Chapitre 3

  • Saint Pétersbourg, une ville de lumière en perpétuelle ébullition, murmura Lysie, pensive. En 1892, poursuivit-elle, j’avais tout juste dix-huit ans et si je connaissais tout ce qu’il est utile de savoir sur le commerce des étoffes et fourrures, sur l’art de servir le thé, de danser la mazurka, le quadrille, la cracovienne ou la hongroise, si je m’exprimais aussi bien en russe, qu’en français, suédois ou anglais, je n’avais pas encore effectué mon entrée dans le monde. J’étais partagée entre la curiosité et une énorme appréhension.

Captivées par la voix aux accents roulant, les fillettes soupirèrent en cœur. Ce début était prometteur. Pour se trouver au plus près des confidences, Éloïse rejoignit à son tour Lysie sur la méridienne, glissant sa petite main dans la sienne.

  • La saison des bals, poursuivit Mamochka, débutait traditionnellement à la fin de l’automne et s’achevait au moment du grand carême. Toutes les jeunes filles attendaient cet évènement avec impatience. Mon père, Jules, qui connaissait les usages, me fit confectionner pour l’occasion une robe légère toute en mousseline de satin poudré. Ma coiffure fut des plus simples car, à cette époque, l’extravagance n’était pas de mise pour une demoiselle.
  • Pourquoi ? demanda Éloïse.
  • Ben, réfléchis un peu, elle allait pas aller au bal habillé comme une gourmandise, répliqua Lara.
  • Moi, j’aime bien quand il y a un peu de l’extravagance. Et c’est quoi une gourmandise ?

Lysie sourit, sans toutefois répondre, ne tenant pas à débattre des particularités inconvenantes d’une gourgandine. La spontanéité des fillettes était rafraichissante.

  • Tu nous embêtes avec tes questions ! s’exclama Lara, continue Mamochka, le bal ?
  • Nous nous rendîmes au palais Pavlovsk en troïka. Je me souviens comme dans un rêve de la vapeur blanche qui sortait des naseaux des chevaux, du givre qui raidissait les poils de nos fourrures, de la voix chaude de mon père me gratifiant des dernières recommandations. Vous savez, le palais Pavlovsk était la résidence du grand-duc Constantin Constantinovitch de Russie, artiste et mécène et mon père le tenait en grande estime.

Éloïse et Lara buvaient avidement les paroles de leur grand-mère, trop heureuse de dérouler le fil des souvenirs devant un auditoire si enthousiaste.

  • Nous fûmes introduits dans la grande salle, éblouissante sous les lustres de cristal illuminés de centaines de bougies. J’avançais comme sur un nuage. Je souriais, saluais en inclinant légèrement la tête et dissimulait ma gêne sous un éventail d’organza brodé de paillettes. De nombreux militaires en uniforme étaient présents. Lorsque la polonaise retentit le maître et la maîtresse de maison s’élancèrent sur la piste. À Saint Pétersbourg, les bals débutent toujours par une polonaise et s’achèvent par une Mazurka.
  • Tu nous montreras Mamochka, demanda Éloïse.
  • Bien sûr et je vous apprendrai aussi la danse hongroise et la cracovienne…
  • Et tu…
  • Chut Éloïse ! Laisse continuer Mamochka. Alors, c’est là que tu as rencontré grand-père ?
  • C’est là que j’ai rencontré votre grand-père. Il se tenait près d’une colonne et m’observait. Je crois que mon cœur le reconnut au premier regard. Il s’approcha, un peu intimidé et me tendit une fleur : « C’est une fleur de gardénia », expliqua-il. « La dernière des serres du jardin botanique. Remarquez sa simplicité, la délicatesse de ses pétales et la subtilité de son parfum… » J’ai dû rougir car il a souri : « Me permettez-vous ? » demanda- t- il. Et comme j’acquiesçai d’un hochement de tête il glissa la fleur dans mes cheveux avant de m’entraîner sur la piste de danse. Je ne sais si c’est le parfum de jasmin qui m’enivra ou la valse ou ses doigts posés sur ma taille mais je conserve un souvenir irréel de ces instants. Il ne me quitta pas de la soirée et remplit toutes les lignes de mon carnet de bal…

Gagnée par l’émotion, Lysie s’était tue, mais dans la tête de ses petites filles, les questions bourdonnaient :

  • Tu es tombé en amour ? Questionna Lara fascinée.
  • Tout d’un coup ? Comme ça ? s’étonna Éloïse, perplexe. Comme on attrape un rhume ?
  • Je le crois, répondit la vieille dame en riant. Oui je crois que j’étais amoureuse et ce sentiment affolait mon cœur.
  • Oh Mamochka ! Mais c’est trop romantique ! C’était un prince ?
  • Non, tu sais ma petite Lara, toutes les jeunes filles n’épousent pas des princes comme dans les contes. Mais il était de bonne famille et venait d’achever avec succès ses études de médecine.
  • Qu’est-ce qui s’est passé après Mamochka ?
  • Nous nous sommes mariés dix-huit mois plus tard à l’église Sainte Catherine. La mère de Nils était morte quelques années plus tôt et son père étant très malade, nous tenions à lui offrir cette dernière joie. En raison des circonstances particulières la cérémonie a été des plus simples.
  • Comme c’est triste Mamochka !
  • Oui Lara, nous étions tristes et très heureux à la fois.

Un silence gêné s’installa, rompu par le tic-tac de l’horloge. Vingt et une heures sonnèrent. Mamochka semblait perdue dans des pensées mélancoliques, le regard ailleurs. Éloïse, qui espérait bien en apprendre davantage, lui tapota le bras :

  • Raconte encore Mamochka ! S’il te plait !
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Edouard PArle
Posté le 27/06/2024
Coucou Hortense !
Ce récit me tient en haleine. Après la rencontre très romantique, j'aime bien l'apport de ta touche personnelle, avec la célébration triste / heureuse. Ca rajoute une vraie sensibilité. J'ai très envie de connaître la suite...
J'apprécie aussi de voir tous ces noms de danse différents, c'est bien de ne pas se cantonner aux clichés de type valse...
J'attaque la suite !
Edouard PArle
Posté le 27/06/2024
J'ai oublié mes petites remarques :
"Lorsque la polonaise retentit le maître" virgule après retentit ?
"Tu es tombé en amour ? Questionna Lara fascinée." -> tombée ?
Hortense
Posté le 03/07/2024
Je me suis un peu documentée pour l'écriture de ce conte afin de tenter de donner à l'histoire un fond de crédibilité. Merci pour mes coquilles relevées ! A bientôt
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