Chapitre 3

Notes de l’auteur : Je participe au concours Nos Futurs 3 organisé par Hachette. Mon texte y est disponible en entier et vous pouvez mettre un j'aime pour m'aider à atteindre mon rêve. Je vous souhaite une bonne lecture !

Chapitre 3

 

Madeleine avait senti le bleu de son regard l’observer aussitôt qu’elle était entrée dans la salle de classe, suivant les pas du maître. Il lui semblait que c’était la première fois que quelqu’un la regardait, réellement, depuis qu’elle avait revêtu le costume de Camille Flament. Elle avait eu la sensation que ses yeux avaient fusionné avec sa peau d’ivoire et ne voulaient plus la quitter. Ils alourdissaient chacun de ses mouvements, et faisaient trembler ses mains d’habitude si sûres dans leurs actions. Elle prit soin de ne pas croiser son regard, ne sachant quelle serait sa réaction si elle devait se retrouver confrontée de front avec lui et ses iris troublants. La jeune femme tentait de se focaliser de toutes ses forces sur les ustensiles qu’elles tenaient entre ses mains moites.

Fusain, gomme, taille mine. 

Elle répétait ces mots comme une prière intérieure. L’arrivée du modèle derrière elle, lui permit d’oublier un instant son trouble. Elle lui intima d’enlever ses vêtements et lui donna le drap de coton blanc que le maitre avait amené pour lui. Madeleine lui indiqua ensuite de la main le sofa qui trônait au centre de la pièce, sur lequel il devrait poser pour la séance. Ce court intermède lui permit de se recentrer sur ses tâches et, quelques instant, elle oublia la perturbante sensation que lui provoquait l’inconnu. Lorsque le maître Corti la rejoint derrière son propre chevalet, elle lui tendit ses instruments. 

– Merci Camille, dit-il. Installe toi derrière moi et entraîne toi aussi. Je regarderai ton travail une fois qu’ils seront partis, ajouta-t-il à voix basse en se penchant plus près d’elle. 

Elle hocha la tête et sortit son carnet et ses fusains de sa sacoche. S’asseyant en silence sur un tabouret dans le dos du maître, elle parcourut la salle du regard. Tous les étudiants dessinaient, le son de leurs mines grattant l’épais papier s’élevait entre les murs de la salle. Madeleine riva alors ses yeux sur la source de son trouble pour connaître l’homme à l’origine de celui-ci. En apparence rien ne le démarquait des autres élèves. Une carrure solide, d’épais cheveux noirs, il portait comme les autres une simple chemise claire. Certains détails cependant, lui révélèrent qu'il provenait sans aucun doute d’une classe plus élevée que ses collègues. Son maintien aristocratique, la qualité de ses vêtements,et même sa façon de respirer trahissaient son origine. Madeleine s’attarda davantage sur son visage. Des yeux bleus surmonté de sourcils francs, une mâchoire sur laquelle se dessinait une barbe naissante et une bouche habituée aux sourires. D’un point de vue parfaitement objectif, cet homme était très séduisant. 

Pas suffisamment pour expliquer la réaction qu’il avait déclenchée en elle cependant, se dit-elle en son for intérieur. La jeune femme décida, dans un esprit de revanche, que s’il s’autorisait ainsi à la déshabiller du regard sans aucune retenue, elle était en droit d’en faire autant. Il serait son modèle pour aujourd’hui. S’installant dans une position qu’elle saurait tenir pour l’heure à venir, elle s’attela à son croquis. Retraçant son front, ses oreilles, les veines de ses mains et les muscles de ses bras qui se devinaient au travers du tissu, elle en oublia le temps qui passait. L’expression de son visage, mélange de curiosité, de concentration et d'une lumière qu’elle n’avait jamais vu chez quelqu’un d’autre lui donna du fil à retordre mais elle tenta de lui rendre justice autant que possible. Lorsque le maître se leva, annonçant par ce simple geste la fin imminente du cours, Madeleine referma son calepin et commença à ranger les affaires de celui-ci laissant seulement en place le croquis qu’il avait réalisé qui était comme d’habitude parfait. Maître Corti annonça alors la fin de l’exercice et les hommes présents dans la salle lâchèrent leur crayons comme un seul homme. Certains s'étiraient, d'autres commençaient à ranger leurs affaires attendant tous que le maître vienne voir leurs œuvres. Pendant que celui-ci faisait son tour, Madeleine rejoignit le modèle au centre de la pièce et lui tendit son pantalon avec un sourire. 

– Vous pouvez vous rhabiller Monsieur, dit-elle. 

– Merci, répondit-il en prenant son vêtement froissé. Ce n’est pas tous les jours que je pose pour des femmes, ajouta-t-il avec un sourire. 

– Oh non ! Je ne suis pas là pour vous dessiner, rétorqua-t-elle. J’assiste seulement le maître. 

– Cela ne m’aurait pas déplu, ajouta-t-il avec un clin d’œil à son égard. 

Madeleine lui sourit pour simple réponse et retourna près de l’estrade. Autour d’eux tout le monde semblait s’activer, certains quittaient déjà le cours. Le modèle la rejoint et finit de s’habiller rapidement. 

– Je ne dois pas traîner, on m’attends pour un autre cours. 

Elle se contenta d’hocher la tête en guise de réponse. 

– Félix, lui dit-il en lui tendant la main, la forçant ainsi à se tourner vers lui. 

Elle hésita un court instant et lui serra la main comme l’aurait fait deux hommes, ce qui ne manqua pas de le surprendre. Sa réaction la fit sourire. 

– Camille, répondit-elle. Enchantée. 

– À une prochaine fois alors Camille, dit-il en passant son sac par-dessus son épaule avant de quitter la pièce par la porte qu’il avait emprunté pour entrer. 

Une voix l’interpella alors dans son dos. 

– Aurais-je le plaisir de voir le portrait que vous avez dressé de moi Mademoiselle ? 

Elle se retourna alors et se retrouva face à face avec l’inconnu. Ses yeux étaient rivés dans les siens et sur sa bouche se dessinait un sourire en coin assuré. La gorge de Madeleine s’assécha tout à coup. Le trouble qu’il avait fait naître en elle alors qu’il se trouvait de l’autre côté de la pièce, n’était rien en comparaison à ce qu’elle ressentait à ce moment. Sa peau la piquetait, de la racine de ses cheveux jusqu’à la pointe de ses pieds, et il lui semblait tout à coup qu’elle avait oublié comment respirer. Cela devait faire un moment qu’elle se tenait immobile et silencieuse face à lui car l’inconnu s’adressa de nouveau à elle. 

– Mademoiselle ? 

– Je vous demande pardon ? s’entendit-elle répondre. 

Elle avait beau fouiller dans sa mémoire mais elle ne parvenait pas à se souvenir une seule fois ou un élève lui avait adressé la parole sous les traits de Camille. 

– J’aurais aimé voir le portrait que vous avez fait de moi durant cette heure. S’il vous plaît.  

Interdite, elle se sentit soudain presque honteuse d’avoir été prise sur le vif. Elle qui aurait pourtant juré ne pas l’avoir vu lever les yeux vers elle durant la totalité du cours, prenait alors conscience que ce n’était non pas elle qui l’avait observé mais bien lui. 

En silence elle se tourna dos à lui et sortit son carnet à dessin qu’elle venait à peine de ranger. Toujours sans un mot, elle lui fit face et, ayant repris un peu de contenance, le lui tendit sans trembler, ouvert à la page de son portrait.  

Le jeune homme le prit en lui adressant un sourire pour la remercier. Il examina alors les traits de son visage. Ce n’était pas la première fois que Louis voyait un portrait de lui. Chaque année sa famille avait l’habitude d’en faire réaliser un nouveau pour l’anniversaire de sa mère. Il s’était également lui-même déjà adonné à la réalisation d’autoportraits pour s’exercer lors de son temps libre. Cependant, c’était bien la première fois que l’on capturait son image sans son accord. Capturer c’était le mot. Avant de poser les yeux sur ce croquis, Louis aurait pu jurer connaître ses traits par cœur. Pourtant, il lui semblait presque découvrir un nouvel homme sous les coups de fusain de la jeune assistante. Il se reconnaissait sans mal mais sous un nouvel œil, celui d’une femme, d’une femme que manifestement, il séduisait. Son regard lui paraissait plus intense, il voyait la façon dont son crayon s’était attardé sur les boucles de ses cheveux ou encore sur les muscles de ses bras tendus sous l’exercice de dessin. Louis avait toujours su l’effet qu’il provoquait sur l’autre sexe, mais c’était la première fois qu’il se voyait au travers de leurs yeux. La façon dont il leur apparaissait lui faisait enfin face et il en prenait pleinement conscience pour la première fois de sa vie. 

– Je reste ouverte à la critique.

Elle avait parlé d’une voix assurée. Même si son dessin trahissait son attirance profonde il était évident que, soit elle n’en avait pas conscience elle-même, soit elle savait habilement la cacher. 

Au lieu de répondre, Louis prit la liberté de feuilleter son carnet qui recelait de visages, de mains et de regards. 

– Je ne me souviens pas vous avoir donné l’autorisation de regarder le reste, détonna Camille en lui prenant son carnet des mains. 

– Et je ne me souviens pas vous avoir donné l’autorisation de me dessiner Mademoiselle. 

Piquée au vif, elle sera plus fort ses mains autour de son calepin. 

– Je vous présente mes excuses, répondit-elle en rivant son regard dans le sien. Si vous préférez je peux très bien vous le donner. 

– Gardez-le, dit-il.  À une condition, ajouta-t-il avec une lueur de malice dans le regard. 

Madeleine s’interrogea intérieurement. Quelque chose au son de sa voix semblait sous-entendre plus qu’il ne voulait laisser paraître. Mais une partie d’elle avait envie d’en savoir plus. Elle avait envie de jouer. 

– Dites-moi, déclara-t-elle finalement lui rendant son sourire. 

– Laissez-moi vous dessiner à mon tour.

Les yeux de la jeune femme trahirent sa surprise, mais elle se ressaisit rapidement. 

– Cela ne serait que justice, ajouta-t-il. De plus vous aurez un avantage par rapport à moi. 

– Lequel ? demanda-t-elle.  

– Vous saurez que je vous regarde, murmura-t-il. 

Comme s’il lui était seulement possible d’ignorer son attention. Une intimité encore inconnue à Madeleine s’installait entre eux et elle ne voulait pas que cela cesse. Sur le même ton de confidences, elle accepta son offre. Elle n’aurait su dire si c’était le fait d’être Camille qui en cet instant lui donnait cette envie de plonger, mais elle se laissa entraîner par cette chaleur qui montait dans sa poitrine. En guise de réponse, Louis lui sourit davantage et se recula. Quand s’était-il autant rapproché ? 

Le Maître Corti arriva auprès d’eux, brisant instantanément la bulle dans laquelle ils évoluaient depuis Dieu seul sait combien de temps. Suffisamment longtemps en tout cas pour que la totalité des élèves aient quitté la pièce, ne les laissant que tous les trois dans la classe. 

 

– Monsieur De Deneviers, dit-il. C’est un plaisir de vous compter parmi mes élèves ce mois-ci. 

– Tout le plaisir est pour moi Pietro, répondit le jeune homme en serrant la main qu’il lui avait tendu. Ma mère vous fait parvenir ses meilleurs sentiments. Elle espère vous avoir à dîner dès que mon père sera rentré de Normandie.  

– Ce sera avec grand plaisir, dit le maître en l’entrainant plus près de sa toile. 

De Deneviers ? Madeleine ne l’avait pas reconnu de suite mais maintenant qu’elle avait entendu son nom, il ne pouvait s’agir que de Louis De Deneviers. La dernière fois qu’elle l’avait vu en ville, sa mère était encore en vie et le jeune homme avait véritablement changé en ces quelques années. Une chance pour elle qu’elle en avait fait de même, mais elle doutait qu’il l’aurait reconnu sans son déguisement. Elle n’était qu’une adolescente discrète et ils n’avaient jamais été présentés l’un à l’autre de façon officielle. En revanche, si un des célibataires les plus en vue de Paris était en ville pour une durée indéterminée, maintenant que son père s’était mis en tête de la marier ils finiraient immanquablement par se croiser dans une des réceptions mondaines et cela mettrait en danger aussi bien sa ruse que ses futurs plans. Plongés dans l’étude du croquis de Louis, les deux hommes ne faisaient pas attention à elle, si bien qu’elle profita de ce temps seule pour réfléchir aux options qui s’offraient à elle. Jusqu’ici, sa couverture avait été infaillible, mais si l’intérêt qu’elle semblait susciter chez le jeune homme venait à grandir, il pourrait ne plus en être de même pour les prochaines semaines. Madeleine prit alors conscience que ce n’était pas elle qui l’attirait mais bien Camille. Louis était connu pour ses conquêtes comme la majorité des hommes de son rang, mais certainement pas pour son envie de se marier, si bien qu’il évitait tout badinage avec les femmes de son cercle mondain. Si par malheur les deux venaient à être officiellement présentés, elle était persuadée qu’il ne lui accorderait alors qu’une attention polie comme à toutes les autres jeunes femmes célibataires. C’était là que se trouvait sa chance. Au moment où elle reprit confiance en sa stratégie, les deux hommes l’avaient rejoint. 

– Ce sera un plaisir de vous compter parmi mes élèves Monsieur De Deneviers. Mon premier cours aura lieu ce vendredi à mon atelier rue de l’immaculée. S’il-vous-plait, ajouta-t-il en se tournant vers la jeune femme, pouvez-vous ajouter Monsieur à notre liste d’élèves. 

– Je vous ai déjà dit m’appeler Louis, dit l’intéressé. 

Avant que Monsieur Corti ait le temps de lui répondre, on toqua à la porte de la salle de classe. Dans l’embrasure de la porte se tenait le maitre Blanc, professeur de sculpture, qui demandait au maitre Corti de le rejoindre un instant. Se retrouvant à nouveau tous les deux Madeleine lui demanda. 

– Vous connaissez le Maître ? 

– Ma famille a longtemps fait appel à lui. Ma mère et lui se sont liés d’amitié avec le temps. Surement cette chaleur méditerranéenne qui nous fait cruellement défaut, ajouta-t-il en imitant piètrement l’accent du Maître.  

Madeleine rit plus fort qu’elle ne l’aurait dut et voulu. Elle se reprit rapidement mais Louis grava en mémoire le son de ce rire si franc. Il se surprit à penser que c’était un rire qu’il aurait aimé entendre tous les jours. Lorsque le maître les rejoint à nouveau, Louis pris congé. Une fois qu’il eut quitté la pièce, le maître porta son attention sur sa protégée.

– Alors voyons voir ce croquis, dit-il en tendant la main vers son carnet. 

 

Madeleine le lui donna et attendit que celui-ci lui donne son avis. Après plusieurs minutes, il ne la reprit que sur le travail des ombres mais la félicita pour son respect des proportions, elle avait beaucoup progressé depuis qu’elle l’accompagnait en tant qu’assistante. Alors que tous deux rangeaient leurs dernières affaires, Madeleine s’adressa à lui. 

– Pietro, il faut que je vous demande quelque chose. 

Depuis l’instant où son père lui avait annoncé qu’elle devrait se marier, Madeleine avait imaginé bien des ruses pour y échapper. Faire fuir tous ses prétendants ne l’aurait conduite qu'à un mariage avec un vieil homme à la recherche malsaine de jeunesse. Elle avait même été jusqu’à envisager de détruire sa réputation, mais elle ne se sentait pas suffisamment désespérée au point d’entacher le nom de son père qui en pâtirait par la même occasion. Après tout, celui-ci ne faisait que respecter des siècles de traditions, douteuses certes, mais des traditions malgré tout. Ses réflexions ne l’avaient conduites qu'à une seule conclusion. Si elle voulait obtenir cette liberté à laquelle elle aspirait tant, personne ne lui offrirait et elle devrait se battre pour l’obtenir. Son seul atout était son art et elle avait donc décidé de demander son aide au maître Corti pour vendre les toiles qu’elle avait déjà réalisées. Elle n’était pas illusoire au point d’espérer en tirer une fortune, mais si elle en vendait suffisamment, elle aurait de quoi payer son billet pour partir en Italie et débuter une nouvelle vie là-bas. L’Italie lui était apparue comme un choix idéal. La majorité des femmes peintres de son époque, venait de là-bas. Elle espérait pouvoir exercer son art dans une société qui le verrait d’un meilleur œil que celle dans laquelle elle avait grandi. Elle devrait quitter tout ce qu’elle avait jamais connu, sa famille, ses amis, sa vie. Mais ce sacrifice en valait la peine, il lui apporterait le bonheur, du moins l’espérait-elle. Une fois sa décision prise, elle en avait fait part à Hortense. Celle-ci l’avait laissé parler sans l’interrompre une seule fois, prenant la mesure de chacun des mots qu’elle utilisait. Une fois que Madeleine avait fini de lui détailler son plan, son amie n’avait rien dit et s’était contentée de se lever du lit sur lequel elles étaient assises et avait fait les cent pas dans la chambre de Madeleine sans dire un mot. A ce moment-là, elle avait cru qu’Hortense était en colère contre elle, qu’elle lui en voulait de l’abandonner ainsi mais elle espérait que son amie finirait par comprendre. 

– Très bien, avait fini par dire la jeune blonde s’immobilisant au centre de la pièce. Je viendrais avec toi. 

– Pardon ? avait réussi à articuler Madeleine sous le choc. 

– Je viendrais avec toi, répéta Hortense en la rejoignant sur le lit. Il n’y a rien à Paris pour moi si tu n’y es pas. C’est autant une chance pour toi que pour moi. 

– Mais Hortense ta famille…

– Ma famille c’est toi, la coupa-t-elle. 

Madeleine savait que son amie s’était toujours sentie comme une enfant parmi tant d’autres au milieu de ses nombreux frères et sœurs. Ce qu’elle n’avait cependant pas saisi , c’est que cela avait créé en Hortense un désir d’affirmation semblable au sien. 

Elle saisit ses mains et repris. 

– Un tel voyage, seule, dans un pays inconnu, c'est de la folie Madeleine. Mais si je suis avec toi, c’est notre chance. Tu peindras, je ne doute pas de ton talent et moi je travaillerais là-bas. J’ai un peu d’argent de côté, je peux continuer à essayer d’en économiser un peu jusqu’à notre départ. 

Madeleine se trouvait alors sans voix. De toutes les réactions qu’elle avait imaginées, celle-ci elle ne l’avait pas anticipée. Elle l’avait vu se mettre en colère, pleurer, négocier, mais certainement pas proposer de l’accompagner. 

– S’il-te-plait Madeleine. C’est peut-être la seule occasion que j’aurais de vraiment faire quelque chose pour moi dans ma vie, supplia la jeune femme.  

Depuis  qu’elle était enfant, Hortense avait toujours tout fait pour ses parents et sa fratrie. Aujourd’hui elle travaillait, mais la majeure partie de ses gages étaient ponctionnés par ses parents, elle avait dû ruser pour en garder une partie pour elle. Madeleine réalisa alors que son rêve de liberté n’était pas unique. Combien de femmes avaient en elle ce désir brûlant ? Combien d’entre elles parvenaient à l’atteindre ? Aujourd’hui elle avait l’occasion de se saisir de sa vie et si elle pouvait emmener celle qu’elle aimait comme une sœur avec elle alors la décision était déjà prise. 

– Bien sûr Hortense. Je t’emmènerais avec moi, avait-elle dit la gorge nouée par l’émotion. 

Les deux jeunes femmes s’étaient alors enlacées pendant de longues minutes. Chacune d’elles portait en son cœur, l’espoir étincelant d’un avenir plus clément, dans lequel elles ne devraient rendre de comptes à personne, hormis à leur propre conscience. La seule chose que Madeleine devait réussir à mettre au point maintenant, c’était la façon de vendre ses œuvres. Elle ne pouvait décemment pas les vendre en son nom, cela serait forcément venu à la connaissance de son père qui y aurait immédiatement mis un terme. Il était évident qu’elle allait devoir trouver un pseudonyme, de préférence masculin, pour signer ses toiles. Nouveau plan, nouvelle identité, naissance d’Aurélien Vart. 

J’aurais vécu plus de vies en deux ans que certains au cours de toute la leur, avait-elle pensé. 

Dernière pièce à abattre pour s’assurer de sa réussite, convaincre le maître de l’aider à vendre ses toiles. Pour se faire il devrait obligatoirement avoir connaissance de son plan dans son entièreté et cela était la partie la plus risquée. Étant donné l’ampleur de la requête, elle n’envisageait pas un seul instant de lui mentir. Elle ne l’avait jamais fait jusqu’ici et ne comptait pas commencer aujourd’hui. Néanmoins, elle était consciente que soit il accepterait soit il la dénoncerait à son père. Mais c’était la seule option, lui seul avait les ressources nécessaires pour lui permettre de vendre ses œuvres sans faire le lien avec elle. 

 

Elle se retrouvait donc dans cette salle, prête à lui dévoiler l’entièreté de son programme, ultime saut dans le vide qui déterminerait le chemin que prendrait son avenir. 

– Dit moi tout Madeleine, dit-il en feuilletant des documents éparpillés sur son bureau. 

– Je voudrais que vous m’aidiez à vendre mes toiles, annonça-t-elle en un souffle. 

Le maître s’interrompit et leva sur elle des yeux inquiets. Prenant une inspiration, il prit la parole. 

– Pourquoi ai-je l’impression que ce que tu vas me dire ne va pas me plaire ? demanda-t-il en croisant ses mains sur son ventre. 

– Mon père a décidé qu’il était temps pour moi de me marier. Vous savez mieux que personne pourquoi cela m’est impossible. J’ai besoin de votre aide, expliqua-t-elle calmement. 

– Madeleine je… 

– Je sais que je vous en demande beaucoup, l’interrompit-elle. Mais ce sera mon ultime requête, dit-elle en s’approchant de son bureau. Vous en avez déjà tant fait pour moi. Plus que je ne pourrais jamais vous le rendre, j’en ai conscience et je vous en remercie. Mais me marier, vivre cette vie de prisonnière je ne pourrais jamais m’y résoudre. 

– Je sens que je vais le regretter mais je dois en avoir le cœur net. À quoi vas te servir cet argent Madeleine ? demanda-t-il. 

– A quitter la France, déclara-t-elle sans sourciller. 

Cette fois, Pietro se leva d’un bond de sa chaise. Lui qu’elle avait toujours connu calme et patient semblait au bord de l’implosion. 

– As-tu perdu la tête Madeleine ? Pour aller où ? Te rends tu comptes seulement du danger auquel tu t’exposes ? protesta-t-il. 

– Je le sais bien. Croyez-moi ce n’est pas une décision facile à prendre pour moi. Mais je suis prête à prendre ce risque. Vous m’avez dit vous-même qu’en Italie les femmes sont plus libres de vivre de leur art. Nous pourrions nous installer là- bas, je peindrais, je vivrais heureuse, expliqua-t-elle.  

– Nous ? Qui est ce nous ? demanda-t-il sans décolérer.

– Hortense veut venir avec moi, annonça Madeleine.  

– C’est de la folie. De la folie tu m’entends ? Je n’aurais jamais du t’encourager dans cette voie. Ton père voudra ma mort c’est certain. Te prendre comme assistante était déjà inconscient mais je pouvais vivre avec cette décision, mais la  Madeleine. C’est trop. 

Ils se contemplèrent en silence, leurs esprits en proie à une détresse veine. Chacun cherchant des arguments pour convaincre l’autre. S’échangeait dans leurs souffles un mélange de culpabilité et de supplication mutuelle. 

– Je le ferai avec ou sans vous. Néanmoins, si vous ne m’apporter pas votre aide je vous demande au moins de garder mon secret, dit-elle en le suppliant presque. S’il vous plaît. 

– Madeleine… 

– S’il vous plaît, insista-t-elle.  

– Donne-moi un peu de temps, finit-il par répondre. 

– Garderez-vous mon secret malgré tout ? 

En guise de réponse, le vieil homme soudain épuisé secoua la tête en se détachant son regard du sien. 

– Il est temps que tu rentres chez toi, tu es déjà en retard, dit-il sans la regarder. 

– Maître…

– Madeleine part s’il te plait, conclu-t-il le dos tourné. 

La jeune femme se tue, mis le reste de ses affaires dans son sac et quitta la pièce en courant presque. 

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