Lysie, surnommée Mamochka, était enfant du pays. Jules, son père alors jeune veuf, avait hérité un confortable pécule d’un oncle parti sans descendance. Jules rêvait voyages et aventures. Cette envie d’explorer de nouveaux territoires, conjuguée à un goût pour l’originalité, entraîna la famille des chemins caillouteux du plateau des Pierres Plantées vers les rives ombrageuses de la Neva, aux portes de la cité prospère de Saint-Pétersbourg. Entrepreneur avisé, il y développa un commerce d’étoffes et de fourrures dont la renommée attira bientôt princes, nobles courtisans, entrepreneurs et bourgeois. Son esprit truculent, son air bonhomme et le charme d’un accent exotique ouvrirent les portes des palais et des grandes maisons. Lysie grandit là, entre cylindres de draps, bobines de fils, rouleaux de dentelles et de passementeries.
Assise dans le salon d’hiver autour d’un guéridon sur lequel reposaient deux tasses de chocolat chaud, les petites racontèrent avec enthousiasme leur voyage depuis la capitale. Mamochka les observait un sourire heureux dessiné sur les lèvres.
Hormis la blondeur des cheveux, on ne pouvait guère les confondre tant elles étaient différentes : Lara aux sages boucles dorées, frimousse ronde et parole exubérante ; Éloïse aux mèches rebelles, visage en cœur et regard attentif.
- Mamochka, qu’est-ce qu’on va faire pendant notre séjour ? s’inquiéta Lara.
- Eh bien, mes chéries, il va sans dire que cela dépendra beaucoup du temps. Si la tempête persiste, il faudra trouver à l’intérieur de quoi nous occuper et je crains fort que nous n’ayons guère le choix pour le moment.
- C’est pas grave Mamochka, on pourra explorer la maison ? proposa Éloïse toujours curieuse.
- Oh oui ! Et tu nous montreras des photos de Saint Pétersbourg, ajouta Lara.
- Et de quand nos papas étaient petits…
- Tu nous raconteras des histoires de là-bas aussi ?
- Eh bien ! Eh bien ! En voilà tout un programme ! En attendant je vous confie à l’attention de Ada, elle va vous montrer votre chambre et vous aider à vous installer. Nous nous retrouverons pour le déjeuner.
La découverte de leur chambre les combla : deux immenses lits à baldaquin trônaient côte à côte, face à de hautes fenêtres ouvertes sur les collines. La journée fila comme dans un rêve. L’exploration de la vieille bâtisse épuisa la pauvre Ada qui peinait à suivre le rythme enthousiaste des fillettes. Le grenier leur réserva les plus belles surprises : malles remplies de somptueuses robes de bal, miroirs, bibelots, fauteuils, tableaux s’y entassaient pêle-mêle. Un bazar coloré plein de promesses.
C’est dans la bibliothèque du premier étage que les enfants et l’aïeule se retrouvèrent pour la veillée. La lueur des chandelles animait l’espace d’ombres flottantes conférant à la pièce une aura de mystère. Décorée de motifs peints à la main, une immense horloge à double balancier égrenait ses minutes.
Tic-tac, tic-tac, tic-tac.
Devant la cheminée, trois méridiennes disposées en arc de cercle s’étiraient paresseusement. Les demoiselles y prirent place, soudain un peu intimidées. Lara la première prit la parole :
- Mamochka, tu as une drôle d’horloge, je n’en ai jamais vu de pareille.
- Et tu n’en verras pas d’autres, celle-ci est unique.
- Ben oui, observa Éloïse, elle a deux balanciers et pourtant on dirait qu’il n’y a qu’un seul qui bouge. Elle est cassée ?
- Mais non Éloïse, t’entends bien qu’elle marche !
- Lara à raison, l’horloge fonctionne. Le premier balancier marque les secondes. L’autre, qui semble immobile, marque le temps, mais…
- Les secondes, c’est aussi du temps, Mamochka !
- C’est la vérité, Éloïse, mais le second balancier marque le temps en plus.
La fillette fronça les sourcils, signe d’une intense réflexion :
- Je ne comprends pas.
- Avez-vous déjà entendu parler des années bissextiles ?
- C’est une année qui a un jour de plus, répondit Lara.
- Alors le second balancier ne marche que ce jour-là ? questionna Éloïse, incrédule. Vraiment ?
- C’est exactement cela. Toutes les quatre années, le second balancier se met en marche. Pour une journée seulement… Une seule journée…
Tandis qu’Éloïse pensive gardait le silence, Lara poursuivait la conversation qui dévia vers les photos alignées sur le manteau de la cheminée. Dans un cadre doré à l’or fin, un jeune homme au regard pensif attira son attention.
- C’est qui ? demanda-t-elle.
- Ce monsieur s’appelle Nils Salvieski…
- Salvieski ! Comme nous ? s’étonna Éloïse.
- Oui, comme vous. C’est votre grand-père.
- Oh ! Notre grand-père ? Il était comment ? poursuivit Lara, papa n’en parle jamais.
Éloïse avait redressé la tête et dardait à présent sur l’aïeule un regard pénétrant. Personne n’évoquait jamais ce mystérieux grand-père, en tout cas jamais en leur présence. Mais la fillette, qui possédait une capacité certaine à laisser traîner ses oreilles, avait bien compris que quelque chose clochait dans la belle histoire familiale. C’était comme si un lourd secret enveloppait sa disparition. Une chose horrible dont il fallait les protéger à tout prix. C’était bien une attitude idiote d’adulte de croire qu’un enfant ne pouvait rien comprendre. Elle avait bien tenté d’en parler avec sa cousine, mais celle-ci avait haussé les épaules. Lara ne s’embarrassait pas la tête de questions sans réponse.
- S’ils ne vous en parlent jamais, c’est que vos pères l’ont très peu connu…
- Il est mort quand ? questionna Éloïse.
- Il a disparu il y a bien trop longtemps, murmura Lysie, la voix toute mouillée.
- Raconte-nous, Mamochka, Saint Pétersbourg et grand-père, implora Lara en venant se blottir près d’elle dans les bras du sofa.
Très bon chapitre. La découverte de la maison par les petites filles permet de poser le décor et l'ambiance de manière très naturelle. Quand à la visite du grenier, c'est le cadre parfait pour explorer les secrets familiaux. Tu poses bien le mystère, on a envie de découvrir l'histoire de ce grand-père.
Sinon, je suis toujours autant conquis par ce cadre russe, ces prénoms... L'idée de la deuxième horloge est aussi super. Je suis curieux de voir si elle sera exploitée par la suite ou c'est simplement une petite curiosité de ce chapitre.
Un plaisir,
A bientôt !