Depuis qu’elles étaient sorties de leur examen, Ameera et Masika avaient les yeux larmoyants de rage, mais aussi d’humiliation. Nous les avions entendues crier et hurler, des objets avaient été renversés de l’autre côté de la porte, mais la Rasuthroise n’avait laissé entrer personne, répétant sans cesse qu’elle était capable de se débrouiller seule.
J’étais incapable de savoir si elles avaient eu le droit à la même mise en scène que moi ou si elles avaient réellement été auscultées sous toutes les coutures. Ils se disaient que la vérification de la virginité de jeunes femmes était rabaissante, douloureuse et peu fiable. Ce qui n’empêchait pas Kontar de soumettre toutes les nouvelles arrivantes au harem à cette épreuve.
À présent, c’était la petite voix fluette de Safa qui résonnait à travers le couloir. Si ses aînées étaient indifférentes, seulement focalisées sur leur propre personne, Ishaq avait les poings si serrés que ses articulations étaient blanches. Il avait été moins touché par les malheurs des deux aînées, mais depuis que la benjamine était hors de son champ de vision, il était profondément inquiet.
— Qu’est-ce qu’elle vous fait ? demanda-t-il à nouveau.
— Nous ne pouvons pas t’en parler, cracha Ameera. Cela doit être fait et elle doit être honorée de pouvoir entrer à Charsar. Elle sera l’une des maîtresses de Sa Majesté, si elle lui donne un fils, elle pourra peut-être être reine. Tu dois le comprendre.
Ces propos me donnaient envie de vomir. Safa n’avait que quatorze ans. Si Kontar venait lui rendre visite, ça serait inhumain, immonde. Elle n’avait rien à faire ici. Toutes celles qui ne voulaient pas de cette vie ne devraient pas être là.
J’essayais de ne pas réagir face à ces paroles cruelles, puisque je n’étais pas censé les comprendre. Malgré tout, le comportement d’Ameera envers sa cadette me révoltait. Il n’y avait aucun honneur à être la catin d’un roi, aucune gloire à être prisonnière.
— Safa est jeune, rétorqua doucement Ishaq. Père n’aurait jamais dû l’offrir à notre roi aussi tôt.
— Ne remets pas en question les décisions de père, intervint Masika. Il sait ce qu’il fait.
Les gardes qui nous accompagnaient se délectaient de cette dispute fraternelle. Les Sharianais ne faisaient preuve d’aucune compassion.
Je sentis alors le regard d’Ishaq sur moi. Il reprit en uhorien.
— Que vous a-t-elle fait ?
Je levai le menton.
— Vous le savez très bien, sifflai-je.
Il s’apprêta à répliquer lorsque la porte s’ouvrit. Toutes les têtes se tournèrent vers Safa que la Rasuthroise poussait dans le couloir.
La jeune fille avait les yeux bouffis de larmes. Elle reniflait bruyamment et s’avança vers ses sœurs.
En la voyant ainsi, je ne pouvais pas croire qu’elle avait eu droit au même traitement que moi. Tout laissait croire qu’elle avait passé l’examen en bonne et due forme. Je fusillai l’étrangère du regard. Comment avait-elle pu faire ça à une enfant ?
Ishaq se planta devant elle, furieux. Les soldats n’intervinrent pas. Quant à la femme, elle ne bougea pas dans un cil, défiant silencieusement son adversaire de faire quoi que ce soit.
— Comment avez-vous osé lui faire autant de mal ? fulmina-t-il.
À la manière d’un oiseau de proie, elle pencha la tête sur le côté, détaillant minutieusement Ishaq du regard.
— Comment ai-je osé obéir à ton roi ? C’est cela ta question ?
Le cou et les joues d’Ishaq se colorèrent d’un rouge vif. Il était prêt à lui sauter à la gorge. Il faisait dix centimètres de plus qu’elle, pourtant elle ne recula pas.
— Moi, je vais t’en poser une de question, fils de général : comment un frère qui prétend aimer ses sœurs peut-il les livrer à un tel endroit ?
Cette fois, il vira au blanc. Je ne savais pas qui était cette femme, mais elle dégageait une aura de pouvoir. Elle usait des mots comme on utilisait des armes affutées.
— Je… Je n’ai pas le choix, bafouilla-t-il.
— Et moi, je n’ai pas le choix d’obéir à ton roi.
Ishaq demeura muet, ses épaules affaissées. En quelques mots, elle l’avait mis à terre.
À présent, elle se tourna vers moi. Elle ne fit qu’un pas et les deux gardes lui barrèrent le passage. Elle leva les yeux au ciel et sortit de ses manches un pot en terre cuite.
— C’est pour l’Uhorienne. Un baume pour protéger sa peau blanche du soleil. J’imagine que Sa Majesté Kontar ne veut pas d’une maîtresse rouge écrevisse.
Les deux soldats se jetèrent un regard incertain, ce qui fit soupirer la Rasuthroise. Elle ouvrit la boite qui contenait un baume blanc au parfum de fleur. Elle en mit une noisette sur le dos de sa main.
— Ce n’est pas dangereux, dit-elle. Donnez-le-lui.
Elle fourra le pot dans les mains d’un des hommes et regagna ses quartiers en déclarant que sa journée était terminée. Elle claqua la porte sans demander son reste.
Ishaq s’était rapproché de sa cadette pour la prendre dans ses bras. Il lui murmurait des choses à l’oreille, sous l’expression méprisante des plus âgées. Elles étaient des harpies malfaisantes. Je ne doutais pas que si elles pouvaient évincer leur sœur de l’échiquier de la quête pouvoir, elles le feraient.
Le soldat me tendit mon baume sans dire un mot. Je m’en saisis et le remerciai d’un signe de tête qu’il ignora royalement. Ça m’apprendrait à vouloir être polie. Il aurait mérité que lui écrase mon pot à la figure.
— Allons-y. Il est temps d’entrer dans le harem, lâcha Ishaq.
Il garda la main de Safa dans la sienne, ouvrant la marche à travers la suite du dédale de couloirs. Plus nous avancions et plus le décor se faisait riche. Les sols se couvraient de tapis luxueux, les murs de tableaux, de tapisseries et de mosaïques. À travers ce débordement de richesses, je voyais toutes les œuvres d’art qui avaient été volées aux royaumes conquis par la Sharian. Ici et là, je reconnaissais le style rasuthrois, les tapis étaient majoritairement sharianais avec ces motifs en boucles géométriques. Les touches uhoriennes se faisaient encore rares. Ça ne faisait que peu de temps que Kontar avait réussi mettre la main sur mon pays.
Au détour d’un énième couloir, nous franchîmes des portes qui donnèrent sur une cour intérieure aux allures d’oasis aménagée. Jusqu’ici, nous n’avions vu que les domestiques et à présent, nous faisions face à de nombreuses femmes aux riches atours. Toutes se tournèrent vers nous, nous scrutant avec défiance. Nous étions les petites nouvelles qui risquaient de bouleverser l’équilibre des lieux.
Une femme d’une trentaine d’années s’avança vers nous. Son pantalon et le bandeau qui couvrait sa poitrine étaient dorés, brodés finement de fils d’argent. De ce que j’avais pu voir, c’était elle qui était la plus richement habillée. La favorite de Kontar ?
— Les sœurs Kanaan et l’Uhorienne, je présume ? demanda-t-elle.
Sa voix était dénuée de toute douceur. Elle incarnait l’autorité même. Ses yeux noirs se posèrent sur moi, me glaçant jusqu’aux os. Sans me connaître, elle faisait de moi son ennemi.
— Oui dame Shafira, répondit Ishaq.
Soudainement, dans l’ombre de la maîtresse, je vis deux soldats qui ne la quittaient pas des yeux.
— Il y a des hommes ici ? m’exclamai-je, surprise.
J’avais cru qu’il n’y avait que des femmes ici. Que les hommes y étaient interdits par peur qu’ils touchent aux femmes de Kontar.
Shafira me lorgna avec dégoût. Ishaq lui traduisit alors ma question. J’en concluais qu’elle ne parlait pas ma langue maternelle, ce qui était peut-être un avantage. Je pourrais m’exprimer sans qu’elle me comprenne.
— Que croyait-elle ? Que nous étions laissées sans protection ?
Un rire moqueur passa la barrière de ses lèvres. Pour s’attirer ses faveurs, Ameera et Masika l’imitèrent, ce qui fit sourire Shafira.
— Dis-lui qu’elle ne craint rien de ces hommes.
Ishaq se tourna vers moi et soupira.
— Oui, ces hommes sont là pour vous protéger d’attaques extérieures. Ils ne vous feront aucun mal.
— Personne ne craint qu’ils s’en prennent aux femmes ? m’enquis-je.
Gêné, il se racla la gorge et secoua la tête.
— C’est que… eh bien, ils ne peuvent pas. Les hommes qui demeurent ici sont émasculés.
Le goût de la bile envahit ma langue. Comment pouvait-on faire une chose pareille ?! Comment Kontar pouvait-il exiger une telle chose de ses sujets ?!
— Vous êtes tous ignobles, crachai-je.
Il ne me contredit pas, se contentant de prendre une profonde inspiration.
— Vous ne pouvez pas comprendre, souffla-t-il.
— En effet, je ne comprends pas. Vous mutilez les vôtres, vous faites du mal à tous ceux qui ont l’audace de vivre.
— Cela suffit. Vous n’avez rien à dire.
Il se tourna vers Shafira et entreprit de s’enquérir de nos appartements. Les gardes qui nous suivaient étaient toujours là. Étaient-ils aussi des eunuques ? Lorsqu’ils me fusillèrent du regard en remarquant que je les fixais, je conclus qu’ils avaient été privés de leurs attributs masculins, ce qui me fit grimacer.
— C’est pas vrai ! s’exclama quelqu’un en uhorien.
Je me tournai vers cette voix et je vis une jeune femme blonde fendre sur moi pour se jeter à mon cou. Les soldats n’eurent pas le temps de réagir que l’inconnu me serra contre elle en riant. Voyant que personne ne s’alarmait, ils baissèrent leur lance.
— Je ne suis plus seule ! Tu es là !
Je ne la connaissais pas, mais entendre ma langue dans ses bonnes intonations, dans sa mélodie naturelle réchauffa mon cœur meurtri. Je me mis à rire avec elle.
— Je suis désolée que tu sois ici aussi, mais si soulagée de ne plus être toute seule !
Elle se détacha de moi et je pus enfin la voir. C’était une toute petite femme aux longs cheveux blonds et aux yeux bleus farouches.
Avec ces effusions de joie, nous étions à présent au centre de l’attention. Shafira nous observait avec minutie, alors que les autres nous regardaient avec des yeux ronds.
— Ces sauvages ne savent pas se tenir, se plaignit Shafira. J’ignore pourquoi Sa Majesté tient à les avoir ici… Mais je ferai en sorte qu’elles soient présentables pour sa venue.
L’inconnue me prit la main et m’adressa un large sourire.
— Je suis Léonora, et toi ?
— Yrsa.
— Je vais t’aider à survivre dans ce nid de vipères.