« Le Relooking, bienvenue aux Nouvelles Âmes ! » s’exclame la devanture en immenses lettres calligraphiées. Clarisse m’emmène-t-elle vraiment me refaire une beauté ? Ne pense-t-elle pas que j’ai mieux à faire ?
Remarquant mon air dégoûté, elle hausse les épaules.
- Passage obligé, se justifie-t-elle en soupirant.
Aussi résignées l’une que l’autre, nous pénétrons dans ce qui semble être une salle d’attente. Des fauteuils blancs sont occupés par d’autres binômes semblables au nôtre - ce qui revient à quelqu’un de perdu et quelqu’un essayant de le rassurer. Des affiches informatives sont placardées partout sur les murs, mais ce qui me choque le plus sont celles vantant des « avant / après ». Sur celles-ci, on peut voir des transformations spectaculaires de vieilles femmes passant de ridées à de jeunes femmes splendides. A ce niveau là, ce n’est même plus de la publicité mensongère. Personne ne peut croire que de tels changements soient possibles.
- Clarisse ! s’exclame un jeune homme derrière le comptoir de la caisse.
Nous nous en approchons.
- Matt’, le salue-t-elle.
- C’est ta nouvelle Âme ? Enchanté, moi c’est Mathieu ! sourit-il.
- Et elle c’est Ambre, me coupe-t-elle. On peut faire vite ?
- Bien sûr, j’appelle Brenda de suite.
Clarisse grimace.
- Tu es sûr ?
- Mais oui ! sourit-il. Elle est adorable !
Quand il s’engouffre dans une salle, une épaisse fumée sort de la pièce de la porte ouverte. Cela ne semble déranger personne. Clarisse sort son téléphone et il me vient alors une question de la plus grande importance :
- Heu… Clarisse, je n’ai aucune affaire à moi, ici.
- Tant pis, t’avais qu’à penser à emporter une valise.
Elle me lance un regard.
- C’est bon, je déconne. On arrangera ça plus tard.
Découragée, je ne continue pas mon interrogatoire. Il faudra que je me débrouille par moi-même. Je m’accoude au comptoir et, quelques secondes plus tard, une voix perçante débarque dans la pièce.
- T’exagère Mat’, j’étais à deux doigts de la faire passer de sa taille quarante à la taille trente-quatre !
Par réflexe, mon nez se fronce. Je déteste critiquer d’autres femmes, sororité oblige, mais là, j’avoue avoir un très mauvais pressentiment. La femme accompagnant le gentil réceptionniste a tout du cliché de la peste par excellence : Ses longs cheveux blonds platines descendent jusqu’à une taille parfaitement dessinée. Son haut crop-top bleu met en valeur sa poitrine généreuse et son pantalon palazzo blanc soulignent ses hanches toutes aussi généreuses.
Lorsque ses yeux aussi bleus que de la glace et maquillés à outrance se posent sur moi, je sais que je vais passer un sale quart d’heure. C’est limite si je ne préfèrerais pas rester avec Clarisse.
- C’est toi que je dois relooker, demande-t-elle en s’avançant vers moi, et je remarque avec amusement qu’elle fait une tête de moins que moi.
Je hoche la tête, à regret.
- Suis-moi.
Elle passe par une porte derrière le comptoir et je la suis en traînant des pieds. Avant que je ne disparaisse dans la salle, Clarisse me lance :
- Te laisse pas faire !
Je la gratifie d’un sourire sans joie.
La salle dans laquelle Brenda m’introduit est aussi austère qu’étonnante. Je m’attendais à entrer dans le paradis de la mode, avec du maquillage à gogo et des vêtements à même le sol tant il n’y aurait pas assez de cintre, mais rien de tout cela n’est présent. Les seuls vêtements présents sont pendus à un simple portant à roulette, abandonné au fond de la pièce. Aucune coiffeuse, seulement un ordinateur dernier cri affichant un écran d’attente, prenant la forme d’un corps modélisé. Face à lui, un miroir faisant deux fois ma taille, collé sur toute la hauteur du mur, reflète mon regard interrogateur. Une petite estrade avec deux empreintes de pieds tracées est posée devant. Cependant, ce qui me surprend le plus, c’est la cabine à UV, qui prend presque toute la largeur de la pièce. A quoi peut servir cette pièce ? A trouver le bronzage parfait ?
- Prends place sur l’estrade, les deux pieds bien placés sur les marques au sol, s'te plaît, me lance Brenda en mâchonnant un chewing-gum qu’elle sort de je ne sais où.
Elle se glisse derrière l’ordinateur. En soupirant, je m'exécute. De toute façon, ai-je seulement le choix ? J'aligne mes Docs Martens avec les traces de pieds et attends. J'entends quelques clics de souris puis tout se brouille. Un vertige me manque de me faire tomber, mais disparaît si vite que j'ai l'impression d'avoir rêvé.
-Si tu veux vomir, sors d'ici, m’ordonne Brenda depuis l’arrière de l'ordinateur.
Je me retourne, fulminante.
-Qu'est-ce que c'était ? Qu'est-ce que tu m'as fait ?
Elle se lève de sa chaise, observant ses ongles de plusieurs centimètres de long. Je prends le temps de respirer. Je. Ne. L’insulterai. Pas.
- J'ai juste analysé ton empreinte pour lui permettre de changer d'apparence, c'est pas un drame, râle-t-elle. Tout le monde passe par là donc calme, ok ?
Je serre les poings. Je ne dirai rien. Elle se déplace jusqu'au miroir et pose un doigt dessus. Alors je serre les dents en m'attendant à l'horrible trace de doigt qu'elle va laisser, le miroir s'anime. J'ouvre grand les yeux tandis que Brenda commence à débiter le monologue qu'elle sert à tout le monde, d'une voix lassée :
- Ce miroir te permet de changer d’apparence. Tu peux changer tout ce que tu veux : Forme du visage, morphologie du corps, couleur de peau, texture des cheveux…
Au fur et à mesure de son discours, Brenda clique sur le miroir et fait apparaître plusieurs icônes dessus : cheveux, yeux, front… toutes les parties du visages sont représentées avec des dessins très explicites et colorés, comme ceux qu'on pourrait trouver sur des images pour enfants :
- Ces icônes te permettent de changer les parties de ton visage, fait-elle en appuyant sur chacune d'entre elles.
En réponse, le miroir zoome sur chacune des parties sélectionnées. On peut voir avec précision jusqu'à chaque pore de peau, jusqu'au moindre cheveux. Elle désigne ensuite deux curseurs, à côté des icônes.
- Tu peux rétrécir, grossir, allonger… continue-t-elle en grimaçant quand elle aperçoit un point noir sur l'arête de mon nez. Bref, tu peux faire ce que tu veux, à deux conditions : Nous sommes des Âmes Humaines et tenons à le rester, alors aucune apparence fantaisiste ne sera autorisée.
Je retiens un sourire en imaginant maman Sophie en train de grimacer. Même ici, elle ne pourrait pas devenir une elfe.
- La deuxième condition concerne tes os. Même si Clarisse a dû t'expliquer tout le tralala comme quoi t'es morte, pour limiter les dégâts, il a été décidé que le squelette humain serait la limite des modifications. Cela dit, cela fait des années que la mode de la peau sur les os est passée, même si certains s'accrochent…
- Je me fiche de ce que font les autres, je la coupe avec le ton le plus poli que je peux employer. Je ne modifierais rien.
Elle me lance un regard dédaigneux puis, voyant que je n'en démord pas, lève les yeux au ciel.
-T'es sûre ? Même pas cette cicatrice ?
Je plante mon regard dans celui de la fille renvoyée par le miroir. Des cheveux blonds presque blancs, mal coiffés, s'arrêtent à ses épaules. Ils masquent ses joues creuses, parsemées de boutons d’acné. Son long cou ressemble à celui d’une tortue : légèrement baissé, comme si elle portait le poids du monde sur ses épaules. Ses formes à peine existantes sont cachées derrière des vêtements trop larges car le matin même, elle était censée traverser la ville pour rendre un papier d’inscription pour l’université. Elle n’avait eu aucune envie de revêtir une tenue qui lui aurait valu les éternels sifflements des lourdeaux qu’elle aurait croisé sur le chemin. Sa taille est légèrement augmentée grâce à ses Docs Marteen à très grosse semelle et à talon compensé.
Une cicatrice lui barre la joue, de l’oreille au menton. Violette, puis rouge, puis blanche.
Cette fille, c’est moi. Et je suis face au dilemme de mon existence.
Je ferme les yeux. Si je dois demander conseil, je sais vers qui me tourner.
Mes mamans… Elles ont tout fait pour faire en sorte que je m’accepte entièrement. Y compris cette cicatrice. Combien de baisers magiques ont-elles déposé sur elle, combien de câlins “magique-parce-que-tu-es-incroyable-Ambre”, combien de caresses avec la tendresse la plus douce du monde. Combien de temps et d’amour m’ont-elles données. Jamais je ne pourrais leur rendre… Jamais je ne pourrais reproduire les recettes qu’elles m’ont apprises, jamais je ne pourrais prendre soin d’elle lorsqu’elles seront vieilles, jamais je ne pourrais leur rendre ne serait-ce qu’une once de ce qu’elles ont fait pour moi. Si je change, tous leurs efforts auront été vains.
Je refuse qu'elles aient fait ça pour rien.
-Non. Je ne changerai pas.
Brenda pousse un grognement théâtral et va se cacher derrière le clavier. Elle pianote furieusement dessus et le miroir s'éteint. Elle ouvre la porte sans un mot. Je sors de la pièce presque en courant.
- Je te l'avais dit, triomphe Clarisse en me voyant sortir de la salle. Tu me dois cinq euros, Mat'.
- Et pourquoi pas une promenade, plutôt ? répond ce dernier, enjôleur.
Pour seule réponse, Clarisse m'attrape le bras et se dirige vers la sortie.
- Quel succès, je commente alors que nous sortons du magasin.
- M'en parle pas, râle-t-elle. Les mecs… bref, comment ça se fait que t’aies pas cédé à Brenda ?
Pour la première fois, elle semble avoir envie de m'écouter.
- Et bien…
Je déglutis. Dois-je lui parler de mes mamans ? Je serre les poings. Si je lui dis, je prends le risque de me faire discriminer durant les trois prochains mois. Cela étant, je préfère encore être discriminée pour ce que je suis, plutôt que mentir.
- C'est grâce à mes mamans…
- Tes… mamans ?
Elle tourne complètement la tête vers moi. Mais avant même que j'ai le temps d'ouvrir la bouche, tout s’enchaîne à une vitesse fulgurante : Clarisse heurte un immense décolleté, cherche à attraper quelque chose pour ne pas tomber, et atterrit sur les fesses, imitant la femme venant d’en face. Toutes les fournitures qu’elle portait s’éparpillent dans la rue : robe de toutes époques, bijoux en tout genre, accessoires colorés… tout s’écroule dans un fracas terrible.
Je me précipite vers Clarisse, qui est la plus proche de moi :
- Va l'aider elle, plutôt, grogne Clarisse en se levant péniblement.
Je soupire en me tournant vers la femme. Si j'avais dû décrire le cliché de la pin-up des années 50, il lui aurait sûrement ressembler. Ses boucles blondes, restées intactes malgré la chute, s'arrêtent juste au-dessus de ses délicates épaules. Sa robe violette, typique de ces années aussi, s'est dépliée sur le sol. Son rouge à lèvre rouge criard forme quant à lui un parfait ''o''. L'image entière me fait penser à une pub typique de ces années : exagérée et mise en scène.
Je mets cependant mes a priori de côté. Ce n'est surtout pas le moment de me laisser distraire. Je tends ma main à la femme qui me remercie en s'aidant pour se relever.
- Merci mon coeur, s'écrie-t-elle en me serrant contre elle.
Mon nez se colle à sa poitrine, tandis qu’une effluve de channel n°5 me prend le nez. Mais étonnement, le geste me réconforte. Elle me rappelle les câlins de mes mamans.
A côté de nous, Clarisse se met debout en s’époussetant. Tout en me détachant de la pin-up, je m’attends au pire des scandales et regrette même de ne pas pouvoir me cacher quelque part.
- Veuillez m’excuser, demoiselles, dit la pin-up avec un sourire angélique. Je ne pouvais pas voir où j’allais, avec tous ces vêtements dans les bras.
Je fronce le nez. Pourquoi se balader dans une rue peuplée si on ne voit pas où on va ? Cependant, c’est la réponse de Clarisse qui confirme mes doutes : Elle accepte les excuses. Avec un sourire en plus ! Il y a définitivement quelque chose qui cloche.
Nous nous hâtons à tout ramasser. Avant de reprendre sa course, la pin-up m’embrasse sur la joue. Tandis que nous reprenons nous aussi notre chemin, Clarisse bougonne :
- Putain… manquais plus que ça.
- Quoi ? T’es jalouse qu’elle m’ait fait un bisou et pas toi ?
- Très drôle. Bref, on tourne à droite et faudra que tu me donnes ta main.
Je lui jette un regard suspicieux. Quand elle le remarque, elle lève les yeux au ciel.
- C’est la tradition. Je le veux pas plus que toi.
Nous tournons dans une rue ressemblant à toutes celles que nous venons de traverser. Cependant, contrairement aux autres qui se terminait pas un des innombrables gratte-ciel, celle-ci se termine par un immense portail en fer forgé blanc. Impossible de voir après celui-ci, une brume stationne devant, comme si elle attendait qu’il s’ouvre pour se répandre dans la rue. J’ai beau ne pas être une pro en météo, je suis quasiment sûre que ça aussi, ce n’est pas normal.
- Ta main, m’ordonne Clarisse en tendant la sienne.
Elle est petite et semble rugueuse. Je l’attrape avec gêne et suis surprise quand elle la serre avec force. Elle s’approche du portail et touche la poignée de sa main libre.
Puis tout disparaît.