Les aiguilles ne tournent pas assez vite. Cela fait bientôt dix minutes que Rachel est assise sur sa chaise, les yeux rivés sur l’horloge du salon. Encore un quart d’heure.
— Elle est jolie ta robe.
Rachel n’avait pas remarqué qu’André était entré dans la pièce.
— Merci, c’est maman qui me l’a offerte hier.
— Elle te va bien. Dis-moi, tu l’aimes vraiment bien ce Raymond ?
Elle hausse les épaules, détournant le regard. André s’assoit.
— Je n’en sais rien. Je l’ai peut-être jugé un peu trop vite la dernière fois, et je suis heureuse d’avoir l’occasion de lui laisser une deuxième chance.
— Et tu lui en laisseras aussi une troisième ?
Rachel lui jette un regard interrogateur. Au fond elle sait ce qu’il veut dire mais elle essaie de changer de point de vue et d’être plus raisonnable que lui.
— André, je ne sais pas. Je sais que tu penses comme moi, tous les deux nous n’avons pas du tout les mêmes opinions que cet homme. Mais il a peut-être d’autres qualités, il faut simplement le laisser nous les montrer.
Son frère hoche la tête tout en se levant.
— D’accord, et bien tu jugeras par toi-même ce soir, en tout cas si j’étais toi je n’aurais pas le courage d’affronter à nouveau ses propos misogynes.
— Où tu vas ?
— Me coucher. Passe une bonne soirée.
Il sort de la pièce. Rachel soupire pour elle-même. Elle sait pertinemment qu’il ne va pas se coucher, il ne dort jamais avant vingt-trois heures. Il a seulement dit ça pour la provoquer, ou pour montrer son désaccord, ou les deux.
La grande aiguille s’approche du douze, et déjà on sonne à la porte. Rachel se précipite pour ouvrir.
— Bonsoir Raymond.
Son costume est très chic et dans ses mains il porte un bouquet de fleurs.
— Bonsoir Rachel, je vous ai apporté ça.
Il lui tend le bouquet, qu’elle accueille avec un grand sourire sincère.
— Merci beaucoup, il ne fallait pas.
Elle va dans la cuisine pour le mettre dans un vase, toute heureuse. C’est la première fois qu’on lui offre des fleurs. Elle se dit qu’il va vraiment falloir qu’elle revoie son jugement quant à cet adorable jeune homme, puis elle le rejoint dans l’entrée.
— On y va ?
Elle hoche la tête et le suit dans sa voiture.
— C’est très gentil à vous d’être venu me chercher.
Il attache sa ceinture et démarre la voiture.
— Oh, c’est la moindre des choses. Dites, vous ne voudriez pas qu’on arrête de se vouvoyer ?
— Si, je suis tout à fait d’accord.
La voiture s’en va et Rachel a l’impression qu’elle roule vers sa liberté.
— Il y a déjà beaucoup de monde.
— Oui, peu importe.
Raymond regarde la fille qu’il a invitée ce soir. Il trouve que sa robe la rend plus belle que la première fois qu’il l’a vue. Il n’a jamais particulièrement apprécié les bals mais il se doute bien que s’il veut un jour épouser cette femme il doit faire quelques efforts.
— On danse ?
Rachel hoche la tête, toute excitée. Elle n’a jamais dansé avec un homme, mais elle sait parfaitement comment faire. Lors de l’été 1956 elle était partie en vacances à la mer avec sa meilleure amie, Denise. Celle-ci allait se marier quelques semaines plus tard, et elles avaient passé leurs soirées à danser ensemble pour que Denise soit prête pour le grand jour. Raymond la prend par la taille et ils se mettent à tourner au rythme de la musique. Rachel croit n’avoir jamais été aussi heureuse. Autour d’elle les couples tourbillonnent. Les hommes portent des beaux costumes et les robes des femmes forment un arc-en-ciel virevoltant. Depuis qu’elle est toute petite elle regarde ces couples, s’imaginant elle, le jour où elle serait à leur place. En grandissant elle avait fini par croire que ce jour-là n’arriverait jamais. Les couples étaient toujours les mêmes, mais elle était toujours à la même place. Assise, sur le côté. Celle qu’on n’invitait jamais à danser. Elle continuait à regarder les gens danser, mais ses rêveries s’étaient transformées en amertume avec le temps. Elle les avait presque détestés, ces couples heureux et insouciants. Aujourd’hui, les couples sont encore là. Ils continuent de danser en souriant, de l’amour plein les yeux. Mais aujourd’hui, elle se trouve au milieu de la pièce. Aujourd’hui, serrée contre un homme, elle fait enfin partie du groupe.
S’accordant une petite pause dans leur danse, Rachel et Raymond vont acheter à boire. Raymond prend un verre de vin rouge et Rachel demande un jus de pomme.
— Alors, cette soirée te plait pour l’instant ?
— Oui, je suis heureuse d’être ici.
Raymond porte son verre à ses lèvres.
— Tant mieux.
Un silence s’installe et Rachel observe un couple près d’eux qui tourbillonne en riant aux éclats. Ils ont visiblement trop bu. Ils continuent de tourner et s’approchent d’eux, si bien que sans y prendre garde l’homme bouscule Raymond, dont la moitié du verre finit par terre.
— Faites attention !
L’homme ne semble pas avoir entendu et s’éloigne en continuant de rire avec son amie. Rachel regarde la grosse tache pourpre sur le sol blanc.
— On devrait peut-être nettoyer, non ?
Raymond rit tellement sa question lui parait insensée.
— Tu voudrais que moi je nettoie ?
— Je ne sais pas, on ne peut pas laisser ça comme ça.
— Peut-être mais en tout cas ce n’est certainement pas moi qui vais nettoyer. Je vais pas me rabaisser à ça.
Rachel fronce les sourcils.
— En quoi c’est rabaissant ?
Il lâche à nouveau un petit rire, énervant encore plus Rachel.
— Enfin, ce sont les femmes qui nettoient. Tu peux me croire, Rachel, jamais de mon vivant tu me verras nettoyer quoi que ce soit. C’est moi qui te le dis.
Rachel n’aimerait pas gâcher cette soirée, mais elle veut quand même faire comprendre à son prétendant qu’il va trop loin.
— Ecoute Raymond, je peux comprendre que ta conception des hommes et des femmes n’est pas exactement la même que la mienne, mais tu vois quand même bien que ton verre s’est renversé et qu’on doit nettoyer. Alors s’il te plait, pour une fois oublie ton caractère et tes principes et essuie, ce ne sera vraiment pas long et personne ne te jugera pour ça.
Raymond secoue la tête.
— Hors de question. Dans ce cas je vais aller demander à cette femme de nettoyer, puisque c’est à cause d’elle que mon verre s’est renversé.
Il montre du doigt la femme avec l’homme qui l’a bousculé. Rachel montre son désaccord.
— Ce n’est pas elle qui t’a poussé, c’est l’homme.
Il hausse les épaules.
— Oui, mais je pourrais comprendre qu’il n’ait pas envie lui non plus de nettoyer. C’est à elle de le faire.
Rachel secoue la tête, dégoutée par ses propos.
— Raymond, je ne suis pas d’accord.
Sans l’écouter, il se dirige vers la femme rousse et lui saisit le bras.
— Excusez-moi, vous m’avez bousculé tout à l’heure et du vin est tombé de mon verre. Mon amie insiste pour que cette tâche soit nettoyée, c’est pourquoi je vous demande de bien vouloir le faire.
Rachel arrive derrière lui et se dépêche de rattraper la situation.
— Absolument pas, je veux que cette tâche soit nettoyée mais je veux que ce soit lui qui le fasse, vous n’avez rien à voir là-dedans et je vous prie de nous excuser.
La jeune femme les regarde sans rien comprendre. Raymond continue.
— Mais c’est de leur faute si la tâche est là, et ce n’est pas à moi de le faire.
Pendant qu’ils parlent, une ménagère arrive à l’endroit de ladite tâche et la nettoie avec un chiffon. Raymond l’aperçoit, puis se tourne à nouveau vers Rachel.
— Voilà, tout est arrangé. Tu vois que c’était une femme qui devait le faire.
Rachel soupire en secouant la tête.
— Ça aurait dû être toi.
Raymond est contrarié qu’elle lui tienne tête de cette manière. Il a pour intention de l’épouser, et il préfèrerait qu’elle soit une épouse soumise à son mari et qui ne contredit pas ce qu’il lui dit de faire. Mais ce soir il voulait s’amuser et non se disputer avec elle. Il lui prend son verre vide des mains et le pose sur une table.
— Bon, oublions ça pour l’instant. Tu ne veux pas qu’on se remette à danser ?
— Si, mais pas trop longtemps alors. Je commence à être fatiguée.
Elle se serre à nouveau contre lui, espérant qu’il tiendra compte de son mensonge. Elle est encore en pleine forme, mais elle a envie de rentrer chez elle. Le bonheur du début de soirée a disparu. Elle se trouve naïve d’avoir pu croire que finalement Raymond était un homme bien, et qu’il avait plein de qualités. Certes, il en a quelques-unes, mais ses défauts prennent le dessus, en faisant un homme pour qui Rachel a en fin de compte très peu de considération. Elle se souvient de ce qu’elle pensait il y a quelques heures seulement, quand elle était toute excitée et heureuse à la perspective de ce bal. Et maintenant elle n’a qu’une envie, c’est que cette soirée prenne fin. Et elle trouve ça vraiment triste d’avoir pu en arriver là.
Denise porte un chapeau par-dessus ses boucles blondes et des gants blancs. Rachel n’en revient pas qu’elle ait tellement changé. Dans ses bras elle porte un enfant de dix-neuf mois, qui porte un joli ensemble marin.
— Comme il a grandi…
Rachel passe son doigt sur la joue du garçon et Denise sourit, fière de sa progéniture.
— Oui, en même temps tu ne l’as pas vu depuis sa naissance.
Elle hoche la tête.
— Je sais, on ne s’est pas vues souvent ces derniers temps. Mais je suis vraiment heureuse de te revoir.
— Moi aussi. Alors, raconte-moi. Il parait que tu veux reprendre des études ?
Rachel ne sait pas ce qui la choque le plus : que Denise soit au courant de son idée ou que ce soit la seule personne au monde à ne pas lui demander en premier si elle est enfin mariée.
— Comment tu le sais ?
— Avant de venir ici je suis passée à l’épicerie pour acheter une pomme pour Alain, il ne voulait pas s’arrêter de pleurer. Du coup j’ai discuté avec l’épicière et elle m’a dit que tu voulais reprendre des études. C’est probablement ta mère qui lui a dit.
— Je vois, on dit une fois quelque chose sur un coup de tête et très vite toute la ville est au courant.
Les mots choisis par Rachel interpellent son amie.
— Tu n’en as pas réellement envie ?
— Si, bien sûr, ça me plairait, mais j’aurais pu encore y réfléchir un peu s’il n’y avait pas eu ce diner avec Raymond.
— L’épicière m’a parlé de ce Raymond, mais c’est qui en fait ?
— Un homme avec qui ma mère espère que je vais me marier. Elle l’a invité à manger un jour et il avait fait tout un discours pour dire que les femmes ne devaient pas travailler et qu’elles devaient rester à la maison pour faire la cuisine et le ménage. Du coup pour le contrarier j’ai dit que j’allais faire des études, même si à ce moment je n’en étais pas totalement sûre.
Denise sourit.
— Tu as bien fait. Il faut montrer à ce genre d’hommes de quoi nous sommes capables.
— Oui. Et toi, alors, tu ne comptes pas reprendre la fac ?
— Je ne sais pas. Depuis la naissance d’Alain c’est devenu compliqué. Je ne peux pas cumuler les deux.
— Je comprends. Mais quand même, c’est dommage. Tu avais un grand potentiel.
— Je sais, c’est ce que Léon me dit aussi, il aimerait que je reprenne les études.
Rachel sourit. Elle est heureuse que Denise ait un mari compréhensif qui accepte qu’elle fasse des études et qu’elle travaille. Denise continue.
— Mais tu sais, ça ne me dérange pas de ne pas travailler. Je pourrai m’occuper d’Alain, ça me va très bien. Et puis Léon a un bon salaire, il réussit largement à nous faire vivre tous les trois. On est une famille heureuse, après tout.
— Alors tant mieux. Je suis contente pour toi.
Denise pose sa main sur le bras de son ami.
— J’espère que toi aussi tu es heureuse, et si ce n’est pas le cas je te souhaite de tout coeur de l’être bientôt.
Rachel hoche la tête en souriant.
— Je te promets d’essayer.
J'ai vu que tu avais mis des cadratins ici, nice haha et la lectrice que je suis t'en remercie chaudement
Sinon, je me demande vers quoi Rachel va finir par se tourner, des études je lui souhaite plutôt que le mariage avec un gland pareil
C'est sûr que des études lui conviendraient mieux que la 2e option haha
Et tant mieux si tu détestes Raymond, c'était voulu haha