Une fois revenue au DMS, je vais tout de suite prendre une douche. Je ferme les yeux, m’étirant grassement pour permettre aux deux balles de ressortir l’une après l’autre de mon épiderme. Le sang se mélange à l’eau et ruisselle sur ma peau déjà cicatrisée. Les bouts de métal rebondissent contre le receveur de douche, provoquant un bruit qui semble me faire voyager.
Une tristesse m’accapare, s’infiltrant dans les pores de ma peau. Jusqu’à ce qu’elle se transforme en une terreur affreuse. Recroquevillée, je remonte mes genoux recouverts de taches de sang séché. La douleur pulse dans mes veines, mais je la tolère. Entre elle et moi, c’est plutôt une danse de connaissance. On s’apprivoise, s’adapte et s’épouse. Je regarde mes perles rouges dégouliner le long de ma jambe avant de remarquer une paire de chaussures en cuir bon marché. Mon cœur s’alourdit, tandis que mon regard s’élève sur cet homme au regard si dur que j’en tremble sur place. Le froid s’installe sur mon pauvre corps frêle, avant qu’une force ne me pousse à courir. L’adrénaline me fait décamper malgré mes pieds nus qui glissent sur le carrelage froid. Je fuis, la peur au ventre. Ma respiration siffle, me brûle les poumons. Des larmes coulent en sentant mes démons me rattraper. Je sens sa présence juste derrière moi. Je cours. Je trébuche. Je monte le plus vite possible le premier escalier qui se présente à moi. Je l’entends derrière moi. Il crie mon nom. Il va me rattraper. Ce n’est plus qu’une question de secondes. Je sens une main attraper vivement ma cheville et ma respiration s’arrête quand il tire violemment. Je dévale à contresens les marches, sans pouvoir m’empêcher de hurler. Mes bras lourds et douloureux essaient en vain de me redresser, mais il me retient. Il m’empêche de partir et accompagne ma descente d’un pas volontaire. Sa poigne est ferme. Elle se resserre à chaque secousse que mon corps subit. Terrifiée, je me courbe jusqu'à pouvoir m’accrocher à sa jambe. Luttant de toutes mes forces, la poche de son pantalon finit par céder sous mes doigts, déversant son contenu dans le reste de l’escalier. J’observe sa progression. Sans un mot. Laissant le bruit métallique des différents objets résonner dans ma tête avant qu’une douleur foudroyante ne me saisisse le cou.
— Tu ne comprendrais pas tout ça, mais tu me forces à le faire, Méjaï !
J’ai à peine le temps de poser ma main sur ma carotide, que je sens mon corps dévaler sa descente. Heureusement pour moi, le bruissement de l’ascenseur au bout du couloir me fait revenir de ce mauvais… rêve ? Cauchemar, souvenir ? L’esprit chamboulé. Je protège mon visage qui se retrouve agressé par le pommeau de douche que j'avais volontairement mis à fond. Je m’extirpe de l'eau en un clin d’œil, apprêtée, prête à les recevoir malgré ma crinière encore dégoulinante. Je soupire, devant ces images qui accaparent mes pensées avant de me concentrer sur l’instant présent.
— Directeur, Marco, vous désirez ?
Je suis assise, jambes croisées. Aussi calme et enjouée que possible. Je les attends avant que le directeur ne m'aperçoive en portant sa main sur la poitrine en faisant un bond mémorable. Je couvre avec aisance le cri apeuré qui sort de sa bouche, en lui gratifiant mon plus beau sourire.
— Directeur.
Le battement de son cœur évoque la course d'un pur-sang avant qu’il ne semble lui en tirer les rênes. Il reprend rapidement ses esprits en s’inclinant légèrement en signe de respect.
— J’ai appris ce qui s’est passé ce matin. J’en suis navré...
Surprise, aucun mot ne franchit la barrière de mes lèvres. Son pardon me laisse béat, ce qui n’est pas du tout le cas de Marco qui le regarde stupéfait.
— Navré ? reprend-il. Mais vous n’avez pas vu le massacre qu’elle a fait !
Sa phrase claque dans ma chambre. Monsieur Backford plisse un instant les yeux, avant de froncer les sourcils. Ses traits deviennent durs et autoritaires.
— Si, justement. Je me suis rendu sur place et j’ai été très étonné. Quatre hommes en quelques minutes... Méjaï, je crois que je me suis trompé sur votre compte.
Je reste à observer d’un air amusé la tête de Marco qui se décompose peu à peu. Je crois que ce n’est pas ta journée, mon blondinet.
— Je peux comprendre que les poches de sang que nous vous donnons ne soient pas très adaptées. C’est pourquoi je peux vous proposer d’entrer dans une brigade. Nous en disposons de plusieurs ici, cela ne devrait pas poser de souci. Vous serez amenée à effectuer diverses missions, du moment que vous respectiez les règles.
Un de mes sourcils s’élève à sa dernière mention. Bien qu'intéressée, je ne saurais le nier, je préfère savoir où je mets les pieds et surtout quelles chaînes me lient à ce contrat.
— Quelles sont vos règles ?
— C’est très simple : s’en tenir aux cibles. Et ne rater aucune des missions, sauf si vous en êtes dispensée, bien entendu.
Marco soupire, ses traits sont marqués d’une anxiété palpable. Je pouffe largement, ce qui le fait exploser :
— Je l’ai vue sur le terrain et vous faites une terrible erreur. Elle n’est pas contrôlable !
— C’est sûr qu’en voyant ta tête, c’est difficile de se contrôler, toussoté-je amusée.
Il lâche quelques ricanements agacés et ajoute :
— Tu rigoleras moins quand le conseil jugera de tes actes, me lance-t-il menaçant.
— Justement, je parle aussi en leur nom, enchaîne le directeur. Marco, ils t'ont mandaté comme chef de la brigade. Sois-en fier.
Je ne pense pas que l'honneur soit dans ses pensées au moment présent. Désespérance et désarroi conviendraient davantage à ce visage pâle qui est à deux doigts de s'évanouir. Je crois que cette conversation sera son tourment pendant une petite décennie. Monsieur Backford me regarde, détendu et souriant, en ajoutant le coup de grâce à mon blondinet. L'équipe sera mise en place dès cet après midi. J'aime quand ça ne prend pas de temps. Ayant fini, le directeur me gratifie d'un signe de tête et se détourne, avant de s'arrêter, étonné, devant une silhouette prête à faire une crise de panique dans la seconde.
Le dos collé au mur, j'aperçois sans mal les gouttes de sueurs dégringoler de son front. Pourtant le directeur en semble nullement peiné, bien au contraire. Son corps se redresse de plusieurs centimètres comme s'il comptait le prendre de haut malgré sa petite taille face à Marco.
— Un peu de tenue, je vous prie ! hurle-t-il. Un tel accoutrement, non mais comment osez-vous ? Allez prendre une douche et reprenez-vous !
Ma pauvre boîte de conserve semble s'éventrer sur place. Je ne sais pas vraiment d'où me vient ce surnom mais il lui va plutôt bien. Surtout vu le chamboule-tout auquel je fais face. Un massacre avec tellement de succulence. Quand Monsieur Backford quitte enfin ma cabine, je rencontre son regard enragé et je me retiens nerveusement pour ne pas éclater de rire. D'une tête faussement peinée, je m'avance vers lui sans pouvoir m'empêcher d'ajouter :
— Tu devrais peut-être penser au recyclage, ma petite conserve.
Trop de familiarité dans ma phrase ? À l'égard du grognement indescriptible qui me parvient. C'est fort possible. Heureusement pour moi, je n'ai pas attendu sa réponse avant de rattraper le directeur pour prendre l'ascenseur à ses côtés.
Il me regarde, surpris. Un soupçon de peur traverse ses pupilles pour disparaître presque aussitôt. Malgré l'espace confiné dans laquelle nous sommes, son cœur reste calme et son regard interrogateur.
— D’autres questions ?
— Je voudrais savoir ce qu’il en est pour le rapport de notre base.
— Hum... Malheureusement le maire était le seul à détenir des informations capitales sur cet événement. Cela dit, si Tsukino a pris autant de risques pour le supprimer, c’est qu’il devait vraiment craindre quelque chose. Il y a sûrement encore des chances que vous trouviez des réponses.
— Tsukino ? Qui est-ce ?
— C’est un puissant mutant japonais qui se prend pour un ambassadeur. Il est entouré de plusieurs fidèles qui l’appellent « le grand maître ». Leur attaque de ce matin n’était pas la première, tu devras en affronter plusieurs durant tes prochaines missions.
— Quelles capacités ont ses fidèles ? m'inquiété-je.
— Ce sont généralement des pions de Tsuniko, de simple marionnettes qu’il envoie à sa place. Des dérangés, si vous voulez mon avis, continue-t-il d'une voix plus basse. Mais, reprend-il à voix haute, si ça peut vous motiver, Tsukino a travaillé plusieurs années pour votre père. Peut-être trouverez-vous des réponses en suivant cette piste, s’exclame-t-il en quittant l’ascenseur.
Cette agréable surprise me fige sur place. Une mission, un indice, enfin ! Malgré l’obligation de devoir travailler en équipe, je suis plus motivée que jamais.