais par l’ascenseur cette fois. Il lui avait fallu cinq bonnes minutes pour qu’il accepte à nouveau de m’écouter.
— Comme je vous l’affirmai, la magie existe et il ne s’agit pas de science. Ou, du moins, pas complètement. Vous savez sans doute qu’il existe quatre forces qui régissent notre univers : la force gravitationnelle, la force électromagnétique, la force nucléaire forte et la nucléaire faible. Figurez-vous qu’il en existe une cinquième que peu de gens perçoivent et sont capables d’étudier et de maîtriser : la force élémentaire. Il s’agit d’un courant énergétique qui traverse tous les individus et qui relie les éléments matériels entre eux. Vous voyez cet arbre ? Vous voyez cet oiseau ? Les deux sont traversés par un flux d’énergie dont ils n’ont pas conscience, mais qui existe bel et bien. Nous sommes tous reliés les uns aux autres.
— J’ai l’impression d’entendre un hippie des années 70…
— Leur discours était bien plus pacifique que le mien, mais ils n’avaient pas tort sur le fond. Ce qui affecte un être vivant affecte tous les autres de façon plus ou moins directe. Si cet arbre meurt, vous ne recevrez plus ses bienfaits en oxygène et cet oiseau ne pourra plus s’y nicher pour se protéger des prédateurs terrestres.
— C’est un lien de cause à effet, si je puis me permettre. Mais cela ne relie pas les êtres entre eux.
— C’est un lien que vous pouvez observer à l’œil nu que j’ai choisi d’énoncer. Pour un Magicien, c’est différent. La force élémentaire qui unit ces deux entités, l’arbre et l’oiseau, est un lien étroit qui, s’il venait à mourir, l’empêcherait de s’imprégner et d’utiliser leur essence. La magie, c’est la faculté de se servir de cette énergie qui accorde tous les êtres entre eux.
— Alors vous êtes un Magicien, vous aussi ?
— Non, je suis un Enchanteur.
— Quelle est la différence ?
Nous avions atteint une berge où un canot appartenant à la police fluviale attendait qu’on le mette à l’eau. J’avais eu envie de m’asseoir au bord du quai afin de regarder les étoiles et apprécier cet instant dont j’avais rêvé depuis si longtemps. Un moment qui me replongeait dans tant de souvenirs. La dernière fois que j’avais eu cette conversation avec quelqu’un, c’était avec ma fille, sur les rives d’un lac gelé en Écosse. J’avais pensé ne plus jamais avoir l’occasion de reparler des fondements de la magie et de notre univers. Ce midi encore, après avoir vu cet homme user impunément de ses pouvoirs, j’avais fait une nouvelle croix sur cette possibilité. Et pourtant, je m’étais surpris à apprécier la conversation et à m’extasier de sentir chez mon interlocuteur une étincelle de curiosité.
Finalement, j’avais renoncé à m’asseoir sur les pavés frais du quai pour continuer à marcher en voyant arriver non loin de nous une bande d’individus passablement énervés avec des bouteilles d’alcool fort à la main et des chiens d’attaque en laisse. Mon expérience m’avait appris qu’en pareilles circonstances, il convenait de ne pas se mettre dans une situation périlleuse. Deux hommes seuls, perdus dans le noir au beau milieu d’un quartier inconnu face à une troupe de huit ou neuf personnes échevelées était une situation périlleuse.
— Enchanteur est la distinction ultime pour un Magicien. Lorsque l’on découvre ses pouvoirs et qu’on devient l’élève d’un Maître, on appelle cette personne un « Initié ». Puis, quand le Maître en question estime que la formation de son pupille arrive à son terme, il l’honore au cours d’une cérémonie et le nomme officiellement « Magicien ». Par la suite, il peut prétendre au titre de « Mage » en étudiant de façon plus approfondie un domaine spécifique de la magie. Enfin, il arrive un jour où le Magicien se distingue en accomplissant une quête dangereuse ou en rendant un service à la communauté des Mages et des Magiciens et reçoit le titre honorifique « d’Enchanteur ».
— Et vous avez passé tous ces stades ? avait-il dit avec une pointe d’étonnement dans la voix. Vous êtes à peine plus vieux que moi !
— Détrompez-vous… Je suis bien plus âgé que j’en ai l’air. Mais oui, en effet, j’ai franchi tous ces obstacles et cela n’a guère été de tout repos.
— Qu’est-ce que vous avez accompli comme quête ?
— C’est une longue histoire et je pense qu’il y a des questions plus urgentes auxquelles je dois apporter des réponses.
Mon ton ferme avait suffi à le réduire au silence, essayant de lui faire comprendre qu’il n’était pas de bon ton de m’entraîner sur ce terrain-là. Derrière nous, j’entendais encore les rires gras des hommes alcoolisés qui s’étaient un peu rapprochés. Nous avons dû forcer l’allure. Nous aurions pu simplement remonter sur les trottoirs éclairés de la ville, mais mon acolyte semblait n’avoir rien remarqué du danger qui nous précédait et je ne souhaitais pas l’alarmer. Après tout, peut-être était-ce moi qui étais victime de mes propres préjugés ?
— Donc vous n’êtes pas en train de me faire une blague ? Vous pensez vraiment que je suis un Magicien ?
— Je ne le pense pas, j’en suis persuadé !
— Comment pouvez-vous en être si sûr ?
— Cela fait quasiment quarante ans que je cherche un individu réceptif à la magie et vous êtes le seul qui soit apparu sur mes cartes.
Il s’était arrêté net et m’avait regardé avec des yeux ronds. Pendant une fraction de seconde, j’avais pensé qu’il m’aurait dit ne pas croire en sa chance ou bien qu’il était heureux d’être l’élu sur lequel je m’étais penché. Mais, au contraire, il fut secoué d’un rire silencieux et me pointa du doigt avec amusement.
— J’ai failli tout gober, hein ! Vous êtes vraiment doué ! Le coup du saut sur le toit de l’immeuble était très impressionnant et je n’ai toujours pas compris comment vous avez fait, mais c’est bon, j’ai saisi : vous vous fichez de moi.
— Pourquoi ce soudain revirement de pensée ?
— J’estime que si une chose aussi improbable que la magie devait exister, elle ne toucherait pas que moi. Vous vous rendez compte de ce que vous racontez ? Une force vieille comme le monde qui n’existerait que pour un petit nombre de chanceux et je serai le seul et l’unique être humain à avoir la capacité d’en profiter.
— Voilà un raisonnement qui vous donne un peu trop d’importance. À quel moment ai-je dit que vous étiez le seul être réceptif à la magie ? J’ai dit que cela faisait quarante ans que j’en cherchais un, pas que vous étiez le premier !
J’avais tué dans l’œuf la suite de ses réflexions. Il avait semblé vouloir ajouter quelque chose, cherchant de nouveaux arguments pour contrer mes théories, mais nous avions été interrompus par le groupe qui nous avait suivis depuis plusieurs dizaines de minutes. J’aurais tant aimé me tromper à leur sujet…
Mon compagnon avait fini par remarquer leur présence, trop proche de nous pour être naturelle. Ils avaient une démarche aussi ridicule que reconnaissable : c’était celle de personnes ayant un peu trop fait la fête. Je n’avais pas encore eu l’occasion de voir l’éclat de leurs yeux qui m’aurait renseigné assez facilement sur les intentions de ces gens. La nuit était sombre et le coin dans lequel nous avions atterri n’était pas le plus éclairé de la ville. Ils avaient avancé de nouveau et nous avaient encerclé rapidement de façon à ce que nous ne puissions pas nous enfuir. Le jeune homme m’avait jeté un regard de détresse tandis que j’avais tendu les mains devant moi en signe de paix. Le plus hideux de la bande s’était approché de moi, tenant à bout de bras un énorme chien dont la race m’était inconnue. Sans doute un croisement entre un rottweiller et un pitbull, le genre d’animal utilisé pour les combats clandestins. Ce dernier bavait abondamment et grognait dans ma direction. J’avais dû leur reconnaître une chose : leur technique d’intimidation était bien rodée.
L’homme qui le tenait en laisse m’avait souri d’un horrible rictus édenté par endroits, et nous avait fait signe de nous avancer. Il avait ensuite lancé un commentaire graveleux sur le fait qu’il ignorait qu’aujourd’hui était un jour de carnaval.
Sa bande s’était esclaffée d’un rire sonore tout en jetant des regards à ma tenue peu conventionnelle. C’était la cape qui faisait cet effet, avais-je pensé. Les êtres humains normaux n’avaient pas l’habitude de voir des gens se promener avec une cape de velours, surtout après la journée assez chaude qui venait de s’écouler. Pourtant, c’était très pratique en cas de froid où ce vêtement était le seul capable de réellement protéger des basses températures. De plus, ma cape était faite d’un unique tissu qui absorbait très bien la magie et pouvait ainsi s’ensorceler facilement contrairement à n’importe quel vêtement synthétique ou en cuir qui avaient tendance à « boire » les enchantements en très peu de temps jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien.
Les autres éléments de ma tenue étaient plutôt simple : un pantalon sombre qui collait légèrement à la peau de mes jambes et une chemise blanche en lin, assez fine. Rien de très excitant.
Souhaitant désamorcer un conflit naissant, je leur avais fait remarquer qu’il n’était nullement nécessaire de devenir violent et d’user de la force avec nous. Nous n’étions que deux voyageurs égarés sur un territoire inconnu. Pour ma part, du moins ! Malheureusement, cette troupe n’avait jamais eu l’intention de nous laisser partir sans problème. Il s’agissait d’un de ces groupes dont le besoin de démontrer la part importante de testostérone dans leur organisme était irrépressible. Et quoi de mieux pour commencer la nuit que de frapper deux hommes seuls face à neuf soûlards et une demi-douzaine de chiens ?
J’en avais assez lu dans leur regard pour comprendre que nous ne sortirions pas vivants de ce traquenard sans nous salir les mains. Toutefois, mon accompagnateur n’était pas en mesure de se défendre et j’avais le devoir de veiller sur lui. Pas parce qu’il m’était sympathique ou parce que je m’étais un peu attaché à lui, mais simplement parce qu’il était mon unique chance de sauver la magie et que je n’avais pas encore décidé de ce qu’il convenait de faire.
— Vous voulez que je vous montre que ce n’est pas une blague ? lui avais-je demandé dans un souffle en me tournant dans sa direction.
Il ne m’avait rien répondu, incapable de prononcer la moindre parole cohérente face à ce groupe effrayant. Il m’avait imploré du regard de ne rien faire de stupide qui marquerait le début d’un combat très inégal. Toutefois, il avait semblé oublier ce que je venais de lui révéler. Je lui avais adressé un sourire et avais de nouveau tendu les mains vers moi en fermant les yeux. Il me fallait un minimum de concentration. J’avais entendu le chef de nos agresseurs ordonner à son chien de m’attaquer. Il ne m’en avait pas fallu plus pour pivoter sur moi-même, les trois plus grands doigts de ma main droite tendus vers le ciel. J’avais fait un tour complet en libérant une dose mesurée de mon enchantement sur les animaux qui aboyaient de plus en plus fort. Immédiatement, les molosses étaient tombés sur le sol, endormis. Ces créatures n’avaient rien demandé et représentaient le danger le plus imminent, selon moi. Il avait été nécessaire de ne pas leur faire de mal. En revanche, leurs propriétaires avaient cherché la bagarre et, sous leurs yeux ébahis, ils avaient assisté à un simple enchantement de sommeil parfaitement réalisé. J’avais voulu faire une remarque bien pensée au jeune homme qui m’accompagnait, mais je n’en avais pas eu le temps, car l’un de ces gaillards s’était jeté sur moi avec la force d’un buffle lancé à pleine vitesse.
Sans perdre une seconde, j’avais reculé ma jambe d’appui et avait fait claquer mon bras gauche comme un fouet. La décharge d’énergie avait circulé sur ma peau flamboyante et un éclair avait frappé l’homme au visage qui s’était effondré sur le sol humide. Un autre avait connu le même sort, trois secondes après son ami. Inconscientes, mes deux premières victimes venaient de subir une charge de puissance, non létale mais suffisamment violente pour leur faire passer le goût de recommencer à agresser des gens pendant un bon moment.
Avait-ce été de la peur ou bien une envie meurtrière de venger leurs camarades tombés au combat, je n’en savais rien, mais les sept autres types s’étaient jetés sur moi en même temps. J’avais entendu Arthur lâcher un cri de terreur tandis qu’une masse informe de poings avait volé dans ma direction. J’avais fermé les yeux une nouvelle fois et m’étais laissé tomber par terre en posant la paume de ma main sur le sol. Un cercle lumineux s’était étiré autour de moi et mes adversaires, mettant hors d’atteinte le jeune homme. Instantanément, mes ennemis s’étaient immobilisés dans des positions grotesques et dévoilant des faciès repoussants que j’avais pu observer sans grand intérêt. L’unique but de cet enchantement était de montrer à mon compagnon que la magie existait bel et bien et qu’elle pouvait être très puissante. Je l’avais vu regarder ces hommes et s’étonner de les observer ainsi. Il avait même consenti à s’approcher pour mieux comprendre ce que je leur avais fait.
Toutefois, je n’en avais pas fini avec eux : un par un, j’avais libéré une nouvelle charge de puissance sur mon index tendu et j’avais touché leurs fronts suintants de sueur. Quand l’enchantement dans lequel ils étaient prisonniers prendrait fin, ils seraient projetés en arrière, méchamment assommés. Enfin, j’avais quitté cette ronde malveillante pour rejoindre l’homme qui m’attendait sans en croire ses yeux.
— Qu’est-ce que vous leur avez fait ?
— Un petit choc qui devrait suffire à leur faire oublier d’agresser les honnêtes gens au beau milieu de la nuit.
L’énergie qui m’avait parcouru pour les immobiliser continuait de drainer mon corps de sa puissance et j’avais soudain senti un tremblement dans l’une de mes jambes qui avait failli lâcher sous mon poids. Il était temps que je finisse ce sortilège et que j’en arrête les effets avant d’être complètement épuisé. J’avais coupé le flux qui alimentait l’enchantement et le groupe s’était retrouvé au sol, inconscient. J’avais fait signe au jeune homme de me suivre et de filer rapidement avant qu’ils ne reprennent connaissance. Nous avions alors rejoint les rues plus lumineuses de la ville en laissant dans la pénombre ces agresseurs hors d’état de nuire.
*
J’avais rejoint mon hôtel peu de temps après le combat, car j’avais senti mes forces diminuer rapidement et il fallait que je me repose. J’avais pensé qu’Arthur serait plein de questions après ce à quoi il venait d’assister, mais, au contraire, il était resté aussi silencieux qu’une tombe et m’avait regardé pendant tout le chemin avec un constant mélange de peur et d’admiration.
Quand nous étions arrivés à la porte de l’immeuble dans lequel j’allais dormir, j’avais senti qu’un combat intérieur faisait rage chez mon compagnon de voyage : devait-il ou non prendre le moyen de me recontacter ?
— Je sais que vous êtes effrayé et que vous vous demandez ce qui est arrivé à ces hommes tout à l’heure, mais je vous assure qu’ils vont bien. La magie est une arme puissante et peut être dévastatrice, mais en aucun cas je n’en use avec l’intention de tuer. C’est un principe fondamental chez moi.
— Et vous pensez que je suis capable de faire tout ça ? Je sais juste endormir les gens. Cela ne me semble pas aussi impressionnant que tout ce que vous avez fait ce soir…
— C’est parce que vous attachez trop d’importance au spectacle. Réussir à contrôler un enchantement sans avoir reçu d’enseignement est une chose que je n’avais encore jamais vue. Vous êtes promis à un grand avenir dans la magie, mais seulement si vous suivez un programme correct et intensif.
— Vous êtes en train de me demander d’être votre apprenti ?
— Mon Initié, oui.
J’avais pris ma décision pendant que nous marchions sans dire un mot. Après tout, son comportement avec la jeune femme était peut-être une simple erreur de parcours et j’avais parlé toute la soirée avec un homme qui me semblait droit et honnête. Sa seule frayeur du fait que j’aurais pu blesser la bande de bras cassés qui nous avait attaqués démontrait qu’il avait un tempérament bon. Plus bon que le mien, en tout cas. Et puis, j’avais l’intime conviction que l’univers n’avait pas choisi un Arthur au hasard pour être l’Initié d’un Merlin. Moi-même je devais mon nom à la légende Arthurienne de laquelle ma mère, une Mage, était tombée amoureuse au fil des écrits qu’elle avait pu lire. J’étais persuadé qu’il y avait quelque chose à tirer de notre collaboration.
— Si vous souhaitez travailler avec moi, je serai à l’aéroport, demain, à 14 heures. Il y a un vol que je dois absolument prendre. Pendant le trajet, nous pourrons discuter un peu plus en détail des questions que vous devez vous poser. Ensuite, une fois sur place, nous aurons beaucoup de travail à accomplir en peu de temps, mais je suis certain que vous avez les capacités de m’étonner. Je vous attendrai près du comptoir d’enregistrement principal à 14 heures précises. Passé ce délai, je partirai. À vous de choisir quelle existence vous voulez découvrir : avoir un quotidien ordinaire et passer à côté de la chance de votre vie ou rendre le monde meilleur grâce à vos dons ?
— Qui vous dit que j’en suis capable ?
— Je le sens. Faites-moi confiance !
À présent, le regard suspendu au plafond de ma chambre, je n’arrivai pas à trouver le sommeil malgré la fatigue évidente qui me transperçait le corps. J’avais peur du choix de cet homme. Nous n’avions qu’à peine effleuré le sujet de la magie et il restait encore tant de choses à lui apprendre, à lui faire comprendre. Savoir qu’il était le seul individu capable de recevoir mon enseignement donnait à la fin de notre rencontre un suspens auquel je n’étais pas habitué. S’il ne venait pas, demain, j’aurais un éternel regret dans le cœur doublé d’une profonde amertume : je n’aurais pas su convaincre la seule personne capable de sauver la magie. Mais s’il venait, je prenais également le risque d’être déçu par un homme que je connaissais à peine et qui pouvait révéler un tout autre visage une fois en possession d’un apprentissage complexe et puissant. C’était à moi de trouver le juste équilibre entre l’enseignement et la mise en garde.
Le souvenir de mon dernier Initié me revint en tête alors que je laissai mes yeux divaguer à la lumière des phares de voitures qui traversait les interstices de mes volets. Je n’avais eu que deux Initiés durant ma longue vie et chacun d’entre eux s’était révélé être une erreur. J’avais pris le premier sous mon aile alors que je venais tout juste d’être nommé Magicien et j’avais eu la désagréable surprise de découvrir que l’enseignement n’était pas une chose facile. La patience n’était pas ma plus grande vertu et j’avais eu un mal fou à faire tenir notre collaboration suffisamment longtemps pour qu’il apprenne quelque chose de moi. Nous avions travaillé un an ensemble avant que j’abandonne la tâche à quelqu’un de plus compétent que moi.
La deuxième Initiée, c’était ma fille. Elle n’avait jamais eu le loisir de devenir une Magicienne accomplie. Et cela par ma faute…
Développer une nouvelle entente avec un jeune apprenti était quelque chose qui me terrifiait, je dois bien le reconnaître. Mais avais-je seulement le choix ?
Finalement, je m’endormis aux premières lueurs du jour dans un sommeil agité par des rêves désagréables.
Lorsque je me réveillai, l’heure du rendez-vous était proche et j’avais besoin d’une douche pour effacer les courbatures qui stagnaient dans mes muscles raides. Était-ce ma condition de mortel ou bien simplement une fatigue inattendue due à un exercice trop intense qui provoquaient ces douleurs ? Je fus pris d’un vilain doute en imaginant mon corps en train de vieillir en vitesse accélérée et l’urgence de ma mortalité et de la mission qui en découlait m’obligea à sortir rapidement du lit pour me préparer.
J’avais raté le petit-déjeuner et ne pris que le temps nécessaire pour m’acheter un sandwich sur le chemin de l’aéroport. Inutile de tenter un sortilège de transfert, j’avais suffisamment mal partout pour ne pas risquer de me désintégrer maladroitement. Un taxi ferait l’affaire.
J’arrivai dans un hall d’accueil bondé en ce début de week-end. Des parents avec leurs enfants cherchaient leur vol du regard sur le panneau d’affichage tandis qu’un groupe scolaire dont les membres portaient tous la même veste kaki avançait en file indienne vers un terminal d’embarquement. Un homme jeta le papier de son chewing-gum par terre sous les yeux réprobateurs de la femme de ménage qui l’avait vu et qui se pencha pour le ramasser sans lui faire d’autre remontrance qu’un lourd regard appuyé. Une armée d’hôtesses était en train d’enregistrer les noms et les bagages des passagers tandis que les voyageurs excités faisaient la queue devant les différents comptoirs. Toute cette effervescence me fit presque oublier l’heure et je dus me rappeler à l’ordre pour me mettre au point de rendez-vous. Il restait encore quinze minutes au jeune homme pour se montrer. Aurait-il ce courage ? Le doute m’assaillit péniblement pendant que je regardai de tous côtés pour essayer d’apercevoir ses cheveux blonds dans la foule.
Lorsque l’aiguille de la grande horloge du hall pointa l’heure fatidique, je sentis mes membres se relâcher. Il n’était pas venu, il n’avait pas osé. J’avais perdu ma seule chance de sauver les bribes de magie qui s’exilaient petit à petit de ce monde. Finalement, après mes deux échecs d’apprentissage, ce n’était peut-être pas plus mal… Que se serait-il passé si j’avais créé un monstre cette fois ? Aurais-je pu me le pardonner ? Notre univers comptait bien assez d’horribles Sorciers pour ne pas en ajouter un autre.
Je tournai les talons vers le terminal d’embarquement où était prévu mon vol et m’y dirigeai d’un pas lent. Je n’avais peut-être pas su convaincre Arthur, mais j’avais toujours une mission : consulter le Recueil après l’accord des Sages, établir mon espérance de vie et choisir un plan d’action. Il fallait que je prenne le temps du trajet pour mettre au point un argumentaire solide à faire valoir devant le conseil qui m’accueillerait demain.
Je m’assis sur un des sièges qui faisait face à la porte en verre derrière laquelle un énorme engin se stationnait et faisait le plein de kérosène. Je pourrais peut-être me reposer un peu dans les airs. Après tout, mon premier voyage s’était bien passé et le vol n’avait pas été si terrible. Je pourrais sans doute arrêter d’angoisser et prendre le temps qu’il faudrait pour faire le plein d’énergie.
Considérant cette pensée, je n’aperçus que très tard qu’une personne venait de s’asseoir à côté de moi, sur le siège voisin. Je me tournai et vis le visage souriant d’Arthur qui me dévisageait.
— Vous aviez l’air perdu dans votre propre tête. Je n’ai pas osé vous déranger.
— Vous avez bien fait de venir. En revanche, question ponctualité, vous allez devoir faire un effort.
— Il y avait un monde fou dans la navette, je n’y suis pour rien. Et sachez que je ne suis toujours pas certain de faire le bon choix.
— C’est normal. Moi non plus, lui avouai-je.
Il me sourit et regarda ses mains pendant quelques secondes. L’hôtesse nous demanda de nous lever pour embarquer et je me mis derrière une femme aux cheveux clairs tandis que mon compagnon me suivait. Nous traversâmes la piste bitumée avant de monter dans cet oiseau de métal et prendre nos places en classe affaires. J’avais réservé deux sièges en dépensant l’argent de mes dernières économies. Arthur s’installa et déposa sa petite valise dans le compartiment à bagages au-dessus de nos têtes.
— Vous avez déjà pris l’avion ? lui demandai-je.
— Quelques fois, oui.
— Vous n’êtes pas malade pendant le vol ?
— Non, jamais.
— Très bien ! Dans ce cas vous pourrez me soutenir si jamais je défaille.
Il rit et secoua la tête sans parvenir à savoir si je blaguais ou pas. S’il m’avait connu un peu mieux, il aurait su que je n’avais aucun sens de l’humour.