Sous les projecteurs de la ville de Sendai, Aki marchait sur le fil de ses pensées. Ses pas étaient automatiques, le guidant où il devait aller alors que son cerveau était ailleurs, accaparé. Il ne parvenait pas à se défaire des souvenirs de cet après-midi qu’il venait de passer. Ou, plutôt, ne voulait pas s’en défaire.
C’était la première fois que le châtain éprouvait ce sentiment pour une femme. Il ne parvenait pas à se sortir l’image de cette étudiante de la tête. Son corps et son esprit semblaient tout bonnement être attirés par cette petite tête brune. Et il avait perçu dans les iris de cette dernière qu’elle était au moins aussi troublée que lui. Malgré l’indifférence permanente que les orbes de cette femme renvoyaient, elles avaient, pendant un court instant, laissé place à une lueur bien plus vive que la ténébreuse s’était empressée de faire disparaître. Bien qu’ils fussent diamétralement opposés l’un à l’autre, une alchimie profonde semblait s’opérer entre eux.
Aki ne croyait pas aux coups de foudre, non. En la puissance de la complémentarité des âmes, oui.
Il arriva devant un petit bar peu réputé de la ville, poussa la porte, et entra. Il s’assit directement au comptoir qui était bien plus animé qu’à l’accoutumé. Le barman vint à sa rencontre et prit sa commande.
— Bonsoir, un Mojito avec trois rondelles de citrons coupées en étoiles je vous prie.
— Combien de mesures de Rhum ?
— Une !
— Entendu.
Le serveur mettant un peu de temps avant de s’occuper de sa boisson, Aki lui demanda un service, espérant ne pas être suspect aux yeux des autres clients. La dernière chose dont il avait besoin en ce moment était une remontrance pour manque de discrétion.
— Pourrais-je avoir les toilettes ?
— Suivez-moi.
Le châtain suivit l’employé en silence, replaçant machinalement le nœud de sa cravate. Ils traversèrent de nombreuses pièces, prirent l'ascenseur, puis arrivèrent dans un couloir lumineux qui paraissait sans fin à n’importe qui venant pour la première fois.
Mais, lui, était un habitué des lieux.
— Ça faisait longtemps qu'on ne t’avait pas vu dans le coin. Comment tu vas ? demanda le barman qui semblait connaître l'homme aux yeux d’argent.
— On fait aller, répondit simplement ce dernier d’un ton las.
Ils traversèrent de nouveaux couloirs puis arrivèrent dans un grand hall. Aki sut qu’ils étaient bientôt arrivés. Le grand vestibule menait lui aussi à un corridor qui ne débouchait que sur une seule porte. Lorsqu’il fut face à celle-ci, le châtain frappa trois fois avant d’entrer dans la pièce, laissant le serveur dans le couloir. Il eut à peine le temps de fermer la porte que déjà une voix grave et rauque s’adressa à lui.
— Vous semblez toujours en aussi bonne forme, agent Light.
Aki se retourna en direction de son interlocuteur, un cinquantenaire bien conservé. Il affichait un grand sourire que le jeune homme savait empli d’hypocrisie, un défaut qu’il exécrait au plus haut point.
— Il convient pour vous comme pour moi de faire abstention de ces futiles formalités. Dites-moi plutôt quelle mission j'ai à accomplir cette fois.
— Vous n'êtes pas sans savoir que l'agent Sky a perdu la vie lors de sa dernière intervention, fit le plus vieux en perdant son sourire. Cela fait de vous le deuxième meilleur agent de l'organisation. C'est donc à vous que je confie la mission suivante : Identifier les membres du gang Pégase et les éliminer.
L'agent Light resta dubitatif. Pourquoi accorder tant d'importance à ce gang alors qu'il devait sans doute exister des tâches bien plus importantes ? Cela n'avait aucun sens.
— Sans vouloir vous offenser, il me semble qu'il y a plus important que démanteler un groupe de criminels amateurs. La police et quelques militaires devraient largement suffire.
— D'amateurs dites-vous ? Qu'est-ce qui vous laisse penser cela ? essaya de comprendre le supérieur.
— Oui. Ils ne semblent avoir aucune tactique établie à l'avance. Et ils semblent vouloir attaquer de plus en plus fréquemment, sous peine de commettre une erreur qui leur sera fatale. Pour moi, un seul d’entre eux semble mener les plans et les autres obéissent sagement sans réfléchir. Ils ne font qu'agir à l'instinct. Ce mode d'action causera leur perte imminente, expliqua le plus jeune.
— Pourtant, ces amateurs comme vous les décrivez, sont parvenus à déjouer l'un des systèmes de défense les plus évolué pour assassiner un membre important de ce pays ainsi que ses gardes du corps.
Light laissa un instant transparaître la surprise sur son visage. Ils auraient également tué les gardes du corps ? Pourtant, les informations ne mentionnaient rien à ce sujet. Tout portait à croire que les criminels avaient profité d'un rare moment d'inattention pour s'infiltrer.
— Pourquoi n'a-t-il jamais été mentionné au public que les gardes avaient aussi été éliminés ?
— Vous imaginez un instant les conséquences d'une telle annonce ? Si l'on venait à apprendre que ces malfrats étaient capables de venir à bout d'une quinzaine de gardes entraînés au combat ?
— Et c'est pour cette raison que vous m'envoyez comme seul espion ?
— Mais ne soyez pas ridicule, vous savez aussi bien que moi que vous valez bien plus qu'une simple quinzaine de gardes !
Le subordonné resta un instant pensif. Il était vrai qu'il était doué. Il était parvenu en seulement trois années, à gravir les échelons pour devenir l'agent secret numéro deux, et ce malgré son jeune âge. Mais que pourrait-il bien faire face à une vingtaine de criminels rodés au combat ? S'il voulait assurer un minimum sa survie, il devait définir quelques limites.
— J'accepte, mais à une condition. Je vais me contenter de tuer leur tête pensante. Si je tue Pégase, ils ne pourront plus s'organiser avant un moment. Après seulement, je me chargerai du reste du groupe, proposa le jeune agent.
Le supérieur mordit nerveusement sa lèvre inférieure, semblant peser le pour et le contre de cette condition.
Il annonça alors d’une voix claire :
— Entendu. Je compte sur vous. Ce groupe nuit sévèrement à la paix. Bonne chance, Agent Light.
L'agent hocha la tête avant de quitter la pièce, dubitatif. Il était convaincu qu’il était étrange que les espions s’intéressaient à ce groupe de meurtriers de bas-étage. Ce qui faisait leur force, selon Aki, n’était aucunement leurs compétences au combat, mais simplement leur nombre. Un groupe qui se respecte un minimum n’aurait jamais osé faire un travail aussi bâclé. Depuis le temps qu’il suivait cette affaire à la télé, Aki avait rapidement remarqué qu’ils attaquaient n’importe qui. Les seuls membres de la société à ne pas avoir encore de cadavre à leur actif étaient les enfants. Mais selon le châtain, ce n’était sans doute plus qu’une question de temps avant que ça ne se produise. C’était une évidence pour lui.
Dès lors qu'il sortit, il remarqua que le barman l'attendait, un sourire conciliant rivé sur son visage. De tous les membres de l’organisation, c’était sans doute ce petit jeune de dix-huit ans que le châtain appréciait le plus. Le seul qui n’avait pas encore l’âme entièrement corrompue par cette société qui ne faisait que régresser.
Les Hommes avaient déjà failli disparaître voilà près de quatre-cent ans déjà. Eux qui pensaient pouvoir tout contrôler sans jamais être inquiétés, avaient vu naître une guerre sans pareil dans laquelle s’entretuaient l’ensemble des pays du monde, sans exception. La population mondiale avait diminué de soixante pourcents et avait en plus de ça dû essuyer un caprice de la Terre qui s'était enfin rebellée d’être ainsi traitée. Les catastrophes naturelles s’étaient enchaînées, emportant avec elle plusieurs centaines de millions de personnes. C’était ainsi que l’espèce humaine était passée de plus de onze milliards de représentants à seulement un peu plus de deux milliards. Seulement parce que les Hommes étaient incapables de tolérer des points de vue divergents et ressentaient ce besoin de toujours posséder plus que de raison, ils avaient failli causer leur propre perte.
Et aujourd’hui, maintenant que la population mondiale était remontée à plus de cinq milliards, Aki était désespéré de constater que son espèce n’avait pas évolué. Il y avait bien eu quelques progrès minimes en technologie, mais bien différents de ce qu’avaient envisagé les ancêtres de ce dernier. Il n’y avait ni voitures volantes, ni parapluies invisibles, et encore moins des androïdes se baladant tranquillement dans la rue. Il y avait eu quelques progrès dans le domaine médical, mais rien de plus extravagant, ce qui était, en soi, une excellente chose. Le plus insupportable pour le jeune homme était de voir que les vices des humains reprenaient peu à peu leurs droits. Et le comble de tout ça, c’était au sein de son véritable métier qu’il l’avait le plus constaté.
— Alors ? C'est toi qui as hérité de la corvée ? Tous les autres avant toi ont refusé, annonça l’adolescent, réveillant Aki de ses tourments.
— Quand on apprend qu'ils ont buté des gardes du corps, il n'y a rien d'étonnant. Mais de quoi j'aurais l'air si je me défilais alors que je viens d'hériter du titre d'agent numéro deux ? rétorqua le châtain.
— C'est vrai que tu étais pris à la gorge.
— Bon c'est pas tout ça mais j'ai du pain sur la planche. À la prochaine, dit-il en agitant nonchalamment la main.
Une fois qu'il eut quitté le bar, il dirigea son regard en direction du ciel étoilé et glacial de ce mois de novembre. Il allait maintenant lui falloir trouver des informations sur ce groupe dont tout le monde ignorait tout. Le seul indice existant étant une signature peu banale sur l'entièreté des scènes de crime : la constellation du Pégase.
— Je déteste la nuit, prononça-t-il pour lui-même alors qu'il aperçut justement cette constellation dansant dans le ciel, aux côtés de la belle et charmante Andromède.
Un bruit le sortit alors de ses pensées. Un cri strident et effrayé.
Sans perdre plus de temps, l'agent courut en direction de ce bruit, espérant pouvoir remettre un malfrat à la police avant de commencer sa mission qui s'annonçait aussi pénible que dangereuse.
Seulement, il ne s'attendait pas à ce qu'une fois sur place, l'événement qui l'attendait allait le plonger définitivement dans cette tâche qu'il redoutait tant.
Un homme tombé du sixième étage de son appartement.
Le sol maculé de sang.
La constellation du Pégase pour seule signature de ce chaos ambiant.