Chapitre 2

Les trois sœurs Kanaan marchaient fièrement devant, suivies de près par leur frère. Derrière eux, deux soldats me tenaient par les bras pour me trainer dans les couloirs couverts de tomettes rouge brique. Je continuais à me débattre, sans y mettre ma conviction habituelle. Maintenant que j’étais à l’intérieur, fuir me semblait impossible.

Passer la muraille relevait d’un défi, les portes qui la refermaient étaient aussi épaisses que moi, avec de nombreux verrous qui s’ouvraient tous avec des clés différentes. Une fois cet obstacle franchi, il y avait une nouvelle entrée à affronter, des grilles, puis une porte aussi épaisse que la première, avec le même nombre de fermetures. Une fois à l’intérieur, un petit hall nous accueillait. Encore une porte et enfin, des couloirs interminables, des salles partout. Ce palais était labyrinthique.

Chaque mur était d’un blanc immaculé. Les fenêtres étaient toutes faites de vitraux colorés qui offraient des tableaux colorés et mouvants sur chaque surface intérieure, bougeant au gré des humeurs du soleil.

Si j’oubliais la fonction de ces lieux, j’admirerais ce bijou architectural. Les portes en arc brisé m’étaient jusque là inconnues, les voutes croisées étaient exécutées avec habilité et finesse. C’était un bel endroit. Une prison dorée.

Jusque là, nous n’avions croisé que quelques femmes, plutôt âgées. Certainement des domestiques. Les maîtresses du roi étaient probablement confinées au cœur du palais, pour éviter tout risque de fuite. Elles étaient tenues très loin des différentes issues qui menaient vers l’extérieur. Vers la liberté.

Dans un dernier mouvement de désespoir, je poussai l’un de mes geôliers pour m’en débarrasser. Surpris, il desserra sa prise, mais le second me tira fermement contre lui.

— Ça suffit ! gronda-t-il.

Sa main se leva, prête à s’abattre sur mon visage lorsque la voix d’Ishaq tonna dans le corridor.

— Arrêtez !

Le soldat suspendit son geste, sans me quitter des yeux, il s’adressa au fils Kanaan.

— Elle a tenté de fuir et a attaqué mon coéquipier.

— Elle est la maîtresse du roi. Vous n’avez aucunement le droit de la frapper. Quant à vous, tenez-la plus fermement et ne vous laissez pas surprendre, dit-il à celui qui avait manqué de me lâcher.

Il grommela je ne savais quoi et ses doigts serrèrent mon bras avec force. Les subalternes jetèrent un regard noir à Ishaq qui les ignora royalement en reprenant son chemin.

Cette fois, je suivis docilement le groupe, bien consciente que j’y avais échappé de peu. Je devais trouver un moyen de quitter cet endroit. N’importe lequel. Même la mort était plus enviable que ça.

Nous nous arrêtâmes devant une porte finement ouvragée, loin de celles qui gardaient les lieux en sécurité.

Ishaq se chargea de toquer.

Quelques secondes plus tard, une jeune femme aux yeux en amande et à la peau de miel ouvrit la porte, un air sévère collé sur le visage. Elle dévisagea Ishaq avec mépris. Ce dernier ne se laissa pas impressionner par cette étrangère. Elle avait les traits de Rasuthra, le plus grand royaume du continent qui se faisait doucement grignoter par le roi Kontar. Sans doute était-elle l’une des prisonnières faites à la frontière. Une autre maîtresse du souverain ?

— Les nouvelles arrivantes ? demanda-t-elle.

Son accent chantant rendait le sharianais plus agréable à entendre.

— Oui. Elles sont ici à la demande de Sa Majesté, expliqua Ishaq.

L’inconnue jeta un regard dans le couloir, s’attardant sur les sœurs Kanaan et moi, ignorant les gardes qui nous entouraient.

Ses iris étaient d’un marron si sombre, qu’ils étaient presque noirs, on les distinguait à peine de ses pupilles. Ses traits étaient fins et ciselés, lui donnant un air assez effrayant.

Elle grommela dans sa barbe en secouant la tête.

— Ma journée est presque terminée…

— Vous devez vous occuper d’elles avant de retourner à vos appartements, gronda un garde.

Si un regard pouvait le tuer, celui de la femme aurait brisé cet homme. Si j’avais pu, j’aurais fait un pas en arrière, prête à m’enfuir au fond du couloir. Les sœurs eurent également un mouvement de recul.

— Donnez-moi encore une fois un ordre, petit homme, et je ferai en sorte que vous suppliez votre mère de venir vous chercher. Me suis-je bien fait comprendre ?

Alors qu’il faisait une tête de plus qu’elle, il ravala sa salive en acquiesça docilement.

La Rasuthroise dégageait quelque chose de sombre et de pesant. Sa présence était lourde et étouffante.

— Bien. Maintenant que les choses sont claires, je vais effectivement m’occuper d’elles et m’octroyer une grasse matinée demain. Je vais commencer par toi.

Elle me pointa du doigt et je remarquai à cet instant que ces ongles étaient peints en argenté. Une drôle de couleur dans un harem où l’on préférait souvent le rouge criard de la passion.

Figée, je secouai négativement la tête alors que mes deux soldats me trainaient devant cette femme.

— Tu as peur de moi ? s’enquit-elle en se penchant vers moi.

Je déglutis et secouai la tête en faisant mine de ne pas la comprendre. L’un des coins de ses lèvres s’incurva dans un léger sourire.

— Elle ne parle pas le sharianais, intervint Ishaq. N’oubliez pas qu’elles sont les maîtresses de Sa Majesté. Vous n’avez pas le droit de leur faire de mal.

Elle inclina la tête sur le côté à la manière d’un oiseau de proie.

— Pour entrer dans cet endroit, il faut passer par quelques examens douloureux, fils de général. Ce ne sont pas règles.

Elle reporta son attention sur moi et reprit un uhorien.

— Je te demande si tu as peur de moi.

Je ne savais pas quoi répondre. Je ne voulais pas me laisser humilier, mais si je la défiais, j’avais peur de m’en faire une ennemie. Et je ne doutais pas qu’elle me ferait bien plus mal que nécessaire si je venais à la provoquer.

Je pris donc le parti d’acquiescer.

— Intelligente demoiselle.

Elle se redressa, ordonna aux gardes de me lâcher et de surveiller mes trois comparses pendant mon examen. Ils hésitèrent un instant, avant d’obéir lorsqu’elle leur fit comprendre qu’elle était tout à fait à même de se défendre sans leur aide. Rien que son air menaçant me poussa à la suivre docilement derrière la porte qu’elle verrouilla après mon passage.

Je pénétrai dans une pièce agréablement éclairée. C’était un grand salon pourvu de nombreuses étagères remplies de livres et de plantes, avec des fauteuils confortables dans les tons ocre.

— Je déteste ces couleurs. Je préfère le vert, lâcha-t-elle en sharianais. Et ne fais pas semblant de ne pas comprendre. Tes yeux parlent pour toi, je sais que tu comprends tout ce qui se dit. Essaie de me mentir, et je te ferai couper la langue.

Elle s’installa derrière un bureau et m’invita à m’asseoir dans un siège en face. Je m’exécutais sans rien dire, sans oser répliquer.

— Je ne dirai rien de ton petit secret à une condition, reprit-elle.

— Laquelle ? finis-je par demander avec méfiance.

— Si tu peux continuer à jouer les ignorantes, tu pourras les espionner et récolter des informations comme tu as l’air de vouloir le faire, bien que je ne sache pas pourquoi. Si je te dénonce, ils comprendront que tu es une petite menteuse manipulatrice et ils feront pire que te tuer. Alors tu as tout intérêt à accepter mon marché.

Une boule d’angoisse se forma dans ma gorge. À peine arrivée ici que j’étais déjà soumise à du chantage. Je n’avais pas le choix d’accepter. Je hochai la tête.

— Bien. Nous allons pouvoir nous entendre. Je ne te demande qu’une chose : ce qui se passe en ces lieux reste en ces lieux. Ce qui se dit ici ne doit pas en sortir.

J’étouffai un soupir de soulagement.

— C’est tout ?

— Oui, c’est tout. Devenir la maîtresse de Kontar doit être assez pénible comme ça, non ?

Elle avait perdu de la terreur qu’elle dégageait dans le couloir. Elle semblait presque amicale maintenant. Cependant, je devais rester prudente. Peut-être était-elle une espionne ? Qu’elle raconterait tout à Kontar si je lui disais des choses importantes ?

— Je… D’accord. Je ne dirai rien.

— Jure-le.

— Je jure de ne rien divulguer de ce qui se passe en ces lieux.

En prononçant ces mots, j’eus l’impression qu’un poids s’était installé sur ma langue. Mon interlocutrice sembla satisfaite et m’indiqua une porte au fond de la pièce.

— Va te laver. Tu sens le fennec.

— C’est quoi un fennec ? demandai-je naïvement.

— C’est vrai que tu ne dois pas en voir beaucoup dans le Nord. Des petits renards du désert qui sentent affreusement mauvais. Une tenue plus légère t’attend dans la salle de bain. Inutile de t’habiller ainsi. Kontar se fiche de tes vêtements. S’il pouvait toutes vous laisser vous promener nues, il le ferait.

Ses propos me firent rougir. Me promener nue au milieu d’inconnus ? Jamais.

Elle sortit une feuille d’un tiroir et se mit à écrire.

— Vous ne deviez pas me faire passer de « douloureux » examens ?

Elle releva ses iris marrons sur moi.

— Le veux-tu ?

— Non !

— As-tu besoin de moi pour te laver ?

— Non.

— Alors, arrête de discuter et va prendre ce bain. Si on te le demande, tu diras que je t’ai récurée de la tête aux pieds en t’arrachant presque la peau.

Une étincelle de cruauté brilla dans son regard avant qu’elle ne me congédie d’un geste de la main.

Je ne demandai pas mon reste et m’enfermai dans la salle d’eau richement décorée de mosaïques bleues. Au milieu trônait une baignoire en marbre où je pris un bain rapide, mais efficace. Ici, les savons étaient à l’argile rouge avec des odeurs qui m’étaient exotiques. Je me languissais des parfums de lavandes et de violettes. Je pris soin de me laver les cheveux et de les brosser avec le peigne laissé à cet effet.

Une fois propre et habillée d’une tenue semblable à celles de trois sœurs, je retournai auprès de la Rasuthroise qui lisait en se prélassant dans un fauteuil orange. Sans lever les yeux de son ouvrage, elle me demanda :

— Maintenant, si tu veux bien crier comme si je te torturai, ça me rendrait service.

Je fronçai les sourcils.

— Quoi ? Pourquoi ?

Elle soupira, exaspérée et ferma enfin son roman. Elle semblait s’ennuyer ferme.

— Soit tu cries à t’en déchirer les poumons, soit je te fais vraiment passer cet examen douloureux pour vérifier ta pureté. À toi de choisir.

C’était donc ça. Mon cœur se mit à tambouriner dans ma poitrine. Il était hors de question qu’elle pose ses mains sur moi.

— Pourquoi vous ne le faites pas ? Ferez-vous la même chose aux Kanaan ?

— J’ai la gentillesse de t’épargner une mauvaise expérience et tu trouves à redire ? Quant à ce que je fais aux autres, en quoi cela te concerne-t-il ?

Je sentais que je commençais vraiment à l’agacer. Lorsqu’elle se leva, je reculai. Un mauvais sourire étira ses lèvres et déforma ses traits que j’avais fini par admirer. Elle était belle, d’une beauté sauvage et cruelle.

— Crie ou je passe chaque parcelle de ta peau sous mon examen et tu trouveras que Kontar est un véritable enfant de chœur.

Elle s’approcha encore. Mon instinct prit le dessus et je me jetai sur celle en hurlant dans un acte de défense. D’un geste fluide, elle m’esquiva. Avec l’élan, je trébuchai. Elle me lança un coup de pied dans les jambes et je m’effondrai lourdement sur le sol à plat ventre en étouffant un juron. Je sentis le poids de son corps sur mes cuisses.

On frappa lourdement à sa porte.

— Madame ? Tout va bien ?!

C’était Ishaq.

— Oui ! Une petite maladresse de ma part ! s’exclama-t-elle.

Elle se pencha sur moi et ses longs cheveux noirs effleurèrent mes joues.

— Crie ou je te ferai crier, reprit-elle à mon oreille.

Je sentis une lame froide glisser sur mes cotes, là où on ne verrait rien sauf si on me déshabillait.

Sans qu’elle me blesse, je me mis à crier.

Au bout de quelques minutes, elle me lâcha et se releva sans rien dire. Elle épousseta sa tunique vert émeraude et me tendit la main pour m’aider à me remettre debout. Je refusai de saisir ses doigts, humiliée et perdue.

Je ne comprenais pas cette femme. Que me voulait-elle ?

Elle haussa les épaules et se détourna de moi pour se diriger vers une étagère d’où elle tira un pot qu’elle ouvrit.

— Pourquoi faites-vous ça ? demandai-je.

— Arrête avec tes questions. Je mérite plutôt des remerciements. J’aurais mieux fait de te traiter comme toutes les autres, ça m’aurait évité ce cirque.

Je me pinçai les lèvres, la gorge douloureuse d’avoir hurlé sous ses ordres.

Elle me mit son pot sous le nez et me contraignit à humer l’affreuse odeur d’oignon qui me fit monter les larmes aux yeux.

— Parfait. Maintenant, prends un air malheureux et déguerpis. Tu m’as assez ennuyée comme ça.

Vraiment, je ne comprenais rien. Était-elle une alliée ou ennemie ? Elle changerait d’humeur d’un claquement de doigts.

Elle ouvrit la porte et me fit signe de sortir. Dehors, les gardes m’attendaient, ainsi que les Kanaan. Safa pleurait à chaudes larmes, terrorisées. Qu’allait lui faire la Rasuthroise ? Elle était si jeune. Elle n’allait tout de même pas la soumettre à l’examen ? Elle ferait comme avec moi ?

Je me tournai vers elle alors qu’elle fixait Ameera.

— À toi.

Je pouvais entendre toute son animosité dans sa voix. Je me rendis compte que quand elle me parlait, elle n’avait jamais été aussi hostile.

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