Kaleb ne s'est pas trompé sur le fait que sa tête soit mise à prix par le monde de la pègre. Erika avait dû charmer Miller de mille façons pour que celui-ci décide d'enrôler des tueurs à gages afin de retrouver Kaleb.
Alors qu'il s'était réfugié dans une de ses planques, un homme a pénétré l'endroit, une arme à la main. Par chance, Kaleb l'avait entendu monter les escaliers. Il a alors pu se préparer à l'attaque, et tirer le premier.
L'homme est mort instantanément.
Kaleb a alors dû repartir. Si ce gars savait où il se planquait, peut-être que d'autres le savaient aussi.
Merde, non seulement il doit enquêter sur le vieux Rellik qui a demandé son exécution, mais en plus de cela il doit faire attention au moindre recoin de la ville, pour être certain de ne pas tomber dans un coupe-gorge orchestré par Miller.
Il fait face à deux ennemis, l'un disparu du champ de circulation, et l'autre qui se cache derrière ses pantins.
Il comptait chercher des informations sur Rellik dans la plus grande discrétion mais, avec tout ce jolie monde à ses trousses, autant foncer dans le tas.
Le voici donc garer non loin du manoir Rellik. Imposante, la demeure a été construite à la lisière de la ville, tenue assez éloignée pour qu'aucun voisinage ne puisse s'installer aux côtés l’immense résidence. Il a vite appris l'existence du fils Rellik, richissime par son père, mais orphelin de mère. Marié à une femme qui, d'après un indic resté fidèle à Kaleb, a péri plus tôt dans la matinée dû à un accident de voiture assez suspect.
Si quelqu'un a bien des informations sur le vieux Rellik, c'est forcément son fils.
Kaleb hésite. Devrait-il confronter le fils en pleine journée, ou attendre la faveur du soir pour le débusquer ? Alors qu'il réfléchit, une berline noire arrive en sens inverse, se gare juste devant la grille du manoir.
Un homme en costard cravate sort du véhicule. Il reste devant la grille quelques secondes, puis s'allume une cigarette. Il s'ébouriffe les cheveux, visiblement nerveux. Kaleb attend la suite, impatient d'en apprendre plus sur cette histoire.
*
Castelli se décide enfin à sonner à la grille du manoir. Il ne doit rien laisser paraître de son malaise. Et ne surtout pas penser au cadavre qui l'attend... Oui, le cadavre dans la salle de bains... Mais où va-t-il bien pouvoir le dissimuler ?
– Qui est-ce ? Fait une voix grésillante.
– Je suis l'agent de police Van Castelli. Je suis ici pour parler à Monsieur Thomas Rellik.
– Un instant, monsieur.
Un bruit étouffé, puis le lourd portail s'ouvre lentement.
Déglutissant, serrant le noeud de sa cravate, Castelli pénètre dans l'immense demeure.
Au même moment, un tueur à gages franchit l'enceinte à l'arrière du manoir, afin de ne pas être vu des caméras, tandis qu'un jeune homme pâle et tourmenté, resté à l'écart de la demeure, se repose sur une banquette arrière couverte de sang.
Un majordome est venu ouvrir à Castelli, puis l'a fait s'assoir dans le salon, avant de partir dans une autre pièce.
Le silence pèse sur un Castelli plus nerveux que jamais.
"Maudite maison", pense-t-il. Comme il aurait aimé ne pas mettre les pieds ici ! Après ce qu'il vient de faire... Non, c'est une honte qui bafoue l'honneur d'un mort. Et puis, comment réagira-t-il en face du fils ? Il ne doit pas paraître suspect. Mais, avec ce qu'il a commis, comment ne pas laisser transparaître de soupçons ?
Ah ! Comme il aurait aimé que cette affaire d'accident ne lui revienne pas, à lui parmi tant d'autres policiers... A croire que le destin s’acharne sur lui.
Son fil de pensées est interrompu par l'arrivée du maître de maison.
Thomas Rellik, pimpant dans un costume devant valoir une fortune, entre dans le salon. Un large sourire se dessine sur son visage, tandis que ses yeux reflètent de la froideur.
– Monsieur Castelli ? Demande-t-il comme si son majordome ne l'avait pas déjà averti.
Castelli se lève, serre la main qu'on lui tend en répondant bêtement :
– Oui, c'est moi.
Le policier remarque les jointures bleuies de Rellik. S’est-il battu ?
– Que venez-vous faire ici ? Demande le maître de maison en lâchant la main.
"Je viens de tuer ton père. Je l'ai frappé à coups de poings et de pieds jusqu'à ce que son visage ne ressemble plus qu'à une bouillie informe, une masse de chair et de sang sans aucune consistance. J’ai ensuite retiré tous ses organes, je l'ai vidé de son sang, et je l'ai découpé en petits morceaux afin qu'il rentre plus facilement dans des sacs poubelles. Je cherche une manière de me débarrasser du corps. Ah, et je suis désolé."
Evidemment, Castelli ne prononce pas ses paroles. Mais elles le hantent si intensément qu'il a juste envie de les crier à qui veut l'entendre.
Thomas lui offre un nouveau sourire amicale, attendant visiblement que le détective explique sa présence. Mais Castelli baisse la tête, les yeux rivés vers la pointe de ses pieds comme un enfant qu'on aurait grondé, son corps entier tremblotant. De longues secondes passent ainsi, avant que le silence ne soit finalement rompu.
– Vous... avez froid ? Demande Thomas en fronçant les sourcils. Voulez-vous qu'on vous apporte une tasse de café ?
– Non, parvient à articuler Castelli en relevant finalement la tête. Non, je vous remercie.
Pourquoi était-il venu ici, déjà ? Ah, oui ! L'accident de voiture. Tiens, c'est étrange. Thomas a l'air rayonnant, alors que sa femme enceinte vient de décéder.
– Je suis ici par rapport à l'accident de voiture ayant entraîné la mort de votre épouse et de votre chauffeur, dit enfin le détective.
– Oui, je me doute bien, répond Thomas en s'asseyant.
Castelli s'assoit en face de son interlocuteur, se tassant sur lui-même. Thomas, quant à lui, s'est installé confortablement dans son siège, les bras écartés posés sur les accoudoirs, les jambes en équerre.
– Est-ce que vous allez bien ? S'inquiète Thomas en remarquant que le détective s'est remis à trembler.
– Oui, oui. Je n'ai simplement pas assez dormi, je suis un peu sur les nerfs. Mais ce serait plutôt à moi de vous demander comment vous allez. L'accident de ce matin, ça a dû être une terrible nouvelle pour vous.
– Oui, en effet. Terrible, comme vous dîtes.
Le visage du jeune homme vient de se refermer, n'offrant plus qu'un regard sombre et calculateur.
Castelli hésite à poursuivre la conversation. Il n'a qu'une envie : rentrer chez lui, se jeter dans son lit et se réveiller de ce terrible cauchemar. Il n’a jamais été aussi déconcentré.
– Je... Je suis ici car une enquête interne a été ouverte afin de déterminer les causes de l'accident, reprend-il.
– L'on m'a dit au téléphone qu'il s'agissait probablement d'un défaut de frein.
– Oui, en effet. Nos premières conclusions nous ont amenés à penser que... les freins ont été trafiqués.
– Vraiment ? Vous pensez donc à un homicide ?
– Parler d'homicide est peut-être un peu prématuré. Toutefois, il est vrai que nous nous posons toute sorte de questions.
– Vous me soupçonnez, n'est-ce pas ?
Castelli est surpris par cette conversation sans détour. Autant y aller franc-jeu, puisque c'est comme ça.
– Oui, dit-il. Dans la grande majorité des affaires d'homicides, le tueur fait parti des proches de la victime. Alors une dame qui décède avec pour seul proche un époux, cela nous laisse peu de choix quand aux suspects potentiels.
– Vous avez des preuves ?
– Quoi ?
– Est-ce que vous avez des preuves ? Répète Thomas en détachant chaque syllab, comme s’il s’adressait à un demeuré.
– Pardonnez-moi, mais vous n'avez pas l'air aussi attristé qu'on pourrait l'imaginer. Vous vous doutez bien que cela renforce la possibilité que vous soyez-
– Coupable, oui, je l'ai bien compris. Mais je suis innocent, détective. Je n'ai rien à me reprocher, et vous, vous n'avez aucune preuve à mon encontre. J'aimais ma femme, jamais je ne lui aurais fais le moindre mal. Alors plutôt que de m'accuser de choses aussi terribles et insensées, je vous conseille plutôt de vous tourner vers la famille de ce pauvre chauffeur.
– C'est ce que mes collègues ont déjà fait. D'après les témoignages, la rumeur circule que votre femme couchait avec votre chauffeur.
Castelli a visiblement touché droit dans le mille. Le regard de Thomas s'assombrit, ses poings se serrrent sur l'accoudoir, ses jointures de doigts bleuies se blanchissent.
– Oui, j'ai entendu les rumeurs. Cela renforce votre suspicion à mon égard, n'est-ce pas ?
– Oui, bien évidemment.
Castelli apprécie cet interrogatoire. Forcé de penser à autre chose, le cadavre du vieux Rellik cesse de le hanter pour le moment.
– Si le seul motif que vous avez pour m'arrêter est la jalousie, vous allez devoir trouver bien mieux. A ce que je sache, la suspicion de jalousie sans aucune preuve tangible n'a jamais mené à la potence.
– Personne ne parle de vous arrêter, Monsieur Rellik.
– Vous le sous-entendez pourtant de manière à ce que ça ne soit plus qu’un simple sous-entendu.
– Votre femme est décédée, portant votre enfant. Les freins ont visiblement été trafiqués. Je viens chez vous, et vous ne m'avez pas l'air d'un mari éploré. Je ne dis pas qu'il y a une conduite type dans ce genre de situation, mais il y a tout de même un minimum d'émotions requis.
Thomas se penche en avant sur son siège, dans le ton de la confidence.
– Et moi je vous dis que vous n'avez aucune preuve de ce que vous avancez. Vous me traitez de meurtrier, mais vous n'avez rien pour le prouver. Continuez d'aboyer si ça vous chante, mais il vous manque les crocs pour me mordre. Maintenant, si vous n'avez pas d'autres questions, j'aimerai que vous sortiez de chez moi. J'ai passé une rude matinée, ma journée est loin d'être terminée, et je dois encore m'occuper des funérailles. Alors, si vous voulez bien...
– Oui, je comprends.
Les deux hommes se lèvent, se dirigent vers l'entrée. En s'approchant d'une porte fermée, Castelli a l'impression d'entendre de légers sanglots. Thomas semble l'avoir remarqué également, car il agrippe le bras de Castelli pour l'emmener rapidement vers la sortie.
Docile, Castelli se laisse entraîner. Arrivés sur le seuil, Thomas le lâche, déjà prêt à refermer la porte.
Mais, la question qui brûle les lèvres de Castelli finit par sortir.
– Où se trouve votre père ?
– Mon père ? S'étonne Thomas en ayant un mouvement de recul. Il est parti à un dîner d'affaires hier. Il n'est pas encore rentré. Je suppose qu'il est resté dormir chez un de ses collaborateurs. Mais pourquoi vous me demandez ça ?
– Oh, pour rien en particulier. J'ai enquêté à ses côtés il y a quelques années, nous avons sympathisés. J'aurai juste aimé le revoir.
– Vous avez enquêté sur la mort de ma mère, n'est-ce pas ? Demande Thomas d'un ton méfiant. C'est vous le flic à qui il avait fait appel pour trouver le coupable ?
– Oui, c'est bien moi.
– Hmmm. Il ne m'avait jamais donné votre nom. Comme quoi, le hasard fait bien les choses.
– Le "hasard" n'est autre que la mort de votre épouse, quelques années après la mort de votre mère.
– Oui, et bien, j'espère que cette fois-ci vous trouverez le coupable. A ce qu'il me semble, vous n'avez jamais arrêter le meurtrier de ma mère. Vous devriez peut-être vous questionner sur votre efficacité d'enquêteur.
Castelli a envie de lui rétorquer que si, il l'a trouvé le meurtrier de sa mère. Seulement, tout ne s'est pas passé comme prévu. Les choses se sont compliqués avec le vieux Rellik.
Mais Castelli n'aurait même pas eu le temps de commencer sa phrase, car Thomas a déjà refermé la porte.
Il reste quelques instants sur le seuil à respirer l'air frais de cette matinée hivernale. Il avait l'impression d'étouffer, à l'intérieur.
Il franchit le portail pour sortir, quand les visions du cadavre lui reviennent en mémoire abruptement. Castelli manque de tomber à la renverse tant la violence de ses images le percutent. Il revoit ses mains couvertes de sang tandis qu'il évide le corps...
– Est-ce que tout va bien, Monsieur ? Fait une voix à sa droite.
Il se retourne pour faire face à un garçon pâle et maigre, le regard insistant.
– Oui, répond Castelli d'une petite voix, étonné de trouver quelqu’un dans cet endroit désert. Merci, mais je vais bien.
Il se dirige vers sa voiture, mais sent que le garçon le suit. Depuis ce matin, Castelli n'a plus l'impression d'être un policier. Il se sent épié, comme si un de ses collègues allait surgir de nul part pour lui passer les menottes. L'idée même de la prison le terrifie.
Alors même en sachant que le garçon qui le suit est frêle et sans défense, Castelli ne se sent pas de jouer les gros dur. Il se retourne pour lui demander de partir, mais se fige en voyant un énorme couteau de cuisine dirigé droit vers son coeur, le bout de la lame se pressant contre sa chemise.
Le garçon esquisse un sourire mauvais. Castelli, tétanisé, ose à peine respirer. Lentement, il lève les mains en signe de soumission.