J’attends anxieuse dans le bureau de Coline. Je sais que je lui dois une explication mais je ne sais pas si je trouverai les mots. Et surtout, je ne veux pas qu’elle croie que je vais me plier à ses exigences et à ses caprices comme je le faisais auparavant. J’ai conscience d’avoir dépassé les bornes mais finalement, ce jour-là, je n’ai été que son miroir. Si je l’ai vexée, c’est uniquement parce que ce qui peut nous déranger chez l’autre c’est quelque chose qu’on a en nous. Alors que j’essaie d’élaborer une stratégie, une voix ferme et froide me sort de mes pensées.
– Bonjour mademoiselle Ramier.
– Bonjour Madame. Merci d’accepter de me recevoir. Je sais que votre temps est précieux et…
– Effectivement il l’est. Bastien, enfin Mr Muller, a parfaitement plaidé pour votre défense mais cela ne suffit pas. J’attends donc de vous des excuses pour vos propos inadmissibles. Vous comprenez bien que je ne peux laisser planer le moindre doute à l’agence. Il ne faudrait pas que les collaborateurs et les jeunes stagiaires puissent imaginer une seconde que ce type de comportement est permis ici. Il suffirait que je claque des doigts pour que vos rêves de grande carrière se brisent.
Je prends le temps de respirer pour ne pas rentrer dans son jeu car je sais très bien que c’est exactement ce qu’elle attend. Elle espère sans doute que je perde mon sang froid pour m’achever et reprendre le pouvoir. Mais je refuse de lui offrir ce plaisir. Je plante mon regard dans le sien et je prie pour que ma voix ne tremble pas.
– Je n’étais pas moi-même l’autre jour. J’ai laissé mes émotions prendre le dessus et je vous prie de m’excuser. Je n’arrive pas vraiment à me souvenir de ce que je vous ai dit exactement mais je sais que c’était inapproprié. J’avais énormément travaillé pour le projet de la clinique et j’étais triste et déçue que cela ne convienne pas à vos attentes. Mais c’était aussi un jour particulier. Le 22 juillet est une date douloureuse pour moi. Je n’aurais toutefois pas dû laisser ma peine se transformer en colère.
– En furie serait plus approprié.
Coline prend un temps de réflexion . Je ne sais quoi répondre. Je crains qu’aucune tentative d’explication ne pourra suffire à la satisfaire. Un malaise est palpable dans la pièce et je ne sais plus quelle attitude adopter. Je sais juste que je ne pourrai pas me résoudre à la supplier. Si elle décide de me renvoyer, je partirai sans esclandre.
– Je sais ce que c’est que de perdre des proches et à quel point la douleur peut parfois nous submerger.
Coline a presque chuchoté. Vient-elle vraiment de prononcer cette phrase ou est-ce le fruit d’une hallucination ? Je relève la tête et comprends aussitôt que je n’ai pas rêvé en découvrant ses yeux brillants qui se sont adoucis tout à coup.
– Je sais aussi qu’il est important de faire le deuil du passé et je pense que vous n’avez pas fait la paix avec le vôtre. Je ne peux donc pas vous laisser revenir travailler.
– Je comprends.
Je suis complètement désarçonnée. Je ne m’attendais pas à une telle tirade de sa part.
– Je ne vous renvoie pas Victoire mais je ne pourrai pas vous laisser revenir au bureau tant que vous n’aurez pas vu le médecin de la Santé du travail. Et je ne peux que vous conseiller de vous orienter également vers un suivi psychologique.
– Je ne suis pas folle ! J’avais juste besoin de prendre un peu de recul.
– Il est parfois difficile de parvenir seule à mettre de l’ordre dans sa vie, croyez-moi. Ce n’est pas un signe de faiblesse que d’accepter de demander l’aide. Faites-le tant qu’il est encore temps, avant que les fantômes du passé ne vous hantent définitivement et que vous ne puissiez plus agir sur votre propre destin.
– On ne peut rien changer au destin. Enfin, c’est ce que me disait souvent ma grand-mère.
– Et bien elle avait tort. On est tous maître de notre destin. Soyez la capitaine de votre âme Victoire. La vie en effet va vous défier sans cesse mais au final ce sont vos choix qui vous définiront.
– La vie m’a trop de fois confrontée à la mort pour que je puisse croire en mon pouvoir de la contrôler.
– Quelqu’un m’a dit un jour que la mort n’est pas la pire chose dans la vie. Le pire, c’est ce qui meurt en nous quand on vit. Et vous avez prouvé, un peu maladroitement certes, que vous avez encore cette pulsion de vie en vous. Alors saisissez cette chance. Je vous garde votre place parmi nous si vous me promettez d’aller vous confronter à votre passé et de revenir plus sereine, plus forte. Je ne voulais pas vous vexer lorsque j’ai qualifié votre travail de croquis d’enfant. Vous êtes talentueuse Victoire mais vos dessins ne reflètent pas votre potentiel. La femme qui sommeille en vous est comme cachée derrière l’ombre de la petite fille que vous étiez. Il est temps que vous preniez la lumière.
J’ai soudain la gorge nouée et je tente de freiner les larmes qui se fraient un chemin. J’ai envie de lui dire que ce ne sont pas ses affaires, qu’elle ne me connait pas et que je ne peux pas la laisser faire de telles hypothèses sur mon identité et mon vécu. Mais la vérité, c’est qu’elle a visé juste. En plein dans le mille. Chacun de ses mots est venu résonner avec mon histoire. Et je n’ai plus envie de lutter. Je me suis promis de ne plus laisser mon passé prendre le pas sur mon présent et ne laisser aucune chance à mon futur. Je ne sais pas ce qui m’attend mais il va bien falloir que je me lance si je veux pouvoir saisir la chance que m’offre Coline. Elle vient finalement de verbaliser ce que je me refusais encore d’admettre depuis quinze jours. Je suffoque après des années d’apnée. J’ai tenté d’oublier mon passé, je l’ai enfoui, mais il remonte à la surface comme pour prendre sa respiration et je ne peux plus l’ignorer. Il est temps que je l’apprivoise pour en faire un allié.
– Ce n’est pas un ultimatum, ajoute-elle. C’est une promesse que j’espère de vous quand vous sortirez d’ici. Je crois en vous Victoire. Ne me décevez pas.
Cette dernière phrase m’aurait crispée il y a quelques temps encore mais je sais aujourd’hui que c’est sa façon à elle de me montrer qu’elle croit en moi. Je comprends que son agressivité est un modus operandi un peu maladroit pour montrer l’intérêt qu’elle porte aux gens qu’elle apprécie. Elle aussi sans doute tente au mieux de faire cohabiter la femme qu’elle souhaiterait être avec celle blessée qui partage son inconscient. Elle a su ouvrir son armure et me laisser entrevoir ses propres failles et fêlures. J’ai le pressentiment que nos histoires ont frôlé les mêmes abymes. Est-ce parce que nos sensibilités ont grandi sur des chemins similaires que j’ai ai été tant touchée par son travail et eu l’envie d’intégrer son équipe?
Mais je m’interroge tout de même :
– Pourquoi moi ? Pourquoi me laisser une chance ?
– Parce que vous le méritez.
– Et pas les autres ?
– Vous imaginez que j’ai agi différemment avec les stagiaires qui se sont succédés ici ?
– Que voulez-vous dire ?
– Pensez-vous que je les aurai laissé partir si j’avais pensé que leur place était ici ?
– Vous avez donc préféré les briser plutôt que de leur laisser une chance ?
– Je reconnais que mes paroles ont parfois été dures mais c’était pour leur propre bien.
Je devrais sans doute me taire et m’estimer chanceuse qu’elle ait décidé que je puisse bientôt revenir travailler ici mais j’ai besoin de comprendre.
– Qu’est-ce qui vous permet de décider de notre avenir ?
– Je n’ai jamais décidé pour eux. Personne ne les a forcés à démissionner.
– Mais comment auraient-ils pu rester après avoir subi l’humiliation ?
– Je n’ai pas à me justifier de mes méthodes de travail. Je pense sincèrement que vous pourriez vous épanouir avec nous et réaliser de très beaux projets mais vous êtes libre Victoire. Vous pouvez aussi décider de partir.
– J’essaie juste de comprendre. Comment pouvez-vous m’encourager moi à m’accrocher à mes rêves et…
– Et anéantir ceux des autres ?
– Les faire douter en tout cas.
Coline esquisse un sourire et se saisit d’un cadre posé sur son bureau. Elle prend quelques secondes pour observer la photo qu’il contient et me le tend. J’y découvre une petite fille, installée sur les genoux de son père, en train de dessiner les plans d’une maison semble-t-il.
– Mon père a créé cette agence l’année où je suis née. Il a fallu qu’il se démène pour convaincre des entreprises et des particuliers de lui faire confiance. J’ai passé des journées entières ici bébé car mes parents n’avaient pas les moyens de payer une nourrice. Puis je venais tous les soirs après l’école pour faire mes devoirs jusqu’à ce que je rentre à l’école d’architecture. J’ai vu défiler des dizaines de collaborateurs, des centaines de stagiaires. J’ai passé des heures à analyser des croquis et à dessiner des plans pour des projets imaginaires. Je n’ai pas le don de prédire l’avenir mais je pense que je sais rapidement reconnaître si quelqu’un est fait pour ce travail ou non.
– Mais pourquoi ne pas les accompagner dans cette prise de conscience au lieu de les attaquer frontalement ?
– Parce qu’il faut souvent un électrochoc pour accepter la réalité. Le métier d’architecte est très concurrentiel et exigeant. Et tout ne s’apprend pas à l’Ecole. Il faut une part de génie pour faire la différence. Et qu’est-ce qui vous dit que je les ai abandonnés une fois partis d’ici ?
– Comment ça ?
– Comme je viens de le faire avec vous, j’ai à chaque fois revu individuellement les stagiaires démissionnaires. Souvent, je les ai réorientés vers d’autres types d’agences au profil différent de la nôtre ou vers des postes d’ingénierie du bâtiment par exemple. Certains m’ont avoué eux-mêmes qu’ils s’étaient trompés de voie, qu’ils avaient suivi les conseils de leurs parents ou de professeurs mais que leur choix de carrière était tout autre.
Je suis complètement abasourdie par cette révélation et même si je reste choquée par la méthode, je commence à comprendre. Coline a à cœur de faire vivre l’agence de son père. Elle est sans doute aussi exigeante avec elle-même qu’elle l’est avec les personnes qui travaillent ici. Et sans doute pense-t-elle que la pression permet à chacun de se surpasser. Mais je ne peux pas totalement adhérer à ce management d’équipe.
– Je pense que vous ne perdriez pas de votre charisme en ayant une attitude plus bienveillante au quotidien. Je ne suis pas certaine que la peur nous permette de révéler notre potentiel. Au contraire, je suis persuadée que nous pourrions nous dépasser d’autant plus si nous n’avions pas l’impression d’avoir constamment une épée de Damoclès au-dessus de la tête.
Elle ne répond pas mais j’ai le sentiment qu’à mon tour j’ai visé juste. Je la vois prendre le temps de réfléchir à ma dernière intervention. Elle me reprend le cadre des mains et le repose devant elle à la place exacte où il était posé.
– Je vous remercie de votre honnêteté Victoire. Il est peut-être temps de mon côté de ne plus me comporter comme le faisait mon père. Je n’ai sans doute pas non plus encore accepter totalement de ne plus laisser le passé décider et agir pour moi…
Coline se lève brusquement et se tourne vers la baie vitrée. Son regard semble se perdre sur la Garonne.
– J’espère que vous serez en mesure de revenir rapidement. Nous aurons besoin de vous pour finaliser le projet. Sinon, je serai obligée de le confier à quelqu’un d’autre, dit-elle sans me regarder.
Sa voix a repris un ton plus formel et je comprends que notre échange s’en arrêtera là. J’ai l’impression d’avoir vécu un moment un peu surréaliste et je me mets presque à douter que tout cela se soit réellement passé. Je me lève à mon tour, et m’apprête à sortir de son bureau :
– Je reviendrai, je vous le promets.
Coline reste dos à moi mais je sais qu’elle sourit.
Je croise Bastien dès que je pénètre dans l’open space et il me pousse jusqu’à une salle de réunion désertée.
– Alors, comment ça s’est passé ? Qu’est-ce que vous avez bien pu vous dire pendant vingt minutes ? Je commençais à m’inquiéter. J’étais prêt à ouvrir la porte pour vérifier que vous ne vous étiez pas entretuées.
Je n’ai pas envie de lui dévoiler la teneur de nos échanges et même si je le voulais, je ne suis pas sûre que je parviendrais à relater précisément notre discussion.
– Tout va bien Bastien. Etonnamment bien même, ne t’inquiète pas. Je vais partir un moment. J’ai des choses à régler mais je t’appelle promis.
Je fais demi-tour pour m’en aller mais il me retient par le bras.
– Tu t’en vas ? Mais combien de temps ?
– Je ne sais pas vraiment. Pas trop longtemps j’espère.
Je l’embrasse sur la joue, lui dit une dernière fois de ne pas s’inquiéter, que j’ai juste besoin d’être seule et je disparais de l’agence. Une fois sur le trottoir, j’entends sa voix depuis une fenêtre :
– Et tu pars où ?
– Je rentre chez moi Bastien.
J'apprécie beaucoup ce chapitre sensible et vrai. C'est intéressant de voir un peu ce qui se passe derrière le masque de Coline. Ce qu'elle dit sur le pire qui n'est pas la mort mais ce qui meurt en nous quand on vit, est très juste et beau.
Tu montres ici, nos nuances de gris.
Victoire et ses monologues intérieurs me touche dans leur réalisme.
Au plaisir
Ella