À l’accoutumée, Sierra parvenait toujours à extraire de brèves informations de ses souvenirs à propos des choses ou des gens qu’elle rencontrait. Elle les tirait des innombrables contes dont l’ancienne du village les avait abreuvés, ou de ceux que lui récitaient ses parents lorsqu’elle attendait le sommeil. Et pourtant, le dieu Djinn ne lui évoquait rien. Elle savait bien que la mythologie d’Anörre était parfois imprécise, souvent confuse, toujours d’une extrême complexité. De plus, les noms des dieux changeaient selon les époques, les coutumes et les régions, et elle ne s’était encore jamais aventurée aussi loin dans le désert. En somme, elle n’avait jamais eu aucune occasion de connaître l’existence d’un tel dieu.
Plongé dans ses pensées, tout comme elle l’était, le dieu s’ébroua soudain et porta à nouveau toute son attention sur Sierra. Il amena sa main, dans laquelle elle était toujours assise en tailleur, juste devant ses yeux.
- Maintenant que tu sais qui je suis, j’aimerai que nous devenions amis, Ulfur. Je brûle d’envie de te connaître un peu mieux.
La paume de sa main irradia avec plus d’intensité. Le géant gloussa, satisfait de la plaisanterie. Sierra déglutit péniblement. Sur les ongles divins, les méduses noires déployaient toujours leurs filaments paresseux.
- Pourquoi croyez-vous que je sois cet « Ulfur » ?
La jeune fille n’était pas persuadée d’adopter la meilleure attitude qui soit. Elle ne parvenait pas à résister à l’envie de mener le dieu en bateau encore quelques instants, mais elle savait qu’elle jouait avec sa vie. Que se passerait-il s’il finissait par se lasser de ses vaines et incessantes négations ? Comme pour lui prouver que son raisonnement était le bon, Sierra vit passer un éclair fugace dans les yeux du géant. De colère ou d’impatience, elle n’eût pas le temps de le deviner.
- Je serais aveugle, si je n’étais pas capable de te reconnaître, répliqua Djinn. Et même si je ne possédais pas la vue, je te reconnaîtrais quand même, insolente créature. Comment se fait-il que Kaanli t’aie choisie, toi ?
- Qui est Kaanli ? tiqua la nomade.
- Tu la connais certainement mieux sous ce nom stupide dont les hommes, dépourvus d’imagination, l’ont pourvue. Kaanli est ce « Choix », que vous ne cessez d’invoquer à tout bout de champ.
Le cœur de Sierra battit plus fort dans sa poitrine. Depuis qu’elle était enfant, elle avait toujours entendu la même appellation, plus proche d’une action que d’un nom en réalité. Elle avait écouté les adultes discourir au sujet de la prophétie et du rôle du Choix. Elle ne s’était jamais demandé s’il possédait un nom ou pas.
- Tu es surprise, et tu en as le droit, nota Djinn avec gravité.
Il paraissait sérieux, pour la première fois depuis leur rencontre.
- Les choses devraient toujours être appelées par leur nom, n’est-ce pas, Ulfur ?
L’air moqueur était revenu aussi vite qu’il avait disparu. Elle pourrait essayer de le leurrer aussi longtemps qu’elle le souhaitait, elle n’y parviendrait pas. Il savait qu’elle était Ulfur, mais il ignorait ce qu’était réellement Ulfur. Sierra se redressa dans la paume du géant. Après une courte inspiration, elle capitula totalement :
- Pouvez-vous m’en dire plus sur… Kaanli ? Quels sont ses desseins quant à mon rôle dans votre guerre ? S’agit-il d’ailleurs d’une guerre ?
Un œil couleur de braise la transperça de part en part, un éclat intéressé à l’intérieur.
- Tu parles beaucoup, pour un si petit animal. Je vais tenter de répondre à tes questions, parce que je crois que tu ne me laisseras pas t’interroger en paix si je ne le fais pas.
Sierra lui rendit un regard reconnaissant, mais son estomac était noué. Jamais personne ne l’avait encore percée à jour aussi vite. Ses pensées allèrent une fois de plus vers Hiro. Où pouvait-il bien être tombé ? Djinn était-il le seul être vivant à hanter les murs du labyrinthe ? Elle interrompit là son raisonnement : le géant entrouvrait déjà ses fines lèvres pour lui donner les réponses tant attendues.
- Kaanli est ma sœur. Elle prend les décisions relatives à l’équilibre du monde. Elle choisit, constamment, tout ce qui se présente à nous, dieux, et à vous, humains. Elle veille à l’ordre cosmique de toute chose et depuis peu, elle se préoccupe tout particulièrement de ce qui… ne vit pas.
- Et ce qui ne vit pas… c’est la nature ?
- Oui.
La phrase prononcée par Kaanli lorsqu’elle l’avait rencontrée tourna dans l’esprit de la jeune fille. La déesse avait évoqué un équilibre rompu, qui menaçait l’ordre de leur monde. Djinn en savait-il plus sur cette menace ?
- Le problème, avec vous, les humains, c’est que vous ne vous satisfaites que très rarement de ce que vous possédez.
Le géant avait prononcé ce jugement d’une voix détachée, au même titre que s’il avait noté le temps qu’il faisait. Il caressait à présent son poignet, aux pieds de Sierra, avec l’index de sa main libre. Elle ne put s’empêcher de scruter la surface de l’ongle dans lequel les filaments s’étiraient à l’envi.
- Toi-même, tu ne te satisfais jamais des seules questions que tu as posées. Tu es avide de vérité.
La voix s’était muée en un grondement rocailleux et l’haleine brûlante de Djinn fit voler les mèches de cheveux qui s’étaient échappées de la tresse de Sierra. Elle en attrapa une, qu’elle plaqua derrière son oreille. Elle mourait de chaud et ne savait plus comment interpréter les brusques changements d’humeur du dieu. Il paraissait tour à tour affable ou menaçant. Etait-elle la bienvenue ou non ? Comme pour lui prouver qu’elle l’était, le titan poursuivit.
- Et c’est tout à ton honneur. Moi-même, j’aime à connaître la vérité, à chaque instant. Ce que j’ignore, à ce propos, c’est ton rôle à la surface de notre monde. Oh, j’en connais les grandes lignes, bien sûr…
Il fit une courte pause, pendant laquelle il jeta un œil songeur sur son ongle, toujours occupé à dessiner des motifs invisibles sur son poignet.
- Tu as été choisie, car il faut sauver ce qui semble essentiel et non ce qui semble juste. Tu seras amenée à savoir opérer cette distinction. Seul le pouvoir dont t’as dotée Kaanli peut te le permettre. Ce que j’ignore à nouveau, c’est la forme de ce pouvoir. Vois-tu, je suis le plus jeune des frères de Kaanli, j’ai à peine connu l’ère de la Nuit et des Etoiles, qui fut aussi brève qu’intense. Aussi, j’ignore la langue des ancêtres. Ton nom m’est donc familier, et pourtant je ne le comprends pas. Mais je ne devrais peut-être pas te révéler un si grand secret. Peut-être vais-je devoir te tuer, car tu en sais beaucoup trop !
Les dents du géant étincelèrent une nouvelle fois. Sierra se prit à maudire les dieux pour cette rencontre déroutante. Non seulement ils lui imposaient de remplir un rôle mystérieux, mais ils lui envoyaient en plus leur frère le plus lunatique qui soit !
- Quant à la guerre à laquelle tu fais allusion, petite, je crains de ne pouvoir t’en dire quoi que ce soit, sous peine de subir le courroux de mes aînés. Ton but est avant tout de partir à la rencontre de ce que tu souhaites protéger… ou de ce que tu veux à tout prix retrouver.
Les derniers mots eurent l’effet d’une décharge électrique sur la jeune fille, qui planta immédiatement un regard obstiné dans celui du dieu. Il lui offrait un rictus entendu. Il savait qu’elle cherchait ses parents. Elle sentit le feu brûler dans son ventre de façon bien trop familière depuis qu’elle les avait perdus.
- Que savez-vous de la disparition de mon village ?
Sa voix tremblait et ses mains étaient devenues fébriles.
- Ne crois-tu pas que tu en as déjà appris suffisamment ?
Tout en posant sa question, Djinn s’était mis en mouvement. Sierra se sentit aussitôt s’élever de plusieurs mètres au-dessus du sol. Les longues jambes du géant émergeaient du sable. Lorsque la recomposition de son corps fut complète, ils avaient dépassé la voûte de la grande salle et plus aucun grain de sable ne recouvrait le sol. La nomade osa un regard vers la terre ferme et sentit son cœur se soulever. La main de Djinn l’avait hissée à des dizaines de mètres de haut. La nausée commençait à former une boule dans sa gorge, aussi se concentra-t-elle sur un point fixe, dans le ciel.
Les étoiles luisaient, délicatement apposées à la toile noire d’encre du firmament. En les observant, Sierra songea qu’elles semblaient respecter un ordre tout particulier, qui échappait à toute logique humaine et qui pourtant paraissait normal. Son attention se reporta sur le géant, qui recommençait de parler.
- Sans ces paillettes scintillantes, vouées à éclairer vos nuits les plus sombres, saches que rien de ce que tu connais n’existerait aujourd’hui. Si tu veux tout savoir, elles sont tes ancêtres tout comme elles sont les miens. Mon essence même est composée de chacune d’elles. Elles m’ont enfanté, peu après mes frères et sœurs, et m’ont offert le cadeau spécifique à chacun d’entre nous. Nous possédons chacun un don, indissociable de nos êtres. Je t’ai dit que j’étais un gardien, mais je suis plus que cela : je suis le tisseur de temps.
Devant la mine perplexe de Sierra, il poursuivit.
- Je connais le destin de chaque être vivant sur Anörre. Tu te demandes depuis que nous nous sommes rencontrés quelles sont ces marques étranges à l’intérieur de mes ongles, je te vois les observer à la dérobée… Il s’agit des flux d’énergie de toute chose dans notre monde, ils apparaissent ou disparaissent, selon qu’ils vivent ou qu’ils meurent. Certains s’évaporent parfois avant de revenir des heures, des jours ou des années plus tard. Tes parents, ainsi que tous ceux de ton village, font partie de ces flux qui ont disparu, mais que je perçois toujours. Ils ne sont pas morts, ils sont passés dans l’autre monde pour servir un but qui m’est inconnu.
La jeune fille reçut la nouvelle comme un coup de poing dans l’estomac. Elle ne s’attendait certainement pas à obtenir une telle information si vite. Dans son esprit, les choses s’accélérèrent.
- Quel est cet autre monde ? Où sont-ils ? demanda-t-elle, fébrile.
- À la fois très loin et très proche d’Anörre. Ici ou ailleurs, peu importe puisque tu ne peux pas y accéder, conclut Djinn avec un reniflement suffisant.
- Et vous, le pouvez-vous ? insista-t-elle.
La tête du géant pivota vers elle avec grâce. Le regard qu’il lui lança suffit à lui faire comprendre qu’il ne risquerait pas d’interférer dans les lignes tracées par le destin, et encore moins pour la rassurer quant au sort des êtres qu’elle aimait.
- N’est-ce pas à mon tour, Ulfur, d’obtenir des réponses à mes questions ?
Cette impression est peut-être due au fait que ça fait maintenant un petit moment que tu nous as entraîné dans l'antre de Djinn. Mais, malgré ça, il n'y a rien que je puisse redire au sujet de ce chapitre parce que chaque mot me semblait parfaitement à sa place et sonnait tout à fait juste. Un véritable régal pour les yeux !
C'est bien de voir Sierra fidèle à elle-même malgré sa crainte ! Quant à Djinn, on en sait quand même un peu plus sur lui et c'était vraiment intéressant. Reste maintenant à savoir ce qu'il veut à Ulfur.
Vivement la suite en somme ! ;)
Ah zut, tu as l'impression qu'on patine un peu alors ? C'est peut-être dû au découpage que j'ai été obligée de faire pour la publication sur Plume d'Argent : les deux ou trois derniers chapitres ne sont en fait qu'un seul gros chapitre (un peu trop gros pour que je le poste d'un coup en fait...). D'où l'effet "il y a des infos, mais on n'avance pas". Ceci dit, je suis assez d'accord : je vais peut-être devoir débroussailler un peu cet épisode ^^
Eh oui, les parents de Sierra sont en vie. Tu vois, je ne pouvais pas me résoudre à les tuer comme ça... Au fond, j'aimerais bien que tout se termine bien, mais ça, ça n'est pas encore bien défini :)
J'espère que le prochain chapitre te donnera la réponse que tu cherches...
Merci encore et à bientôt <3