Dans le tram en direction de mon appartement, je cherche sur mon téléphone comment rejoindre Lyon au plus vite. Cela me semble tout à coup à l’autre bout du monde. Je panique à l’idée de partir en voiture. Je suis parfois prise de crise d’angoisse lorsque je conduis sur des routes que je ne connais pas et c’est souvent Bastien qui prend le volant lors de nos déplacements. Mais là, je ne peux pas encore une fois m’autoriser à lui demander de m’accompagner. Et je ne me vois pas passer six heures avec des inconnus en covoiturage. Il faut que je parte seule. Je regarde ensuite les trajets en train mais aucun trajet n’est direct, je serais obligée de passer via Paris et les grèves qui paralysent la SNCF et la RATP en ce moment me font craindre un voyage chaotique. Je me résous finalement à vérifier les prochains vols au départ de Mérignac : Il reste des places sur un vol dans trois heures. Si je fais vite, je peux sans doute me rendre à l’aéroport à temps pour embarquer.
Alors que je m’apprête à finaliser l’achat, je relève les yeux et m’aperçois que je suis arrivée à mon arrêt. J’ai juste le temps de sauter hors du tramway avant que les portes ne se referment. Je m’assois sur un banc sous le panneau « Place Paul Doumer » et prends le temps de réfléchir une dernière fois. Est-ce raisonnable de partir ainsi sur un coup de tête juste parce que Coline m’a conseillé de faire le point sur ce passé qui m’étouffe ? Peut-être que quelques jours de repos suffiraient à me remettre sur pied. Un chant d’oiseau attire mon attention et en même temps que j’observe l’animal se poser sur une branche, je prends conscience qu’il est temps pour moi aussi de retrouver mon nid. Mon enfance m’attire comme un aimant et je ne peux pas ignorer cet appel qui me prend aux tripes. Je prends une grande inspiration et appuie d’un doigt tremblant sur le bouton valider.
Je cours jusqu’à mon appartement ; il n’y a plus une minute à perdre. J’arrive essoufflée devant le 96 de la rue Frère et le ronronnement de Lune dans mes jambes à la porte d’entrée me permet de m’arrêter quelques instants pour donner un peu de répit à mes poumons en feu.
– Je vais partir mais je reviens vite ma belle. Prend soin de Maddie pendant mon absence.
J’habite au 1er étage d’une petite maison que Madeleine a décidé de transformer en appartement à la mort de son mari pour n’occuper que le rez-de-chaussée. A 80 ans, elle est encore en pleine forme mais je ne peux m’empêcher de passer la voir tous les jours pour prendre des nouvelles ou lui demander si elle a besoin de courses. Elle me rappelle ma grand-mère et c’est sans doute moi qui ait le plus besoin d’elle. Nous avons passé des heures à papoter autour d’un thé et de cannelés dont elle garde la recette secrète. Elle est toujours de bons conseils et j’aimerais tellement prendre le temps d’aller lui parler de ce que je m’apprête à faire mais je ne veux pas prendre le risque de rater mon avion. Je vais lui laisser un mot et lui raconterai tout à mon retour.
Je remplis ma valise sans trop savoir de quoi j’aurai vraiment besoin. Je réalise en comptant le nombre de culottes que je suis en train de ranger que je n’ai pris qu’un billet aller et que je ne sais pas exactement pour combien de temps je pars. Je vide alors l’intégralité du tiroir. J’hésite à emporter aussi des draps et de quoi manger. Je ne sais pas ce que je trouverai dans la maison. Grand-mère n’a jamais pu se résoudre à la vendre. Elle y retournait de temps en temps, en espérant sans doute qu’en grandissant j’allais finir par accepter de l’accompagner. Depuis son décès, des voisins s’assurent de la maintenir propre en échange du jardin qu’ils ont transformé en potager. Il faudra d’ailleurs que je prenne le temps de les appeler pour les prévenir de mon arrivée. Je ferme ma trousse de toilettes quand j’entends toquer à la porte.
– Vic, t’es là ?
Je me doutais que Bastien ne me laisserait pas partir sans tenter d’en savoir plus et même si je ne suis pas sûre de parvenir à lui expliquer précisément les raisons de mon départ, je ne peux pas partir sans lui parler. J’ouvre la porte et son regard se fige sur ma valise posée à mes pieds.
– Alors tu pars vraiment…
– Il le faut Bastien.
– Tu rentres à Lyon ? tu abandonnes tout ici pour quoi au juste ? me demande-t-il après quelques secondes, le regard toujours baissé. Son ton est presque agressif et me surprend.
– Je n’abandonne rien. J’ai juste besoin d’y retourner pour essayer de comprendre. Je vais revenir.
– Et tu comptes trouver quoi Vic ?
– Je sais pas trop. Je sais juste qu’il faut que j’y aille. Je peux pas continuer à faire comme si les six premières années de ma vie n’avaient pas existé.
– Tu penses vraiment qu’une vieille maison t’aidera à comprendre qui tu es ?
– Je l’espère…
–Et si c’était l’inverse ? me demande-t-il en relevant la tête. Ses yeux sont sombres.
–Mais qu’est-ce que tu veux dire Bastien ? Pourquoi ça te met si en colère que je veuille retourner dans la maison de mes parents ?
– Je ne suis pas en colère. Je suis juste pas sûr que tu trouveras les réponses que tu cherches. Si ta grand-mère a décidé d’en partir, c’était justement pour t’éviter d’être confrontée sans cesse à ton passé.
– Non c’est faux. Elle a toujours voulu qu’on y retourne ensemble dès mes 12 ans. C’est moi qui ai refusé à chaque fois.
– Alors pourquoi maintenant ?
– Je peux pas expliquer pourquoi. Il ne t’est jamais arrivé de faire quelque chose que personne ne pouvait comprendre à part toi ? Tu as bien quitté Paris pour venir ici sans raison.
– Tu sais très bien pourquoi je suis venu ici, répond-il la voix plus douce.
– Je sais aussi que notre amitié aurait survécu à la distance. Rien ne t’obligeait à déménager et pourtant tu l’as fait alors que tout le monde te disait que c’était insensé.
– Touché…Mais laisse-moi t’accompagner.
– Non Bastien. Pas cette fois. C’est quelque chose que je dois faire seule. Je ne peux pas me reposer sur toi à chaque fois.
Il me prend alors dans ses bras comme il en a l’habitude. Et comme d’habitude, je suis tout de suite apaisée. Je ne peux pas nier que je suis plus sereine quand il est à mes côtés et que ce serait sans doute plus facile s’il était avec moi lorsque je me retrouverai à Lyon.
– Je serai toujours là, peu importe ce que tu trouves là-bas. Rien ne pourra briser ce que nous avons construit ensemble. J’espère juste que tu comprendras…
Je me défais de son étreinte pour essayer de lire dans ses yeux ce qu’il veut dire par cette phrase.
– Tu te souviens quand je t’ai dit que ce n’était pas un hasard si tu as décidé de t’installer ici il y a trois ans ?
– Comment ça ? Ici à Bordeaux ?
Il se contente de me sourire mais son regard reste rempli de mystère.
– Promets-moi juste de garder une place pour moi là, peu importe la Vic que tu vas retrouver là-bas, me dit-il en posant sa main sur mon cœur.
– Rien ne me changera au point de ne plus vouloir de toi dans ma vie. Tu me laisses la liberté d’être moi-même. Rien ne pourra détruire ce qui nous unit.
– Je l’espère. Appelle-moi, souffle-t-il avant de m’embrasser sur le front et de me laisser seule sur le pas de la porte.
Je repense à son histoire de signe et de hasard. Pourquoi ai-je le sentiment qu’il en sait plus sur moi que moi-même ? A-t-il décodé des secrets lors de nos discussions sans que je n’en ai moi-même conscience ? Ou a-t-il enquêté sur ma famille en cachette ? Je m’apprête à le rattraper dans les escaliers mais me ravise. Je sais que je peux avoir confiance en lui. Jamais il n’aurait fait quelque chose pour me blesser. Je ne peux sans doute pas avoir les réponses tout de suite et c’est peut-être mieux ainsi. Je n’ai pas le temps de me laisser envahir par le doute.
– Bon vol !
La voix du chauffeur de taxi me sort de mes pensées. Je ne me souviens même pas être sortie de la voiture. Je me vois ensuite attraper ma valise et me diriger vers l’entrée de l’aéroport. C’est comme si j’étais extérieure à mon corps. Celui-ci agit et avance pour moi mais mon esprit est déconnecté de mon squelette. Je regarde mes jambes faire un pas après l’autre et me laisse guider.
Soudain, je me retrouve au sol et reprends conscience.
– Et merde !
Des dizaines de partitions sont éparpillées autour de moi et je vois une ombre s’agiter pour tenter de les ramasser avant qu’elles ne s’envolent. Alors à mon tour, je les attrape pour les remettre en ordre.
– Je suis vraiment désolée, j’avais la tête ailleurs, essaie-je de m’excuser, en tendant le tas de feuilles vers leur propriétaire qui se retourne vers moi.
– Pense à lever les yeux la prochaine fois. Le ciel est bleu, c’est toujours plus sympa que le gris fade du trottoir.
Je suis éblouie par le soleil et baisse les yeux vers le sol un instant avant de relever la tête doucement pour découvrir l’hôte de cette voix comme cassée par l’abus de cigarettes. Une paire de Converse rouge, un jean délavé et troué au genou, une ceinture en cuir et un tee-shirt à l’effigie de Bob Dylan habillent le corps long et fin d’un jeune homme au visage mal rasé. Une casquette de base-ball vissée sur la tête laisse apercevoir des cheveux bruns bouclés. Je découvre ensuite un regard noisette espiègle qui confirme que c’est bien l’individu qui vient de me parler.
– Désolé. Je…
– Hey, Oxy quand t’auras fini de draguer, tu viendras nous aider avec le matos…
Trois garçons au style similaire sont en train de décharger des étuis d’instruments de musique d’une vieille camionnette et nous observent. Gênée, je tends une nouvelle fois les partitions.
– Merci, se contente-t-il de me répondre en les récupérant avant de rejoindre ses amis.
Sa démarche nonchalante me fait sourire malgré moi. Y-a-t-il une recette pour parvenir à se déplacer ainsi comme si rien n’avait d’importance ? Je me demande alors à quoi ressemble la vie de ces quatre garçons qui ont à peu près mon âge et vers quelle destination ils vont s’envoler. Partent-ils en vacances ou rejoignent-ils la scène de leur prochain concert ? Je suis presque envieuse de les voir rire entre eux. Je leur emprunterai bien un peu de l’insouciance qui se dégage d’eux. Est-ce que je parviendrai un jour moi aussi à juste profiter de l’instant, à ne pas donner plus d’importance qu’elles en ont aux mésaventures de la vie ? J’essaie d’imaginer quelle aurait été ma réaction si quelqu’un m’avait bousculée comme je l’ai fait à l’instant. J’aurais sans doute râlé, accusé le destin de s’acharner sur moi et serais repartie en bougonnant. Je regarde une nouvelle fois celui qui s’est contenté de répondre avec philosophie à ma bousculade en espérant peut-être lui voler un peu de sa désinvolture. Il détourne alors le regard dans ma direction et me sourit en me faisant un signe de la main. Je lui rends son sourire timidement et m’empresse de me saisir de ma valise et de disparaître dans l’aéroport.
Moi qui avais peur d’être en retard, j’ai finalement plus d’une heure à attendre encore avant de pouvoir embarquer. Je sors mon téléphone portable et commence à rédiger un message pour Bastien mais l’efface finalement. Puis j’erre ensuite dans les magasins de la zone Duty free, achète un magazine pour le vol et m’assois pour boire un thé en branchant mes écouteurs sur mes oreilles. Je lance ma playlist et me laisse bercer par les titres de Bruce Springsteen, Damien Rice et Ray La Montagne. Je feuillète le magazine Art et Décoration puis je sors mon carnet de croquis et commence à dessiner une maison, La maison. A chaque fois que j’esquisse quelques traits sans réfléchir, c’est toujours la même maison qui apparaît sous la mine de crayon : Une bâtisse de deux étages avec un porche d’entrée surélevé auquel on accède par un escalier de trois marches. A côté de la porte d’entrée, une balancelle est suspendue à une terrasse qui file sur toute la longueur du premier étage et dessert deux portes fenêtres. Le deuxième étage laisse apparaître quatre fenêtres dont deux en bow-windows. J’ai toujours adoré ces maisons de style british un peu rétro. J’ajoute un mur clos tout autour du terrain.
Je range le carnet dans mon sac et jette un œil au panneau d’affichage. La porte d’embarquement a enfin été précisée pour mon vol mais je lis surtout l’heure indiquée au-dessus. Il est 14H55 et l’embarquement prend fin à 15h00. Je me presse donc pour rejoindre la porte 11 et arrive juste à temps pour présenter mon billet et ma pièce d’identité avant d’emprunter la passerelle jusqu’à l’appareil. Je m’en veux de ne pas avoir été plus vigilante, un peu plus et je ratais mon avion. Je suis la dernière à embarquer. Un stewart m’indique d’un geste où se trouve ma place et j’avance dans l’allée puis range mon sac à dos dans le compartiment au-dessus du siège 8B.
– Tu préfères peut-être la place à côté du hublot pour profiter du ciel bleu ?
Je reconnais immédiatement cette voix et découvre mon punchingball humain assis sur le siège à côté du mien. Je reste figée quelques secondes jusqu’à ce qu’une hôtesse de l’air m’invite à prendre place. J’aperçois alors les trois autres musiciens, assis quelques sièges plus loin déjà en train de dormir.
– Non ça va, merci. Le vol n’est pas si long.
– Je ne me lasse jamais de la mer de nuages. Depuis que je suis gosse, j’ai toujours trouvé ça magique. Moi c’est Oxy, ajoute-t-il en me tendant la main.
– Victoire, enfin Vic, dis-je en la lui serrant.
Mal à l’aise, je me relève pour aller chercher le magazine de mon sac à dos, me rassois et fais semblant de lire. Je sens son regard sur moi mais n’ose pas détourner mes yeux. Finalement, le vol risque de me sembler bien long.