La jeune fille était en sueur. Elle refusait de révéler quoi que ce soit à Djinn sur la Transformation. Il fallait mentir, le plus longtemps possible, jusqu’à ce qu’il lui redonne sa liberté. Soudain, une pensée insidieuse se fraya un chemin jusqu’à sa conscience : et s’il décidait de ne pas la laisser partir ?
Alors qu'elle réfléchissait aux réponses qu’elle pouvait lui fournir, qui lui en apprendraient le moins possible sur sa forme animale, elle se sentit descendre, en même temps que Djinn. Le dieu reprenait un semblant de taille humaine tandis qu’il passait en-dessous de la voûte du plafond ouvert. La main qui soutenait le corps de Sierra devenait de plus en plus étroite. Lorsqu’il la déposa au sol, elle remarqua que le tapis de sable se recomposait lentement et que le géant ne faisait plus que la moitié de sa taille titanesque. Il fondait littéralement, en douceur et en silence, une lueur impatiente brûlant au fond de ses yeux monochrome. Quand il eût enfin atteint sa taille humaine, il la dépassait encore d’une tête. Il la scruta attentivement, et, elle le sut, il remarqua la goutte de sueur qui glissait le long de sa tempe.
- Que voulez-vous savoir ? demanda Sierra dans l’unique but de gagner du temps.
Elle reprit son inspection de la grande pièce, espérant trouver une issue. Des courants d’air frais venaient soulager l’insoutenable chaleur qu’elle avait éprouvée, logée dans la paume du géant.
- Je souhaite voir de quel don Kaanli a bien pu te doter, répondit-il, placide.
La jeune fille se mordit la lèvre inférieure.
- Malheureusement, il ne s’agit pas d’un don que l’on peut… voir.
Djinn haussa les épaules et croisa ses longs bras dorés sur son torse puissant.
- Je ne sais pas exactement comment me servir de ce que Kaanli m’a donné… poursuivit-elle avec un bégaiement.
Sierra éprouva tout à coup le besoin de se taire. Quand elle lança un regard à Djinn, elle rencontra ses yeux étrécis, à l’instar de deux fentes reptiliennes. Pour la première fois depuis leur rencontre, il semblait réellement furieux. Elle n’eut pas le temps de craindre les représailles du dieu : il avait bougé en une fraction de seconde et collait déjà son visage tout contre le sien.
- Prends-garde à toi, Ulfur, tes mensonges risqueraient de te perdre.
Le dieu grondait comme un fauve et commençait à tourner autour d’elle comme un prédateur autour de sa proie. Tétanisée, Sierra ne bougea pas d’un poil. La démarche de Djinn était souple, assurée, et elle savait qu’elle pouvait se révéler aussi promesse de mort.
- Je t’ai expliqué tout à l’heure que je connaissais la moindre altération dans le destin des hommes, poursuivit-il dans un filet de voix suave et menaçant. J’ai mentionné les flux d’énergie, humains et… animaux. Je crois avoir particulièrement appuyé sur ce… détail.
La jeune fille sentait son sang-froid fondre à une vitesse folle pour laisser place à une panique incontrôlable. Djinn tournait autour d’elle de plus en plus vite et les grains de sables qui composaient son corps commençaient à retomber au sol en piquetant sa peau nue. Il redevenait le courant d’air qu’il était avant de prendre cette forme humanoïde, et tourbillonnait en murmurant autour d’elle.
- Tu n’imagines pas ce que je peux te forcer à faire, Ulfur. Et ce que je veux voir ici et maintenant, tu vas me le montrer sans tarder !
La voix se tut soudainement et les arcades devant la nomade, à une vingtaine de mètres, s’éclairèrent brusquement. Hiro était à genoux, au centre, tenu par deux silhouettes blafardes, comme oubliées des siècles durant dans les entrailles poussiéreuses du désert. Sierra le vit soulever la tête et ouvrir la bouche. Aucun son ne passa au travers de ses lèvres.
- Hiro !
Sans s’en rendre compte, Sierra avait crié. Elle ne pouvait pas bouger. Une force invisible la clouait au sol aussi sûrement que de la glue. La fureur répandait son venin au plus profond d’elle-même. Elle s’intensifia quand un murmure retentit à nouveau à son oreille.
- Et maintenant, susurra Djinn, que se passe-t-il, si je t’enlève ce qui t’es le plus cher au monde ?
La jeune fille ouvrit la bouche pour supplier, de peur d’avoir compris ce qui allait se jouer à présent. Elle n’en eut pas le temps.
Les âmes perdues réagirent dans une chorégraphie parfaitement orchestrée, alors que Djinn achevait seulement sa phrase, relâchait son emprise sur Sierra et se matérialisait à leurs côtés. L’une d’elle sortit une lame, se pencha sur Hiro et la passa silencieusement sous sa gorge. La tête retombait lourdement sur le torse quand un hurlement inhumain déchira l’espace et le temps dans la grande salle.
Folle de rage, Sierra contempla le corps sans vie plusieurs fractions de secondes avant de comprendre qu’elle pouvait à nouveau bouger. Une seule pensée traversa son esprit alors qu’elle s’élançait à travers l’arène. Djinn allait payer pour son frère, et plus encore : elle lui ferait payer tout ce qu’elle avait perdu jusque-là. Quand elle posa le premier pied de sa course éperdue à terre, elle était déjà devenue Ulfur, sans même s’en être aperçue. La colère habitait chacun de ses muscles alors qu’elle se propulsait avec détermination jusqu’au pied des colonnades où… tout avait disparu.
À cet instant seulement, elle comprit son erreur.