Chapitre 4

Par Leaf


J’ai toujours été entourée de mode. Du portrait de Karl Lagerfeld dans le salon, au Chanel n°5 de Maman, à la voix de Madonna entonnant fièrement “Come on, Vogue” depuis le gramophone du salon, aux garde-robes étincelantes, froufroutantes, volantes de mes mamans. Elles avaient toutes deux des styles très différents : Maman Sophie l’étudiait plus qu’elle ne s’habillait. L’histoire des vêtements la passionnait et c’est grâce aux livres qu’elle achetait que je tire la plupart de mes connaissances. Comment le jean était d’abord réservé au marins, comment le rose était considéré comme une couleur masculine au Moyen-Âge, la façon dont les femmes pendant la Régence Anglaise pouvaient exhiber leur décolleté mais au grand jamais leur chevilles. En réalité, elle ne se considérait pas assez jolie pour s’habiller autrement qu’en jean et t-shirt large. Blonde comme les blés, petite et ronde, elle était magnifique. 

De l’autre côté, il y avait Maman Anya. Brune, grande et toute aussi belle que maman Sophie, elle était une gravure de mode. Elle ne suivait pas la mode, elle la créait. Contrairement à Maman, elle était bien plus dans la pratique. Elle était totalement le type de personne à passer des heures en friperie pour dénicher des perles et les assortir avec goût. Sa beauté, mélangée à sa passion, lui donnait un charme inégalé. Les gens aimaient l’observer dans la rue. Mais, petite, je ne comprenais pas pourquoi tout le monde la regardait, alors j’ai baissé les yeux et mon petit esprit d’enfant a trouvé une explication : ses talons. Ils faisaient du bruit. On l’entendait arriver de loin.

Je voulais lui ressembler.

“Non”, m’avait répondu Maman en écoutant l’étrange souhait de sa fille de huit ans. Bien sûr, je ne lui en ai jamais vraiment voulu, mais j’ai tout de même voulu lui prouver que j’étais sérieuse. Alors, après un exposé avec Power-point intégré, Maman et Mama ont bien voulu que je porte des talons, mais seulement chez nous. L’entraînement a alors commencé, supervisé par Mama. Combien de fois je me suis étalée sur le tapis du salon dès le premier pas ? En faisant mon exposé, je n’avais pas imaginé qu’il y aurait une si grande différence entre escarpins et talons compensés. Et la taille des chaussures, que j’empruntais alors à Mama, n’arrangeait rien. Cependant, je me suis accrochée. Les années sont passées et j’ai enfin obtenu ma première paire : des Docs Martens à talons compensés.

Celles que je porte aujourd’hui.

Alors, quand j’atterris devant le portail, je suis plutôt fière de savoir rester sur mes talons. Clarisse, elle, peste car elle est encore tombée. Je lui tend une main mais elle la regarde avec dégoût avant de se relever seule.

- Tu sais qu’accepter mon aide, ce n’est pas être faible.

- C’est pas ton rôle, de m’aider. Par contre, regarde autour de toi.

Méfiante, je m’exécute. Ma mâchoire se décroche en même temps que mes yeux s'emplissent de splendeur.

« Majestueux à la française » est la première pensée que j’arrive à articuler dans mon esprit. D’immenses bâtiments à l'architecture sculpturale, typique de mon pays de naissance, encadrent des jardins où le summum de l’art français est mis à l’honneur. Avec une précision surnaturelle, les arbustes sont taillés de sortes à représenter des figures complexes comme des formes géométriques, mais aussi des figures ailées. Rien ne dépasse, pas même les parterres de roses, jonquilles ainsi que d’autres espèces que je ne sais reconnaître, où strictement aucune mauvaise herbe ne vient entacher la beauté de la nature.

C’est surnaturel.

Tandis que Clarisse me force à avancer dans les allées de gravier, bordée par des haies parfaitement taillées, j’aperçois en face la plus belle fontaine que j’ai pu voir de ma vie. Elle semble servir de carrefour entre tous les chemins de graviers, qui se séparent alors pour mener aux différents bâtiments. De l’eau coule paisiblement des vases que tiennent des statues ailées. La beauté de ses statuts m’éprouverait sûrement, si mes yeux ne s’étaient pas posés sur les personnes assises sur le bord marbré de la fontaine. Bien que les époques s’entremêlent ici aussi, je reconnais une majorité de gens de mon époque. Un groupe de vieille personne discute gaiement avec des femmes en sarouel, des danseuses de charlestones s’esclaffent quand un charmant cinquantenaire leur fait un clin d’oeil, un groupe de préadolescent s’amuse à s’éclabousser avec l’eau en piaillant.

Clarisse, qui a pris quelques mètres d’avance pendant ma contemplation, se retourne, une main sur la hanche et le regard lassé :

- Ambre, grouille toi.

Je lui lance un regard mauvais mais avance quand même. Moins je vois de gens, mieux je suis. Cela me brise le cœur de savoir que toutes ces personnes sont mortes. Pendant que mes pas crissent sous le gravier et que nous nous dirigeons vers le bâtiment le plus grandiose, je porte une main à mon cœur. J’espère sincèrement que ces gens trouveront le bonheur dans ce monde.

- Ouvre les yeux, sinon tu vas tomber, me lance Clarisse en m’apercevant. Quoique non, ferme-les et casse-toi la figure, ça sera drôle.

- C’est moi qui vais te casser la figure si tu continues, je réponds entre mes dents.

- Quoi ? Avec ces petites mains ? Tu rêves.

- Avec ces chaussures plutôt.

Je lève plie mon genou et porte mon pied près de mes hanches. Étonnement, elle sourit.

- Pas mal, admet-elle en considérant mes Docs Marteens à grosse semelle et talons de plusieurs centimètres. Tu gagnes combien de centimètres avec ça ?

- Même si je les enlève, si telle est ta question, je serai toujours plus grande que toi.

- Facile, c’est pas comme si… 

Elle ne termine pas sa phrase et grimace comme si elle venait de se souvenir de quelque chose : 

- Bref, ramène toi.

Nous gravissons les escaliers de marbre et passons entre deux immenses poutres pour accéder à l’accueil. Après avoir passé deux immenses portes en bois nous entrons dans la salle la plus bondée qui me soit donnée de voir. Un brouhaha 

Les canapés et fauteuils moelleux sont presque impossibles à voir tant des dizaines et des dizaines de personnes se piétinent dessus pour atteindre les deux seuls guichets d’accueil. Un brouhaha infernal règne dans l’endroit et les voix se répercutant contre le marbre des murs et le carrelage en damier me pousse à me rapprocher du seul repère que j’ai : Clarisse. Totalement insensible à mon anxiété, elle se faufile parmi les personnes, jouant des coudes quand c’est nécessaire. Je peine à la suivre, m’excusant à chaque pas. Quand j’arrive enfin près du guichet, je ne m’étonne pas qu’il soit aussi beau que le lieu dans lequel il se trouve. Deux ailes encadrent la fenêtre par laquelle un jeune homme, à peine plus âgé que moi, s’affaire à répondre aux questions d’un dandy et d’un préadolescent. Clarisse m’attrape par le bras et me pousse sans ménagement dans la file d’attente.

En quelques minutes d’attente, ma Guarante a le temps de bailler sept fois, me lancer trois regards noirs, râler de tout son soûl sur le temps que mette les gens à « régler deux trois trucs, ça met pas cent ans ! ». Alors quand nous arrivons devant le guichet, je soupire de soulagement. Un jeune homme, légèrement plus âgé que moi, aux fossettes pointues qu’on pourrait se piquer dessus et aux longs cheveux blonds dévalant son dos athlétique.

- Ça alors, Clarisse ! s’exclame-t-il en voyant le regard sombre de ma Garante. Toujours aussi joyeuse à ce que je vois !

- Tais toi, Raph’. Remplis le formulaire et passe nous les clés, qu’on en finisse.

- Tout doux, tout doux, sourit-il en se penchant sur son ordinateur. Tu es la nouvelle Âme qui va devoir supporter Clarisse ?

Alors qu’il pose ses yeux gris sur moi, je me sens enfin vue. Humaine. Je souris avec résignation.

- Exact.

- Je vais te poser quelques questions pour t’enregistrer dans la base de donnée de l’école. Ne t’inquiète pas, elles ne fuiteront pas. C’est bien comme ça, qu’on dit ?

Clarisse ricane. Je hausse un sourcil. Qu’est-ce qu’il veut dire par là ? Face à mon air ahuri, il précise :

- Ce sont des expressions qui sont super récentes. Elles datent de ta génération et je galère à suivre l’évolution, parfois. Je veux simplement m’assurer que je les utilise correctement.

Je lève un sourcil. Je me demande bien combien de “génération” cohabite dans ce monde.

- Oui, c’est comme ça qu’on dit.

Commence alors une série de questions-réponses, pour vérifier si le dossier est complet. Les mêmes questions que la secrétaire que j’ai vu lors de mon arrivée m’a posée. Quand l’interrogatoire se termine, Clarisse presse le jeune homme de lui passer les clés. Il les lui tend en soupirant et je n’ai même pas le temps de le questionner sur son utilité quand Clarisse m’attrape le poignet et m’emmène dans un couloir adjacent.

- Au fait, je m’appelle Raphaël, j’entends crier le jeune homme en riant depuis son guichet.

Clarisse me fait parcourir un dédale de couloirs, dont le sol en marbre est illuminé par le soleil que laissent entrer les immenses fenêtres au cadre en bois. Régulièrement, nous croisons des bustes de personnes qui me sont inconnus, et dont Clarisse évite soigneusement le regard. Nous montons deux étages puis pénétrons dans un couloir incroyablement miteux. Contrairement aux étages d’en dessous, le carrelage est sale, voir même cassé à certains endroits. Les fenêtres sont barricadées et seules quelques ampoules nues grésillent pitoyablement.

- C’est pas croyable ! s’exclame Clarisse avant de s’engager dans le couloir, sa poigne se resserrant autour de mon poignet. Ils l’ont fait exprès !

- Quoi ?

Clarisse me jette un regard catastrophé, comme si elle venait de se souvenir de mon existence, tandis que je fronce les sourcils et que mon nez suit - forcément - le mouvement. Elle détourne immédiatement le regard, me lâche puis met ses mains sur sa taille. Le mouvement aurait pu avoir l’air autoritaire, si le tissus de son débardeur ne se froissait pas sous sa poigne et que sa peau ne devenait pas blanche tant elle appuyait sur sa taille. J’hésite à la questionner. En fait, si elle n’avait pas ce regard coupable, je l’aurai bombarder de questions. Mais là, je manque d’informations. 

Clarisse s’arrête devant une porte dont la plaque numéroté est tombée par terre. Tandis que Clarisse ramasse pensivement le nombre, je soupire face à l’état de la porte. Je suis presque sûre que, si je passais mes doigts sur son panneau de bois abîmé, je récolterais quelques échardes.

J’attends quelques instants mais ma Garante n’esquisse aucun mouvement. Ses doigts sont crispés sur la plaquette numérotée. Je me penche vers elle. Quand elle perçoit mon mouvement, elle secoue la tête et remet son masque. Pourtant, je suis certaine d’avoir entrevu ses yeux briller.

- Tu es sûr que tout va bien, Clarisse ?

Ma question se perd dans le grincement terrible de la porte.

Le panneau abîmé me laisse découvrir la plus minuscule chambre qui m’aie été donnée de voir. Les petits deux lits prennent à eux seuls presque la totalité de l’espace de la chambre. Une minuscule table de chevet, sur laquelle est posée une misérable lampe, a été coincé entre eux. Une grande armoire et un bureau prennent le peu de place restante, tous deux d’un bois vieux et abimés. Seul un tapis élimé fait office de décoration. Une grande fenêtre laisse pénétrer le soleil de plein fouet mais, ce qui m’étonne, c’est qu’aucune poussière ne stagne dans l’air. Pourtant tout a l’air vieux, ici, comment se fait-il qu’aucune poussière ne flotte ?

Je tourne la tête vers le pas de la porte. Clarisse ne semble pas décidée à entrer. Ses traits sont impénétrables, mais son regard est noyé dans sa mémoire. Je n’ai aucune idée du pourquoi elle reste ainsi, mais décide de ne pas la forcer. Je ne veux pas la renfrogner encore plus qu’elle ne l’est déjà.

Mon inspection de la chambre continue. Mes doigts passent sur le bois abîmé de l’armoire, les ressorts du lit grincent quand je m’assoie dessus et la lampe grésille avant de s’allumer complètement quand j’appuie sur l’interrupteur. Je décide de continuer ma visite vers la seule autre porte de la chambre, qui mène sûrement à la salle de bain. Cependant, quand j’entre dedans, je tombe des nues.

Il n’y a qu’un lavabo et un miroir crasseux.

Je suis pourtant certaine de ne pas avoir aperçu des douches communes. Je retourne sur le lit et hésite. J’ai besoin de réponse, mais Clarisse ne semble absolument pas encline à y répondre. Je décide d’opter pour un entre-deux.

- Clarisse ?

Ma Guarante cligne des yeux, déboussolée. Elle semble se réveiller d’un très long songe. Et très lointain. Cependant, en quelques instants, elle recouvre son visage de son masque et retrouve son air ronchon habituel.

- Quoi ? grogne-t-elle en entrant dans la pièce, comme si son hésitation n’avait jamais eu lieu.

Je ne sais absolument pas comment prendre les choses avec elle. Dois-je la ménager ou la secouer ? Alors que j’attrape et triture ma bague, réfléchissant par quel bout prendre la situation, j’entends les ressorts du lit voisin grincer plaintivement.

- Pose-la, ta question. Tu t’es pas gênée jusque là, de ce que je sache. Alors pourquoi t’es toute timide d’un coup ?

Face à son ton si… habituel, je décide de chasser cet événement de ma tête. Pour le moment, du moins.

- Où est la salle de bain ? je demande.

- Quelle salle de bain ?

- Comment ça « quelle salle de bain » ?

Elle s’affale sur son lit, comme si ma question nécessitait un si grand effort de réponse qu’elle en était déjà épuisée.

- Il n’y a pas de salle de bain, déclare-t-elle en se redressant et en joignant ses mains. En fait, comme tu es maintenant une Âme, ton apparence ne peut plus changer. Ton corps n’évolue plus étant donné que… bah tu n’en as plus, de corps. Fini les cheveux gras et les règles !

Étonnement, pendant ses explications, le ton de Clarisse s’est fait plus doux. Comme une maîtresse discutant avec un élève.

- Alors… je tente en priant pour qu’elle ne me rembarre pas, le Relooking est le seul moyen de changer d’apparence ?

- T’as tout compris. Le seul souci, c’est que tu ne peux obtenir le droit à un Relooking qu’en ayant un salaire, donc en bossant. Donc si tu veux changer d’apparence, va falloir attendre.

- Et comment est-ce possible qu’on ait une apparence sans corps physique ?

Elle se rembrunit.

- ça, j’en sais rien.

Alors que son regard se perd dans la chambre, il se pose sur mon poignet. Quand elle aperçoit l’heure sur ma montre, elle bondit de son lit.

- Merde ! Heu…

Elle me jette un regard. Cette fois-ci, plus aucune trace de douceur. Elle me considère plutôt comme un objet encombrant dont elle doit se débarrasser.

- Reste-là jusqu’à ce que je revienne.

Puis en moins de temps qu’il me faut pour me lever, elle a déjà décampé.

Je suis complètement perdue. Je m’affale sur mon lit, mes pensées tourbillonnant et se catapultant contre mon crâne à m’en faire mal à la tête. Quel est cet endroit ? Comment LE retrouver ? Et bon sang, pourquoi Clarisse se comporte-t-elle ainsi ?

Je ne suis pas assez bête pour penser que ma nouvelle situation n’a pas de conséquence. Mourir… Jamais je n’avais imaginé ma mort comme ça. Ni ma mort tout court, en fait. Il m’arrivait, parfois, de visualiser la réaction de mes mamans si je n’arrivais pas à tenir bon, s’il m’arrivait la même chose qu’à lui, mais seulement pour trouver la force de continuer de vivre. Je n’ai jamais vraiment été du genre à me questionner sur l’après, je me rassurais juste en représentant ma famille entière réunie. Le reste m’importait peu.

Pourtant, me voilà, consciente de ma situation. En fait, rien ne change de ma vie d’avant, je me sens toujours moi-même, je sens les choses de la même façon. Comment est-ce possible ? Est-ce que les personnes vivantes se sont tant trompées sur la mort ? Qu’est-ce que Clarisse me tait ?

Avant même que je n’ai pu effleurer la réponse à une question, je m’endors, épuisée de tous ces changements.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Shirar
Posté le 11/03/2023
Eyop,

Je suis impatient d'en apprendre plus sur les règles et les conditions de vie de ce nouvel univers. J'ai très envie de comprendre quel genre de metier peuvent faire les "Ames" dans l'au dela. Je suis curieux de voir les peripeties qu'Ambre va devoir affronter cet endroit si mysterieux.
J'ai eu un peu de mal a lire avec le texte en gras, est ce que c'est un style voulu ?
L'objet qui m'intrigue le plus c'est la montre, je sens qu'elle va être très importante pour la suite de l'histoire, que j'attends avec impatience =).
Leaf
Posté le 12/03/2023
Bonjour, merci de ton commentaire !

Que de questions ! J'espère que les réponses seront à la hauteur de tes attentes.

Non, le texte en gras n'est pas voulu. Je me familiarise encore à la plateforme, c'est une erreur de ma part, je m'en vais vite la régler !

En tout cas merci encore.
Vous lisez