Dans le coin de la chambre, les ombres se mirent à se mouvoir. Ondulant contre les murs, longeant les meubles, remplissant l’air de cette pesanteur incompréhensible et pourtant si réelle. Se rapprochant, centimètre par centimètre, du lit de Leliara. Et de la jeune femme pétrifiée à l’intérieur qui faisait semblant de dormir.
Arrivées au pied du lit, les ombres se fondirent ensemble pour ne former qu’une seule, un tas informe qui se relevait jusqu’à obtenir une taille humaine. Dans un silence qui n’était dérangé que par les battements affolés du cœur de Leliara, l’Ombre resta là, debout, à la contempler à la faible lueur de la lune filtrant à travers les rideaux.
La jeune fille crut voir un sourire se détacher de ces ténèbres, des dents luisant dans un rictus amusé. Sans savoir comment elle le savait, Leliara comprit que la créature ne se moquait pas d’elle. Elle semblait jouer avec elle, comme si elles étaient complices, amies de longue date qui répétaient la même chorégraphie depuis des années et n’avaient qu’un regard à échanger pour se faire rire.
L’Ombre la regardait comme une amie, une amante, comme si elle la comprenait. Comme si l’horreur absolue qui pétrifiait Leliara n’était qu’un jeu entre elles. Comme si cette horreur ne faisait que l’encourager.
L’Ombre s’assit au pied du lit et Leliara, redevenue fillette, se redressa instinctivement pour serrer ses jambes contre elle. Maintenant qu’elle avait réussi à bouger, elle eut l’impression que quelque chose s’était brisé et se mit à sangloter, relâchant sa peur incontrôlable qui renouvelait ses assauts. La petite fille sentit des doigts glacés courir le long de ses boucles et entendit l’Ombre se repaitre de son odeur.
Une main moite passa sur sa joue, prélevant des larmes qui s’écoulaient inlassablement. Chuuuut firent doucement les ténèbres. Sachant ce qui allait suivre, Leliara ferma les yeux. Son corps n’était plus son corps. Il ne répondrait plus à ses ordres de toutes façons. Il ne répondait plus qu’à l’Ombre. Le Marionnettiste. Son âme vint se cacher au plus profond de son être, là où personne ne pourrait la toucher. Ainsi ce n’était plus ses yeux qui pleuraient. Ce n’était plus sa poitrine qui se soulevait. Ce n’était plus ses jambes que l’Ombre écartait.
Leliara revint à elle dans une inspiration qui ressemblait à un cri. Un rêve. Elle toucha instinctivement son corps mais c’était bien le sien, elle était bien adulte, elle était bien seule dans ce lit. La seule chose qui la rattachait à ce cauchemar était les larmes qui maculaient son visage et se perdaient dans ses cheveux et sa nuque.
Alertée par son cri, Emerys entra en trombe dans la chambre, une lanterne dans la main dont les flammèches lançaient des reflets dorés dans ses cheveux noirs. La pâleur de la jeune femme dut l’effrayer car elle se rua à son chevet, après avoir ouvert rideaux et fenêtres, tout en renvoyant d’un geste le garde qui avait cru à une attaque.
– Leliara ça va ? Cauchemar ?
L’intéressée ne put qu’acquiescer tout en laissant sa suivante la redresser, décollant les draps poisseux de sueur de son dos. Le contact de l’air frais sur sa peau la fit frissonner, mais son cœur ralentissait à mesure que son esprit se reconnectait à la réalité. Emerys la serra dans ses bras, envahissant son nez de son odeur de lavande et d’agrumes qui la rassurait toujours.
– Viens mon étoile, on va te changer, tu ne peux pas dormir là dedans.
Leliara se laissa porter, heureuse de pouvoir confier son corps à quelqu’un en qui elle avait parfaitement confiance, le temps qu’elle se rappelle comment commander à ses propres membres. Emerys passa son bras par-dessus son épaule pour qu’elle puisse se soutenir et l’aida à se lever, puis alla chercher une nouvelle chemise de nuit et commença à lui enlever celle enduite de sueur. Sentant son vêtement glisser de ses épaules, Leliara eut un mouvement de recul et s’agrippa instinctivement à ce qui l’empêchait d’être nue. La suivante la regarda de ses grands yeux noisettes mais leva immédiatement les mains, patiente, attentive.
– Tu préfères le faire toi-même?
Leliara secoua la tête, réalisant qu’elle devait avoir l’air idiote de refuser d’être déshabillée par quelqu’un qui l’avait vue nue toute sa vie, et Emerys reprit sa besogne. Quand elle eut également changé ses draps et rempli un verre d’eau qu’elle déposa sur la table de nuit, Emerys aida sa jeune maîtresse à se remettre dans son lit. Captant son regard inquiet, Leliara éclata en sanglots, s’accrochant à ses épaules.
– Je ferai venir le guérisseur demain, dit doucement Emerys tout en lui caressant les cheveux. Il te donnera de l’essence de passiflore, ça t’aidera à dormir. Ce n’est pas étonnant que tu fasses des cauchemars, tu dois être angoissée avec la Bénédiction qui arrive.
– Je ne peux pas, chuchota Leliara, levant des yeux implorants vers sa suivante.
Elle l’avait toujours aidée, peut-être pourrait-elle faire un miracle encore une fois?
– Je ne peux pas devenir prêtresse de la Lune, Emerys, reprit-elle. Je ne peux pas faire cette Cérémonie, le Soleil ne me bénira pas, il sera heurté par ma présence et nous maudira tous, et… J’ai peur Emerys… Je n’ai pas les épaules pour ça, je ne suis pas faite pour ça, je ne suis pas Téphys, ni Nellie, ni toi, je ne sais pas quoi faire ni comment le faire ! Je ne suis pas à la hauteur, conclut la jeune femme dans un soupir.
Emerys recula pour embrasser la jeune prêtresse de son regard. Elle leva une main hésitante vers sa joue, lui laissant le temps de la repousser si elle le souhaitait, et essuya les dernières larmes de Leliara.
– Tu es submergée, mon étoile, constata la domestique avec une moue compatissante.
Sa main descendit pour attraper le menton de sa maîtresse d’un geste fort.
– Tu es submergée, répéta-t-elle, mais tu n’es ni faible, ni indigne de la Bénédiction. Tu suffis, appuya-t-elle en serrant son menton pour que Leliara plonge ses yeux dans les siens. Aux ombres Téphys, Solon Auror et tout le reste du Temple je m’en moque. Toi, tu suffis. Juste toi. Je ne demande rien d’autre, tu m’entends?
Le souffle de la jeune femme ralentit peu à peu, comme si son corps acceptait ces paroles alors que son esprit en doutait toujours. Emerys continua :
– Quand tu es submergée, penses à qui tu seras dans un an, dans cinq ans, dans des années où tu choisiras toi-même sa successeure. Ce sera peut-être une jeune fille aussi magnifique que toi, qui aura des yeux noisettes, une peau noire comme la nuit et des cheveux bouclés sublimes, rit-elle en touchant ses propres boucles. Et elle aura peur, parce que qui n’aurait pas peur d’être à cette place? Elle viendra à toi parce que tu sauras l’accompagner et la protéger, et elle te fera confiance. Et tu lui diras que toi aussi tu avais peur. Que c’est normal. Que ça ne veut pas dire que tu n’étais pas digne de la Bénédiction, ou qu’elle ne l’est pas non plus, au contraire. Ça veut dire que vous savez la responsabilité que vous avez, que vous prenez votre rôle au sérieux, et que ça fera de vous des Hautes Prêtresses dont on se souviendra.
Après un silence entrecoupé de reniflements, Leliara demanda :
– Tu penses que Téphys avait peur ?
– J’en suis persuadée, répondit Emerys avec un sourire qui réhaussa ses joues. Une chose à la fois, d’accord? Après-demain nous partons pour Port-Soleil, c’est la seule chose à laquelle nous allons penser pour l’instant. Tu aimes bien Port-Soleil, non?
Leliara hocha la tête en se représentant la mer rugissante, les vagues qui s’écrasaient contre les falaises, le vent qui emplissait ses oreilles et faisait danser ses boucles. Elle adressa un sourire presque confiant à Emerys et fit semblant de s’endormir pour qu’elle puisse aller se coucher. Elle lui avait fait perdre suffisamment de sommeil, alors que la jeune femme savait qu’elle ne retrouverait pas le sien.
Le lendemain matin, encore troublée par son cauchemar, Leliara décida de rester dans sa chambre à lire un grand livre d’histoire que son précepteur lui avait conseillé. Avec l’agitation des jours à venir, ses cours avaient été suspendus, mais elle ne comptait pas mettre un terme à ses apprentissages, surtout sur des thèmes qui la passionnaient comme les guerres de l’Empire, ou comment la Province du Soleil avait conquis l’ensemble des royaumes alentours. Cet ouvrage-là concernait spécifiquement la conquête du royaume de Rassariel, à l’Ouest, les grandes batailles près de la forêt du Thiem, et les faits d’armes des prêtres de l’époque.
Un chapitre entier était dédié à Rorisk For, le fils d’un noble et ancêtre du duc de Port-Azur. Il était dit qu’il était devenu prêtre de l’Eau à l’âge de 14 ans, avant même de recevoir les Rayons de l’Aube ; tous les autres prêtres avaient dû attendre d’avoir 16 ans et de participer à la Cérémonie, d’être bénis par le Haut Prêtre et la Haute Prêtresse, et de savoir si le Soleil les choisissait pour se mettre à son service. Mais pas Rorisk.
Ça aurait été blasphématoire s’il n’était pas devenu aussi puissant j’imagine…
Grâce à ses pouvoirs, il avait permis à l’Empire de remporter une bataille décisive et de faire tomber Lifort, la capitale de Rassariel.
Leliara se prit à s’imaginer à la place de Rorisk, menant des batailles légendaires, voyageant à travers le continent, rencontrant des personnes de toutes les provinces… Le passage d’un goéland devant sa fenêtre la fit lever les yeux. Là n’était pas son destin. Elle ne devrait pas se plaindre, elle le savait, et c’était un honneur d’avoir été choisie par Téphys mais… Elle posa le livre sur une petite table et se plaça devant une fenêtre, tout en restant dissimulée derrière ses rideaux. Le monde extérieur était en ébullition, juste en bas. Nobles, commerçants, dames et leurs suivantes, valets qui couraient dans tous les sens, des paquets dans les bras… Ils lui donnaient mal à la tête simplement en les regardant.
Leliara songea qu’elle avait au moins cette chance : même une fois bénie, la prêtresse de la Lune n’était pas noble, elle était membre du culte du Soleil, et n’avait donc pas de suite. Et à voir les dames de compagnie qui suivaient à la trace leurs maîtresses, ombrelles en main, chapeaux de tulle vissés sur la tête, et l’air toujours misérable, Leliara ne s’en portait que bien mieux.
Alors qu’elle se perdait dans la contemplation d’un monde qui lui échapperait toujours, on toqua à la porte. Un valet en livrée crème et rouge ouvrit avant qu’elle n’ait eu le temps de répondre et annonça :
– Sa Divinité, Téphys.
Celle-ci rentra dans la chambre sans remarquer le valet, qui les laissa seules. Elle lança un regard réprobateur sur l’ensemble des appartements de Leliara, sans pour autant expliquer la raison de son mécontentement. Au lieu de cela, elle haussa des sourcils désabusés, se tourna vers la jeune prêtresse et l’invita d’un mouvement de la main à se lever.
– Aller, viens avec moi, j’ai quelque chose à te montrer.
– Dois-je me changer ?
Leliara ne savait comment interpréter le regard de Téphys et cherchait ce qu’elle pouvait lui reprocher, en vain. Quand l’intéressée fit non de la tête, elle sut que ce n’était pas sa tenue le problème. Où qu’elles aillent, une simple robe blanche ferait manifestement l’affaire. Leliara ne posa pas davantage de question vu l’empressement de Téphys et se contenta de la suivre, sans valet ni servante. Elle avait dit à Emerys, plus tôt ce matin, qu’elle l’appellerait si elle avait besoin d’aide.
La Haute Prêtresse les emmena dans un dédale d’escaliers, d’abord pour descendre de la tour où elles logeaient, puis pour se diriger vers les salles officielles. Elle marchait avec détermination, son chignon impeccable dressé sur sa tête. Tous ceux qu’elles croisaient, serviteurs comme nobles, s’inclinaient à son passage, et semblaient toujours ne remarquer qu’après qu’elle était suivie par Leliara. Ils lui offraient alors un regard chargé d’excuses et un léger signe de tête. Téphys avançait dans des passages de moins en moins fréquentés, empruntait des escaliers dérobés, jusqu’à ne plus voir personne dans des couloirs étroits, éclairés faiblement par de petites torches. Elle n’avait pas décroché un mot de tout ce périple et s’arrêta net dans un petit passage.
– Tu seras prêtresse de la Lune dans quelques jours, chuchota-t-elle, et cette réalisation entraîna un autre accès d’angoisse dans le ventre de la prêtresse en question. Il faut que tu en apprennes un peu plus sur le monde en-dehors d’Hélésia. Tu as des précepteurs pour la théorie, mais la pratique est différente. Même si nous ne sommes que des membres du Culte, et des femmes, nous pouvons tirer notre épingle du jeu et compter. Et ça commence par écouter, ajouta-t-elle en appuyant un doigt sur ses lèvres qui se fermaient.
Avec un regard soutenu, Téphys leva une tenture accrochée au mur et dévoila une petite porte, qu’elle ouvrit sans un bruit à l’aide d’une clé qu’elle avait cachée dans son chignon. Des échos leur parvinrent, ainsi que des relents de vin, de viande, et d’encens. Leliara en eut l’eau à la bouche et s’en réprimanda intérieurement. Elles avancèrent prudemment dans une petite galerie plongée dans la pénombre et percée de quelques fenêtres. Encouragée par son mentor, Leliara osa un regard en contrebas : c’était l’Assemblée des Gouverneurs.
L’Empereur Caelius trônait au bout d’une longue table en bois massif sur laquelle on avait étalé une gigantesque carte du monde. Il était juché sur un large fauteuil en velours rouge, plus grand que ceux des autres, et il portait pour l’occasion une cape de fourrure blanche qu’il avait jetée sur le dossier. Les six gouverneurs étaient assis de part et d’autres de la table et se passaient des assiettes de viande, de légumes et de patates, se resservaient en vin et certains fumaient la pipe. Aucun serviteur n’avait le droit de les assister, sauf s’ils avaient des demandes particulières : cette réunion était confidentielle et nul ne pouvait en connaître le contenu.
Si nous sommes dans cette galerie secrète, qui d’autre écoute leurs conversations à leur insu ?
Tiraillée entre la conscience de l’interdit qu’elles étaient en train de bafouer, et sa curiosité, Leliara jeta un regard inquiet vers Téphys mais, la découvrant happée par les échanges des gouverneurs, elle décida de l’imiter.
– La réalité, vos Seigneuries, c’est qu’aucun d’entre vous n’a mis les pieds au front depuis des années, tonna un homme trapu, brun et dont le visage était encombré d’une large balafre! Rassariel subit les plus fortes attaques de Samaara, les pirates harcèlent nos côtes et leurs eaux sont toujours aussi impraticables. Nous avons déjà perdu une dizaine de prêtres cette année, nous avons besoin de plus!
Leliara souhaitait profiter de l’occasion pour réviser ses gouverneurs. Celui de Rassariel était si loin à l’Ouest de l’Empire qu’il ne devait venir que pour les Assemblées. Quant à se rappeler son nom... Un coup d’œil à la personne en face de lui, à moitié cachée par le lustre suspendu au plafond, l’informa qu’il s’agissait du gouverneur de Vanor, vu l’écusson brodé sur son pourpoint.
– Nous prions, Stenval, et nous vous envoyons les ressources dont nous disposons, répliqua le grand homme sec! Les impôts ont encore été augmentés pour financer cette guerre, et nous ferons ce qu’il faut pour la gagner, ajouta-t-il en tapant du poing sur la table pour marquer sa détermination. Mais même vous devez comprendre que les prêtres ne poussent pas sur les arbres ! Le Soleil ne bénit plus beaucoup de nos jeunes, et cela a peut-être un lien avec certains ducs qui ne l’adorent pas entièrement…
Tous les regards se tournèrent vers le balafré de Rassariel, qui fulminait.
– Tristan Marenval est soumis au Culte du Soleil, ne le rendez pas responsable de tous nos maux. Je ne vois surtout pas l’intérêt de conserver au sein de l’Empire autant de prêtres alors qu’ils seraient essentiels à la guerre ! Par les Astres, vous avez même encore des prêtres de la Terre, et j’ai entendu dire que vous aviez également des prêtres du Métal. Utilisez des forgerons, et laissez-nous nos meilleurs atouts !
Valoria, le gouverneur de la Province du Soleil, leva la main pour inviter au calme, avant que les deux hommes ne se mettent à s’écharper sur la table.
– Messieurs, nous sommes là pour trouver des solutions, pas pour parler des problèmes annexes comme Tristan Marenval. Et quant à vous, Stenval, à quoi sert de protéger l’Empire du Soleil si c’est pour faire partir, et potentiellement mourir, à la guerre tous nos prêtres, tout notre mode de vie ? Nous avons également besoin d’eux dans l’Empire, pas uniquement au front.
Durant tout cet échange, l’Empereur Caelius ne disait rien et ne réagissait pas. Il semblait se tenir prêt à réagir dès qu’il le devrait, attendant la moindre opportunité de devoir rappeler à tous son pouvoir. Le gouverneur le plus près de lui, dont les boucles brunes semblaient vouloir s’échapper de sa tête tant elles s’en écoulaient, lança un regard vers son souverain. Leliara reconnaissait facilement celui qu’elle avait surnommé intérieurement Bouclettes, à défaut d’arriver à se souvenir de son nom, gouverneur de Pyrgos, la première province à avoir été rattachée à l’Empire. Il était très proche de Caelius et le montrait à chaque occasion.
– Je dois rejoindre Valoria, nous ne pouvons pas envoyer au front l’ensemble de nos prêtres et risquer de les perdre, le Soleil ne nous pardonnerait pas un tel affront. Mais nous pouvons lever davantage d’impôts pour soutenir l’effort, s’assurer que les ravitaillements arrivent à temps, en nourriture et en armes.
– Vos ravitaillements ne serviront qu’à envoyer davantage de bateaux au fond de la mer, explosa le balafré! Les Samaariens ont de la magie, ils connaissent leurs eaux et elles leur… elles leur répondent, elles leur obéissent. Il faut l’admettre, messieurs, cela fait déjà quelques années que nous n’avons pas connu de vraie victoire, tandis qu’ils envoient leurs pirates harceler nos côtes.
Un silence pesant se fit autour de la table, chargé d’inquiétudes et de questions sans réponse. L’Empereur se redressa sur son trône.
– Cette guerre est une épreuve du Soleil, concéda-t-il. Mais ces années à sillonner la mer du Sud ne sont pas en vain. Nos cartographes travaillent dur, et s’il s’agit certes d’un emploi à risque, les morts trouvent des remplaçants. Une fois que nous aurons une carte fiable et complète de ces eaux, leur principale défense ne leur sera plus d’aucune utilité.
Les gouverneurs semblèrent se détendre légèrement, mais Leliara sentait bien ce que personne n’osait exprimer à voix haute, surtout devant l’Empereur : ils devaient gagner rapidement cette guerre, avant qu’elle n’ait épuisé toutes leurs ressources.
– Nous augmenterons encore un peu les impôts, reprit l’Empereur, et j’ordonnerai à Solon Auror d’envoyer davantage de prêtres sur le front, mais nous ne pourrons pas faire de miracles. J’ai aussi besoin de prêtres ici, et partout dans l’Empire.
À côté d’elle, Leliara sentit Téphys se tendre à l’évocation de l’ordre qui allait être donné au Haut Prêtre, mais elle resta silencieuse et concentrée sur l’Assemblée.
– Les prêtres de Marran pourraient peut-être se… réorganiser, proposa Valoria d’une petite voix qui ne lui ressemblait pas?
Tous les regards convergèrent vers un homme qui n’avait pas encore parlé. Leliara ne pensait pas l’avoir déjà vu, car par les Astres elle s’en rappellerait. Il était magnifique. Sa peau cuivrée semblait douce comme les rayons de soleil à Port-Amar, de longs cheveux noirs dégringolaient sur ses épaules, et il arborait un sourire fier capable de faire fondre n’importe qui.
La province de Marran… Le gouverneur n’était-il pas vieux? C’est son fils qui lui a succédé, donc un Montarini?
– Vous voulez préciser votre pensée, Valoria?
Même le gouverneur de la province du Soleil semblait chercher ses mots. L’Empereur le priva de cette peine, bien qu’il fut lui aussi plus hésitant qu’avec le balafré.
– Les rapports ne sont pas très clairs, Montarini, je voulais justement profiter de l’Assemblée pour comprendre ce qui se passe exactement à Roasar.
– Tout va bien à Roasar, ils tiennent le front.
Le jeune homme se redressa sur sa chaise et prit une gorgée de vin. Il ne devait pas avoir plus de trente ans mais il agissait avec plus d’autorité qu’un souverain.
– Gouverneur Montarini, je n’ai pas l’intention de vous soutirer des informations, menaça l’Empereur, et chacun se tendit sur son siège en entendant son ton.
– Très bien, souffla-t-il. La situation est délicate. Des derniers rapports, le duc Orsini a été assassiné, mais la ville continue de résister à Samaara. Il est donc possible que ce ne soit pas un coup des Samaariens.
La tension autour de la table était palpable. Un duc assassiné ? Par son propre peuple, par l’Empire? Si un personnage d’une telle importance pouvait disparaître de cette façon, sans laisser de trace, sans même que les espions du gouverneur ne puissent le renseigner efficacement… Chacun devait sentir la fragilité de son siège.
– Depuis combien de temps, demanda simplement l’Empereur, qui conservait une mine concentrée et calculatrice?
– Une semaine environ. Je suis loin de chez moi, je n’ai pas les informations aussi complètes et rapides qu’à l’ordinaire. Mais c’est arrivé après mon départ, de cela j’en suis certain.
Un gouverneur se passa la main sur sa mâchoire carrée. Il avait les cheveux blonds coupés ras des militaires et des yeux bleus perçants qui ne reflétaient qu’une chose : il n’avait pas envie d’être ici.
Le dernier gouverneur, donc, de la province d’Elane.
Malgré son intention marquée de ne pas prendre part à la conversation, le meurtre d’un duc ne pouvait pas le laisser de marbre.
– Une idée de qui a pu tuer Orsini ? Comment pouvez-vous affirmer qu’il ne s’agit pas de Samaara ? Un contingent pourrait l’avoir eu, mais ses généraux poursuivent les efforts de guerre, ne pensez-vous pas ?
Sa remarque fut accueillie par des hochements de tête autour de la table.
– Vous avez déjà une idée du tueur, n’est-ce pas Montarini, renchérit Valoria? Que ne nous dites-vous pas ?
Rien ne semblait pouvoir effacer le sourire du gouverneur de Marran, et pourtant Leliara crut sentir un réel agacement de sa part. Il voulait gérer ce problème à sa manière et de son côté, et n’aimait pas toutes ces questions ni devoir rendre des comptes à la Couronne. Malheureusement pour lui, devant son Empereur il n’avait guère le choix.
– Comme je le disais, les rapports sont incomplets. Il semblerait que ça vienne de l’intérieur de la maison des Orsini.
– De l’intérieur, insista Bouclettes? Un serviteur qui travaillerait pour le compte de Samaara?
Un petit rire discret vint briser la tension de l’Assemblée. Tous les gouverneurs se tournèrent vers le gouverneur de Vanor alors qu’il tendait ses doigts noueux pour se resservir une coupe de vin.
Toujours aussi dramatique, celui-là…
Ce ne fut que lorsqu’il eut bu une gorgée, et qu’il se fut assuré que tout le monde l’écoutait, qu’il lança :
– La veuve? La femme d’Orsini l’a tué, c’est ça votre théorie n’est-ce pas Montarini?
Son gloussement se transforma en rire franc quand il obtint ce qu’il pensait être une confirmation par ce dernier. Les coins de lèvres du balafré se relevèrent légèrement mais il avait manifestement plus de retenue.
– Vous trouvez ça drôle, Hanlon, tonna l’Empereur, mettant immédiatement fin à cette démonstration inappropriée?
Le gouverneur eut la bonne idée de paraître désolé en expliquant, manifestement troublé d’être le seul à voir l’humour dans cette histoire.
– Tué par sa femme… C’est quand même très surprenant, vous ne trouvez pas votre Altesse?
– Ce que je trouve surprenant, c’est que la flotte Orsini est à présent hors de notre contrôle et que vous ne trouvez qu’à en rire, répondit l’Empereur sur un ton tranchant comme la glace.
Leliara s’arracha à sa contemplation de la scène avec l’intention de questionner Téphys sur le sens de ce meurtre. Mais quand elle ouvrit la bouche, elle réalisa que celle-ci était complètement absorbée par l’Assemblée. Tendue, attentive, elle paraissait avoir hâte que le gouverneur se taise pour avoir plus d’informations sur l’enquête.
La jeune femme n’osa pas la déranger, et reporta son regard vers le bas. Le beau Montarini observait la scène, calculant probablement les répercussions qu’aurait la réaction du gouverneur au sens de l’humour douteux. Lorsque ce dernier se fut excusé auprès de l’Empereur, Montarini reprit:
– Il semblerait qu’elle l’ait empoisonné, mes amis. L’arme préférée des femmes et des lâches, et apparemment Thalia Orsini correspond autant à l’une qu’à l’autre. Je comprends votre surprise, mais croyez-moi, dès que je serai rentré à Veracier je m’occuperai de cela. Les généraux l’ont emprisonnée et s’occupent de la flotte, il ne me restera qu’à nommer un nouveau duc, cette fois un qui soit vraiment un homme et qui sache s’occuper de sa femme.
L’Empereur hocha la tête pensivement.
– Je veux un rapport au plus tôt, complet cette fois, sur ce qui est arrivé et sur le nouveau duc. Thalia devra être jugée à Veracier et exécutée en place publique, je veux faire un exemple. Elle oublie sa place, tue son souverain, et en plein milieu d’une guerre qui plus est, elle nous met tous en danger.
Le gouverneur de Marran s’inclina avec un sourire entendu et satisfait. Mais aussi… Impatient? Leliara n’eut pas le temps d’étudier son expression : Téphys la tirait par le bras pour la ramener à travers la petite galerie et dans le couloir exigu. Une fois en sécurité, et malgré sa certitude que les gouverneurs ne pouvaient plus l’entendre, la jeune femme chuchota :
– Pourquoi sommes-nous parties? Est-ce terminé?
Téphys regardait à travers elle, sans la voir, la mine calculatrice et résolue.
– Hum? Oui tu peux retourner lire.
Et dans un grand mouvement de tissus, elle lui tourna le dos et s’éloigna à grands pas, la laissant seule dans le couloir, et la laissant se débrouiller pour retrouver son chemin. Il était fréquent que Téphys agisse comme si elle ne l’avait pas vue ni écoutée, mais Leliara ne s’y faisait jamais vraiment. Elle erra suffisamment longtemps pour atterrir dans sa chambre, tout en ressassant ce qu’elle venait de voir.
D’abord, que Téphys espionnait l’Empereur et les gouverneurs. Ce n’était pas le plus étonnant : la Haute Prêtresse avait toujours été ambitieuse et intelligente, elle ne se serait pas contentée de prier au Temple et faire des œuvres de charité. Quant à savoir ce qu’elle comptait faire des informations qu’elle avait ainsi glanées…
Que pourrait-elle faire elle-même de ces informations d’ailleurs? Le front s’enlisait et les gouverneurs s’écharpaient entre ceux du Sud qui demandaient toujours plus de ressources pour faire face, et ceux du Nord qui voulaient garder leur mode de vie. Rien de nouveau ici. Les gouverneurs n’étaient pas seuls pour prendre leurs décisions, même à Hélésia, Valoria devait composer avec une noblesse qui n’était pas prête à tout sacrifier au nom d’une guerre qui s’éternisait et dont les raisons s’effilochaient année après année.
Quant au meurtre du duc Orsini… Leliara s’enferma dans sa chambre, comme si le seul fait de réfléchir à cette nouvelle donnée impliquait d’être discrète. Adossée contre sa porte, elle soupira. Une duchesse aurait tué son époux, dans une ville portuaire donc qui tenait le front avec Samaara. Pourquoi mettre en danger l’Empire comme cela? Avait-elle été corrompue par le royaume ennemi? Qu’espérait-elle obtenir? Leliara songea que le couple n’avait même pas eu d’enfant : la duchesse craignait-elle que son époux ne se débarrasse d’elle pour prendre une femme plus féconde?
Quoi qu’il en fut, elle aurait dû se contenter de ce qu’elle avait. Heureusement que les généraux avaient repris le contrôle de la ville, sans quoi ce meurtre inconscient aurait pu plonger l’Empire dans le chaos. Inconscient et en même temps… Une petite voix lui soufflait de l’admiration pour Thalia Orsini, la femme qui avait tout défié et qui avait agi, même si elle ne pouvait cautionner ses raisons.
Ce troisième chapitre est puissant et poignant ! J’adore la tension entre l’angoisse de Leliara et la douceur rassurante d’Emerys. On sent tout le poids de la peur mêlée à une profonde complicité, ça rend le moment hyper humain et touchant. Cette scène donne envie d’en savoir plus sur leur lien et sur ce qui attend Leliara !