Ils émergèrent à la Porte du huitième Royaume, Niléa. Ici, les poteaux étaient en marbre bleu, minutieusement sculptés d’oiseaux prenant leur envol autour de lianes délicates ; le linteau était de bois brut, frappé d’une rosace à huit pétales entrecroisés. Située près de la ville de Tikal, la Porte avait été l’enjeu de nombreux combats lors de la guerre qui avait opposé la Fédération et l’Empire. Aujourd’hui, les lieux étaient plus calmes, et les deux Mecers s’offrirent une pause déjeuner près d’un méandre de l’Emenein.
Le soleil était haut dans le ciel, réchauffant l’atmosphère en ce début d’automne. Axel inspira longuement. Chaque planète avait une odeur particulière, subtile. Ici, c’était une douceur florale. L’humidité qu’il percevait était liée aux abords du fleuve.
— Avons-nous une destination ? questionna Axel.
— Orein, répondit Itzal. Nous allons franchir les montagnes qui forment la Colonne, puis la forêt des Cargues au sud. La ville d’Orein est située dans une grande plainte, où serpente la rivière Ys. Si le temps se maintient, nous en aurons pour cinq ou six journées de vol.
Voler était un plaisir enivrant, sans cesse renouvelé. Les deux premiers jours, ils survolèrent un paysage de plaine, parsemé de quelques collines, et de touffes d’arbres qu’on pouvait à peine appeler bosquets. Vu du ciel, les paysages apparaissaient sous un autre jour ; plus immenses, plus ouverts. Quelques nuages de basse altitude s’effilochaient paresseusement. N’étant pas pressés par le temps, ils les contournaient, pour éviter de se mouiller les plumes.
Le troisième jour, ils firent face aux premiers contreforts de la Colonne, après avoir campé en bordure de la route du Passage. En chemin, ils survolèrent une caravane de marchands, qui serpentait sur les chemins escarpés menant à l’un des cols qui permettaient de gagner le côté sud de la Colonne. Les guetteurs les aperçurent, et leur firent un signe de main qu’ils leur retournèrent. La plupart des Massiliens présents sur le sol niléen appartenaient au corps des courriers de la Fédération, distribuant nouvelles officielles en provenance directe de Sagitta, et courrier privé pour les marchands ou les familles éloignées. À pieds, traverser la Colonne leur aurait pris plusieurs jours. Grâce à leurs ailes, ils réduisirent ce temps à une grosse journée. L’altitude pouvait s’avérer traitre, lorsqu’on surplombait les crêtes les plus hautes ; malgré leurs capacités, les ailés ne supportaient pas mieux que les autres humains la raréfaction en oxygène.
La forêt des Cargues leur fournit un abri pour leurs nuits. Il était toujours plus agréable de dormir calé contre le tronc d’un arbre plutôt qu’au sol. Les bruits des animaux en chasse avaient toujours eu quelque chose de rassurant. Une impression de normalité. Les Massiliens se sentaient mieux perchés dans les hauteurs, et pour la première fois depuis leur arrivée sur le sol niléen, Axel passa une nuit réparatrice.
Au réveil, ils avalèrent un rapide petit déjeuner. Des biscuits secs de voyage, qu’ils agrémentèrent de quelques baies comestibles glanées dans les arbustes aux alentours. Après s’être désaltérés aux abords d’un ruisseau, ils reprirent leur route, à pied dans un premier temps. Marcher en forêt était agréable et ils s’étaient trop éloignés de leur clairière d’arrivée pour la rejoindre. Quant à gagner les cieux, c’était pour l’instant impossible, la canopée trop resserrée le leur interdisait.
Bien loin des forêts de résineux de Massilia, la forêt des Cargues était constituée d’essences plus communes et plus adaptées à un climat continental. Trouvant toujours prétexte à l’enseignement, Itzal lui demanda de nommer celles qu’ils croisaient. Chênes, hêtres, charmes, frênes… Axel fut presque déçu lorsqu’ils quittèrent les frondaisons pour reprendre leur envol. Ils couvrirent pourtant dix fois plus de distance en une heure de vol qu’à pieds.
À la fin de la journée, ils distinguèrent les murs de la cité d’Orein. Les dégâts causés par les attaques des Stolisters, quatre ans plus tôt, avaient été réparés. Comme toutes les villes niléennes, Orein rivalisait de beauté et d’élégance. Ici, les habitations s’élevaient sur trois à quatre étages ; les bâtiments étaient reliés entre eux par de fines arches de pierre, arabesques légères qui dessinaient un motif uniquement visible par les ailés. Sur les toits, des tuiles d’argile reflétaient les derniers rayons de soleil. Chacune était colorée, créant un motif propre à chaque maisonnée, elle-même incluse dans un motif englobant le quartier, puis toute la ville. Comme une gigansteque rosace colorée composée de multiples rosaces plus petites.
Les Niléens ne vivaient pas que pour l’art ; ils étaient, l’art. Et tout était prétexte à s’émerveiller.
Ils se posèrent en bordure de la ville, à quelques pas des immenses portes. Depuis la paix, elles étaient rarement fermées, et la plupart des terrestres étaient capables de hurler si un ailé se posait auprès d’eux.
Lorsqu’ils avancèrent dans la ville proprement dite, Axel ne put s’empêcher d’écarquiller les yeux. Les pavés sur lesquels ils marchaient étaient gravés ! Des lignes courbes qui les liaient les uns aux autres, dessinant des fleurs sur la chaussée.
— C’est parce que nous sommes dans le quartier des fleuristes, lui expliqua Itzal. Plus loin, ils seront colorés par la caste des peintres, et formeront un homme et une femme entrelacés dans le quartier des sculpteurs.
— Tout a-t-il besoin d’être autant cloisonné ? s’enquit Axel.
Itzal haussa les épaules.
— C’est leur façon d’être. Les Niléens sont… plutôt stricts, et aiment que tout soit bien cadré.
Axel aurait bien aimé s’attarder davantage mais le Messager accéléra le pas et Axel fut bien obligé de le suivre. Le crépuscule envahissait les rues, et si les lampadaires, aux grilles finement ajourées, diffusaient une douce lumière, Itzal préférait trouver leur auberge avant que la nuit ne soit complètement tombée.
Après de longues minutes d’une marche rapide qui les réchauffa, le Messager entra dans l’auberge, reconnaissable à l’enseigne peinte suspendue sur sa devanture. L’aubergiste les accueillit avec le sourire. Sa peau bleutée était foncée, deux clefs entrelacées étaient tatouées sur son front dans un bleu plus clair, clamant son statut. Ses cheveux étaient composés de multiples petites tresses, ornées de perles et de plumes. Le tablier d’une blancheur éclatante était brodé de fleurs sur les côtés. Une fois qu’Itzal se fut présenté, elle leur remit la clé de leur chambre et les conduisit en personne à l’étage. Ils déposèrent leurs affaires dans les coffres situés au pied des lits – des coffres ouvragés ! Axel commençait à se lasser de la surcharge d’ornements et en fit part à son Messager.
Celui-ci lui offrit un sourire discret.
— Les Niléens sont souvent ostentatoires, oui. Mais ne t’y fie pas, ils sont bien plus délicats que tu ne le crois.
Ils descendirent pour prendre leur repas dans la salle commune, recueillirent quelques regards intrigués des voyageurs déjà présents. La majorité de la clientèle était niléenne, comme on pouvait s’y attendre. Ils étaient les seuls massiliens.
Les assiettes qu’apportèrent la serveuse laissèrent Axel bouche bée. Ce n’était pas un plat, c’était une œuvre d’art ! Le riz était moulé en dôme, saupoudré de sésame doré sur le sommet. Les bâtonnets de carottes formaient un échafaudage si délicat qu’il n’osait le déranger.
— Comment est-on censé manger… ça ?
— Avec tes couverts ? répondit Itzal, amusé.
Axel s’efforça d’imiter la délicatesse de son ainé. En pure perte. Finalement, une fois l’assemblage effondré, il lui fut plus facile de manger. Les saveurs explosèrent sur sa langue ; ce n’était pas seulement agréable à l’œil, c’était également un délice en bouche.
— Alors, qu’en penses-tu ? questionna le Messager.
— Je n’ai jamais rien mangé d’aussi bon ! Pourquoi ce ne sont pas des Niléens qui cuisinent, au Palais ?
— Ils monnaient leurs talents, tu sais. Le Palais ne peut se le permettre, sauf en de rares occasions.
Axel ouvrit de grands yeux.
— Mais je croyais que nous étions dans une simple auberge ?
— Nous le sommes, oui. Une ménagère est capable de présenter un plat basique afin d’en faire un régal pour les yeux.
Ce n’était pas la première fois qu’Axel voyageait sur une autre planète ; néanmoins, il découvrait d’autres coutumes que lorsqu’il restait dans les camps Mecers lors de leurs missions de sécurisation des routes. Il partageait son temps entre Massilia, où se trouvait l’École des Mecers, et Sagitta, où habitaient ses parents, avec de plus rares missions qui l’entrainaient sur le sol des autres planètes de la Fédération aux côtés de son Messager. Il pressentait que ces « vacances » allaient l’amener à élargir son horizon.
Après le repas, ils ne s’attardèrent pas dans la salle commune et regagnèrent leur chambre. Axel aurait bien lu quelques pages du livre qu’il avait tenu à emporter, mais il ne protesta pas lorsqu’Itzal éteignit les lampes. Demain, ils se lèveraient surement tôt.