Le temps avait durci depuis sa dernière escapade. De celle-ci, elle n’en gardait pas un très bon souvenir et craignait que le village entier ne frappe à sa porte pour découvrir cette « petite chérie qui a bien grandi »». Toutefois, rien ne se produisit de la sorte. C’était prévisible au vu de l’averse torrentielle qui se déversait un peu plus sur eux chaque jour. Un vrai temps de chien. Au chaud dans son lit, Colombe relisait un classique. L’Étranger de Camus. Elle pourrait très bien s’identifier à lui puisqu’en réalité elle n’était chez elle nulle part. Et puis comme lui, elle assistait à une nuit de veille… Mais c’était sa propre vie, et non sa mère, qu’elle voulait enterrer pour de bon. Non pas qu’elle veuille mourir, seulement…
Ses pensées furent brutalement coupées par un bruit mat et lourd provenant de l’étage du dessous. La chambre de Mamita ! Alerte, les joues rougies par la panique, elle traversa en trombe ladite pièce avant de freiner devant le lit. La vieille dame dormait comme un charme. Colombe chercha du regard la provenance de ce bruit. Rien n’avait bougé. Les livres, bien rangés sur l’étagère, restaient statiques, tout comme l’armoire dans un angle l’était aussi. Avec précaution, pour ne pas réveiller la malade, elle se glissa dans la salle de bain adjacente. C’était une pièce de taille moyenne contenant un lavabo des plus simples d’une douche et d’une vieille commode démodée. Tout semblait en ordre. Rassérénée, Colombe soupirait de soulagement quand le son se reproduisit. Plus fort et beaucoup plus près. Cela venait du mur : un tuyau dysfonctionnel ? Il fallait qu’elle vérifie la présence éventuelle de fuites. Le tour fut vite fait. Elle ne trouva rien d’intéressant. Une nouvelle fois, elle entendit le froissement étrange. La rage s’empara d’elle et excédée, elle poussa le meuble le plus silencieusement possible. Facile à dire, difficile à faire. Soudain, alors qu’elle venait de dégager un énième centimètre une cavité apparue derrière la commode. Un mètre et demi de diamètre environ et sombre. Colombe écarquilla les yeux, la bouche ouverte, la maison s’effondrait-elle ? La poussière amassée depuis des années devant l’espace caverneux la rassura. D’un geste, elle prit son portable et balaya l’ombre à la lumière de la lampe intégrée. Il n’y avait pas de fond, du moins pas apparemment. Le parquet continuait dans le lointain. Colombe prise d’une inspiration se leva, ferma doucement la porte puis respirant un grand coup se plaqua contre le sol prête à traverser le quatrième mur…
Une indicible extase secouait son cœur, et anéantissait une peur trop grande des rats et des araignées. Les fines particules blanchâtres répandaient un goût âcre dans sa bouche et ses cheveux ruisselaient de saletés. Mais elle sentait l’aura du mystère à portée de main. Le tunnel s’agrandissait de plus en plus. Elle marchait maintenant à peine courbée. Dans sa tête, quelques notes solennelles tournoyaient, magiques, envoûtantes. Elle leva enfin les yeux vers ce qui ressemblait à une pièce ronde, sans fenêtre. Son portable frôla une seconde fois l’obscurité de son faible halo avant de l’inonder totalement. Pendant un instant, Colombe demeura suspendue entre deux temps. Dans l’un d'eux, sa grand-mère dormait tranquillement et les voitures roulaient trop vite. Dans l’autre… C’était tout autre chose : un mélange de fleurs, de parfum sauvage et de larmes séchées, un soupçon de couleurs fanées arrosant un ciel peint. Tremblante la main tendue, elle caressa les pierres brutes dégarnies. Elle joua de ses doigts sur les couvertures anciennes des romans oubliés. Sur l’un d’eux, elle découvrit le prénom de sa mère : Clémence Sarati. Cela datait d’avant son mariage. Doucement, comme le voulait l’atmosphère songeuse qui planait au-dessus d’elle, Colombe tourna les pages écorchées. Des paragraphes minutieusement écrits à la main se découvrirent à son regard. Et des photos floutées. Elle n’eut pas le temps de les regarder plus attentivement, car le bruit se refit entendre, décuplé.
Secouée Colombe se dirigea vers le fond de la salle. Une statue fracturée attira son attention. Ses mains s’agitaient comme cherchant à s’envoler et ses pieds frappaient son socle. Un automate. La précision des détails et les finitions rendaient vivant cet être de ferraille. Un morceau du mur s’était détaché appuyant du même coup le bouton de démarrage. Colombe le retira avant d’éteindre la machine. Mais ce n’était pas un fragment de plâtre qu’elle tenait ... Dans un pli de son verre précieux, un visage se reflétait. Son visage. Avec un cri déchirant Colombe le lâcha. Elle haïssait les miroirs… Cela mit fin à son extase. Brusquement, elle se retourna, attrapa le livre qu’elle avait ouvert et se dirigea vers l’entrée. Son regard fermé, dégoûté d’elle-même, elle fulminait et ne prêta pas attention à la grande toile en face d’elle, à demi effacée. Elle ne vit point la grande citadelle s’élancer dans une forêt de peintures, ni sa mère croquée au milieu d’une esquisse de portail… Cela se perdit dans une colère naissante que rien ne devait arrêter. Rien que sa lassitude déprimante…
Ce soir-là, elle ne chercha pas à entendre le chant des arbres au pied de la colline.
*
Sa frustration ne s'évanouit qu’en fin de semaine. Le soleil et l’éclat doré de la terre jonchée de feuille-morte jouèrent sans doute un rôle à cela. Le médecin était revenu voir sa grand-mère pour vérifier que tout allait bien. Elle, pendant ce temps se promenait dans le jardin. Elle ne craignait plus d’une certaine manière qu’on la voit puisqu’elle était désormais sûr que personne ne viendrait tant que Mamita ne se sentait pas bien. Mis à part la voisine qui préparait les repas. C’était elle d’ailleurs qui avait appelé le docteur aujourd’hui. Pour s’assurer de son état, avait-elle dit ce matin à Colombe. La voilà rejetée pour cette raison. Elle contempla la frange forestière en contre-bas. Que c’était beau ! Une journée comme celle-là devrait être capable de rayer les mauvaises précédentes ! Colombe s’avança sur le sentier descendant. Petite, elle faisait la course avec son frère : le premier en bas ressortait victorieux tandis que le perdant gagnait le droit de ranger la chambre de l’autre. C’est pourquoi celle de Jacques a longtemps été propre. Elle gémit à ce souvenir. Que sa vie avait été belle. Elle s’arrêta, les yeux fermés, au bord des larmes. Un courant d’air l’enveloppa soudain. Une voix dans son dos la surprit dans son chagrin.
- Tiens ! Voilà le monstre.
Colombe se retourna. Une jeune fille souriait face à elle, de grosse lunette de soleil sur le nez.
- Oui le monstre, point à la ligne. Et moi, je suis le fantôme.
Colombe, les bras soudain braqués en croix devant sa figure, parut sortir d’un songe. Une image s’interposa à son esprit qu’elle ne put retirer.
- Quoi ? C’était toi derrière l’arbre l’autre jour ?
- Il se pourrait bien que oui. Tu as eu peur, si je me souviens bien.
- Oh que non, gamine.
- Pas si vite sur le mot. J’ai 13 ans.
- Ne joue pas avec ça.
Elles se turent toutes les deux, les yeux dans les yeux. Ledit fantôme riait franchement, les mains sur les hanches, le corps grêle. Sans prévenir, elle fit un bond en avant et s’immobilisa à deux pas de Colombe. Il y avait en elle comme une sorte de suffisance qui frôlait l’égocentrisme.
- Je ne joue pas, le monstre, je m’amuse. Comme toi, j’imagine quand t’étais avec tes amies.
La phrase déstabilisa Colombe qui chancela. Des milliers d’images resurgirent et tourbillonnèrent au plus profond de son être. Elle concentra sa force et raffermit sa position, toujours silencieuse et triste.
- Perso, je n’ai pas de mots pour te consoler. De toutes, façons tes états d’âmes et ton infinie détresse on s’en fiche.
C’était la goutte de trop. Colombe se remit de sa faiblesse passagère et baissa sa main, le regard plein de défis.
- Je crains que tu ne te trompes d’interlocuteur. Retourne chez toi jouer à la poupée et ne m’embête plus. Je n’ai pas besoin de ta pitié, je n’ai besoin de celle de personne.
La jeune fille encaissa le coup sans broncher. Elle ne souriait plus. Elle attendait maintenant quelque chose, tournée à demi vers la forêt, sa peau dorée et brunie frissonnant au contact de l’air. Elle ouvrit la bouche, la referma presque aussitôt, il n’était plus temps de plaisanter. L’oiseau devait être sauvé, elle devait ravaler ses moqueries. Mais rien ne l’empêcha cependant de lancer sa dernière pique, la plus acide et brûlante. D’un geste, elle prit le bras de Colombe et le serra fort jusqu’à ce qu’il blanchisse.
- Certains te disaient : oh ma petite chérie, tu me fais tant de peine avec ce regard de chaton perdu et ses larmes de crocodile. Mais bientôt plus personne ne sera là pour toi. Un jour, tu devras prendre ton envol, petit zoziaux des mers.
C’était lâché sur un ton si décontracté…. Colombe sentit la lame acérée de la peur chatouiller son dos. Cette inconnue ne pouvait pas connaître son prénom, c’était impossible, une affreuse coïncidence. Brutalement, elle se dégagea de l’étreinte, sur la défensive.
En face d’elle, le fantôme murmurait des paroles, trop bas pour qu’elle les entende, trop haut pour ne pas saisir l’ordre dicté.
Le portable de Colombe vibra dans sa poche. D’abord, elle l’ignora, trop occupée à discerner le vrai du faux chez cette étrange jeune fille. Mais on ne résiste pas longtemps au déchaînement de ce gazouillis électronique. Colombe finit par le sortit de sa poche arrière, un œil toujours pointé sur l’intruse. Elle pianota un instant, les doigts raides. Elle zappa un message, puis un autre, puis un autre encore. Elle s’arrêta sur le profil de Jacques : son cœur se figea. Il venait de partir la chercher… Le sang parut jaillir hors de ses veines et ses mains se mirent à trembler, de plus en plus, toujours plus fort. Un son en cascade résonna au-dessus de sa tête. D’un coup, elle se redressa totalement, fit quelques pas, attendit, repartit. La porte de la maison venait de claquer. Le médecin sortait, la voisine aussi. Qui avait appelé ? Quelque part dans un hémisphère de son cerveau, une pensée fit progressivement son chemin, raclant tout sur son passage, un fossé derrière elle, creux, profond et sombre. Une pluie fine coula glaciale dans l’âme de la jeune victime. Un château de cartes s’écroulait soufflé par une puissante vague. Une route s’effaçait à son tour, la lumière s’éteignait.
Éperdue, Colombe lança un regard implorant vers le docteur. Celui-ci hocha lentement la tête. Ce n’était pas possible, pas possible, pas possible. La pensée lancinante parvint à son terme, l’idée était là qui ne pouvait plus partir. Il n’y a qu’une chose à faire quand le monde nous abandonne, c’était l’abandonner à son tour. Alors parce qu’il n’y avait plus d’autre choix, Colombe courut vers la forêt. Le barrage craquait un peu plus à chaque pas et puis lâcha. L’eau se déversa sur la colline, envahit les sols, enveloppa le lit mortuaire, déborda sur la ville, écrasa l’espoir, détruisit l’espérance. Il n’y avait plus rien.
Devant elle des taches verte et rouge la giflaient. Des sillons de perles blanchâtres ruisselaient sur ses joues, des cris au-dessus de sa tête. Sa grand-mère, son dernier rempart, toute son existence n’était plus. Le néant avait une odeur de mort, le vide était plein de haine. Elle cracha ses poumons, avala de l’herbe et de la terre. Elle courait, courait, le cœur à l’envers. Elle souffrait, souffrait et plus rien pour la soutenir. Une pierre malheureuse apparut sur sa route. Colombe trébucha et dévala les derniers mètres. Une silhouette au loin s’élança vers elle. Elle suffoqua de douleurs, les chevilles en feu, la tête boueuse, le nez et la vie brisé, tous deux irréparables. Colombe, pour toujours, venait de perdre ses ailes.
*
Mais sur la lune comme sur la terre, ce n’est qu’en touchant le sol qu’on peut repartir vers le ciel.
Ce que j'aime bien avec ton histoire, c'est qu'on sent distinctement la détresse et le trouble constant de ton personnage. Il y a cette panique sous-jacente, dans tout ce qu'elle pense, qu'elle fait, qui est très bien communiquée aux lecteurs. En revanche, j'ai eu un peu de mal à comprendre le fil de ce chapitre : où va l'histoire ? Qu'est ce que ce chapitre apporte par rapport à la narration de l'histoire totale ? Je pense que la deuxième moitié de l'histoire, avec le docteur et le moment où Jacques part la chercher, pourrait être plus développée, quitte à raccourcir un peu la première moitié.
À bientôt :)