“Comment, une révolution ? demanda Sophie, ébahie.
- Comme je vous le dis. Le Tsar a abdiqué, et l’Empire Russe n’est plus. Cette partie du plan était prévue par l’organisation, mais de nouveaux éléments sont apparus, qui m’inquiètent.
- Quels sont-ils ?”
Ils se trouvaient dans les jardins, en cette journée de mars, et discutaient, comme depuis son escapade, des plans à suivre.
“Un groupuscule d’extrême-gauche. Des dangers. Mais on ne m’a pas pris au sérieux quand j’ai prévenu l’organisation qu’ils avaient tort d’unir leurs forces avec ces terroristes. Qu’ils s’en débrouillent, maintenant, je m’en lave les mains.
- Pourquoi ne vous croient-ils pas ? s’étonna Sophie.
- J’ai été initié très jeune, à peine vingt ans, par mon grand-oncle, comme je vous l’ai dit. Il est mort peu après. Les autres membres, surtout dans les instances décisionnelles, sont plus âgés, et, m’ayant connu jeune, ne m’écoutent guère.
- Monsieur votre père fait-il partie de cette organisation ? A-t-elle un nom, d’ailleurs ?
- Nous ne l’appelons que l’organisation, un nom donnerait des pistes. Quant à monsieur mon père, comme vous dites, j’ai le malheur de dire que c’est un couard de la pire espèce ; il n’en fait pas partie, il a trop peur. Son poste est confortable, il a mis des années à l’obtenir. Il préfère vivre sereinement ses dernières années, ainsi qu’il me l’a confié la dernière fois que je l’ai vu.
- Je suis navrée.
- Nous ne nous connaissons pas bien, mais nos caractères sont assez semblables : j’ai appris la dissimulation, le mensonge, les calculs, la manipulation en le regardant faire, même si j’avais déjà des prédispositions.
- Et... votre mère ? osa-t-elle demander.
- Elle est décédée, quand j’avais six ans, vous et moi avons vécu la même situation. Elle est morte en couches. Le bébé était mort-né. C’était une petite fille, mais je n’ai jamais su le nom qu’on lui avait donné.
- C’est affreux...
- Ma mère n’était guère... aimante. On m’a confié à différentes nourrices, puis des précepteurs. Je n’ai pas vu de changement notable, mais...
- Mais vous avez eu de la peine, malgré tout.
- Je pense, oui.”
Il y eut un petit silence ; pendant toute la conversation, Olstrik avait regardé droit devant lui, et il se tourna soudain vers elle :
“Mais revenons à nos moutons. Le Reich et l’Empire austro-hongrois ont tenu des réunions quant à la sortie de guerre, mais je pressens, hélas, que le conflit ne se prolonge. Le front russe tombé, ils ont les mains libres pour une expansion à l’ouest. Je crains qu’il ne faille passer par la Suisse, ce sera le seul moyen d’être sûrs d’arriver en France.”
Elle lui avait demandé quelques jours auparavant où ils se trouvaient ; il l’avait d’abord questionnée :
“À votre avis ? Où sommes-nous ?
- J’ai essayé de faire le calcul dans la voiture... J’ai pensé à Leipzig, mais nous sommes plus loin. Dresde ?
- Bien raisonné, nous sommes au sud-ouest de Dresde, avait-il dit.”
Elle reprit donc :
“De Dresde à la Suisse, c’est un long trajet.
- Effectivement ; il faudra donc avoir une histoire sans faille, pour ne pas être repérés. Je pourrai dans un premier temps me servir de mon statut d’officier, mais si mes supérieurs me rappellent et que je ne me présente pas, je serai officiellement un déserteur. Je pense qu’ils ne se méfieront pas avant notre arrivée à la gare de Stuttgart ; mais l’organisation pose également problème : ils vont se demander pourquoi je pars avec vous. Nous devrons donc leur fausser compagnie en route vers Stuttgart, et, de là, nous déguiser.
- Nous déguiser en quoi ?
- En vieux couple, pardi ! J’ai apparemment un immense talent pour jouer le vieillard, figurez-vous.”
Elle se mit à rire gaiement.
“Et comment cacherez-vous votre haute silhouette si reconnaissable, commandant ?
- Je fais un bossu très convaincant, ma chère, dit-il dignement. Et vous-même, il faudra que vous vous serviez d’une canne. Nous irons visiter un fils très cher à l’hôpital de Ravensburg.
- Mais...
- Ayez confiance, cela fonctionnera très bien, coupa-t-il, comme ils achevaient la promenade à l’heure prévue.”
La routine avait été légèrement modifiée depuis le retour de Sophie : ils continuaient la musique et les promenades, notamment, mais sous couvert de continuer leurs travaux sur les carnets du grand-oncle - Olstrik avait dissimulé leurs avancées aux domestiques et membres de l’organisation - il lui apprenait les fondamentaux du lituanien, divers codes utilisés par les services allemands, et d’autres choses qui pourraient être utiles, comme déceler les signes de mensonge ou de dissimulation.
“Quand nous nous sommes... revus, à Hanovre, dit-il en choisissant ses mots, vous avez eu l’excellent réflexe de dire quasiment la vérité, c’était très déroutant, un autre que moi eût pu s’y laisser prendre. Hélas pour vous, je suis difficile à duper...
- Je l’ai constaté, en effet, répondit-elle, un peu honteuse d’avoir été découverte si aisément.
- Ne soyez pas si penaude, face à moi, c’eût été impossible, je connaissais votre nom réel et vous l’aviez changé, je ne pouvais que me méfier.”
Ils parlaient à voix basse, pour ne pas être entendus des domestiques, que Sophie n’avait toujours pas vus, leur légendaire discrétion toujours au rendez-vous.
L’autre modification de la routine était qu’elle ne pouvait plus se rendre seule à la chapelle ; Olstrik l’y accompagnait, et restait généralement à lire tandis qu’elle priait en silence. Un jour, elle osa lui demander :
“Ne voulez-vous pas... prier avec moi ?
- Je ne prie pas, Mademoiselle, lui dit-il aimablement. Je n’ai jamais appris.
- Mais pourtant vous veniez à la messe, chez les Vengels ?
- Je voulais faire plaisir à Matthias et Gabriella, et ne pas choquer les petits. Mais, je n’ai pas eu d’éducation spirituelle à proprement parler.”
Elle n’insista pas davantage cette fois-là, mais revint à la charge deux ou trois jours après :
“Commandant, je voudrais chanter un Cantique.
- Mais faites donc, dit-il, surpris, je ne vous en empêche pas.
- Mais ce serait plus beau si vous chantiez aussi, je sais que vous avez une belle voix.
- La flatterie vous mènera à beaucoup de choses, dit-il. Montrez-moi donc une partition, je vous suivrai.”
Elle commença, et bientôt leurs deux voix résonnèrent à l’unisson dans la petite chapelle, Olstrik déchiffrant rapidement les notes. Le cantique fini, elle lui sourit :
“Chanter, c’est prier deux fois, disait Saint Augustin, lui dit-elle. Je vous remercie, commandant.
- Je vous en prie, Mademoiselle.”
Ils jouaient aussi aux échecs après le dîner, Sophie trouvait l’exercice fort plaisant ; le commandant lui donnait maintenant des conseils, ce qui l’aidait beaucoup, même si elle perdait parfois assez lamentablement.
“Par moments, je vois très clairement les prochains mouvements possibles, et à d’autres, je ne me concentre que sur une partie de l’échiquier pendant que vous faites une moisson de mes pièces, remarqua-t-elle.
- J’ai noté cela aussi ; mais, à force, vous verrez les différents coups possibles à l’avance, et je serai bien en peine de gagner alors, je ne vais donc pas vous aider à y remédier pour l’instant, répondit-il avec un sourire ironique.
- Vous êtes machiavélique, dit-elle en souriant à son tour.
- Non pas, pragmatique, seulement.”
Le printemps était bien entamé quand Olstrik lui donna l’ordre de leur départ, tandis qu’ils se promenaient dans les jardins.
“J’ai bien réfléchi, et j’ai envoyé diverses lettres. Je vais annoncer à l’armée une rechute dans mon état, un ami médecin m’a fait une lettre, et sans le dire à l’organisation, qui croira que je vous emmène sur ordre de la hiérarchie militaire, nous allons partir. Comme prévu, nous serons tranquilles jusqu’à Stuttgart. J’ai pensé à utiliser le passage de la chapelle, mais les domestiques le connaissant aussi, nous n’aurions qu’une courte avance. Tandis que si nous prenons l’automobile puis le train, comme si nous nous rendions à un autre poste d’interrogatoire, leurs suspicions ne s’éveilleront que tardivement. J’ai brouillé les pistes, disant à l’organisation que nous retournions à Hanovre, et à l’armée que je me reposais à la résidence paternelle, près de votre domaine. Ainsi, nous allons tromper leur vigilance quelques jours. Ensuite, nous devrons marcher, mais peut-être trouverons-nous un moyen de locomotion en route.”
Et ils partirent à la mi-avril ; les deux sbires du voyage de l’aller avaient été rappelés pour cette mission d’escorte, et Olstrik les congédia une fois à la gare de Dresde, où ils prirent le premier train en partance pour Stuttgart. Il avait réservé un compartiment, et là, rideaux baissés, il montra à Sophie tout ce qu’il avait emporté pour eux, afin de parfaire leur déguisement, à l’insu des domestiques. Elle-même avait cousu dans ses jupons diverses choses : pince à épiler, fil, aiguilles, pansements, ciseaux, épingles... Elle avait aussi, à la demande d’Olstrik, aménagé une pochette pour un petit revolver qu’il lui donna dans le compartiment, une fois les rideaux tirés :
“Dissimulez-le, j’espère que nous n’aurons pas à nous en servir, mais sait-on jamais. En avez-vous déjà utilisé un ?
- Oui, à Folkestone, on m’a montré ; les rudiments que j’ai à la carabine m’ont aidée, mais je ne me suis pas entraînée depuis.”
Elle gardait l’arme à la main, et comme Olstrik la pressait de le cacher, elle lui dit, embarrassée :
“Je ne puis le faire devant vous, je dois soulever mon jupon...
- Mais nous serons bientôt mari et femme, vous savez ?
- Comment ? s’exclama-t-elle.
- Mais, oui, pour notre couverture.
- Alors, tournez-vous et cachez-vous les yeux, puisque nous ne sommes pas encore mariés, dit-elle fermement, en se levant et lui tournant le dos pour atteindre la cachette de l’arme, se retournant pour vérifier qu’il ne regardait pas à son insu.
- Pour vos cheveux, et les miens, d’ailleurs, j’ai ici une mixture qui les blanchira, reprit-il une fois qu’elle lui eût donné la permission de rouvrir les yeux. Et pour faire paraître notre peau plus ridée - surtout la vôtre -, il y a une technique infaillible.
- Laquelle donc ?
- De la colle et de la cendre, que nous appliquerons sur les plis naturels de la peau pour les renforcer. Il faudra aussi que vous vous teniez moins droite, et nous allons nous vêtir de vêtements plus amples et plus datés.
- Vous avez fait des recherches extensives, dit-elle.
- Et du théâtre, au collège ; c’est là que j’ai appris beaucoup de choses, notamment le maquillage.”
Olstrik sortit du compartiment tandis que Sophie se changeait, puis ils échangèrent. Quand elle revint, il avait troqué son uniforme contre un costume bourgeois et suranné, elle-même portait divers rembourrages et une robe qui lui rappelait celles de feue sa tante, dont le haut col serré remontait jusqu’à sa mâchoire.
“Vous êtes encore trop jolie, nous allons nous occuper de vos cheveux, puis des miens, et ensuite nous appliquerons le maquillage, dit Olstrik, qui avait l’air de follement s’amuser.”
Elle le lui fit remarquer, et il rit de bon cœur :
“En effet, je me gausse à l’idée de ce bon tour joué aux allemands, que je n’ai jamais tenus en affection, et à l’organisation, qui a essayé de me flouer. Je suis - vous l’avez peut-être remarqué - rancunier.”
Elle défit son chignon afin qu’ils puissent appliquer dessus une sorte de pâte blanchissante, qui collait à ses mèches, faisant disparaître leur couleur dorée, et, en séchant, leur donnait des tons grisâtres. Ils firent la même opération sur les cheveux, les sourcils et la moustache d’Olstrik, et l’effet était déjà saisissant. Elle se mit à rire en se voyant dans le miroir, ainsi vieillie. Elle s’appliqua, une fois ses cheveux secs, à faire une coiffure de dame plus âgée, le chignon le plus haut possible, puis ils passèrent au maquillage.
Le commandant lui montra quelles grimaces effectuer, et prenant lui-même un pinceau, appliqua la colle puis la cendre sur le visage de la jeune femme. Elle se regarda à nouveau, et se reconnut à peine, grimée comme elle était ; elle fut prise d’un fou rire qu’elle essaya de contenir pour ne pas abîmer le travail effectué par Olstrik, mais celui-ci ne paraissait pas fâché qu’elle prît les choses aussi légèrement. Il se grima à son tour, puis sortit de son sac deux cannes, et aussi...
“Nos alliances. Mais nous devrons porter des gants, nos mains seront trop facilement repérables, car les vieillir prendrait du temps, et au moindre lavage, il faudrait tout refaire. J’ai fait préparer deux passeports, par un intermédiaire de l’organisation, qui n’est pas au courant de ces plans. Je me suis permis de choisir nos noms, j’espère que vous n’y verrez pas malice, dit-il en souriant, lui tendant l’anneau qu’elle mit au doigt, et deux cartes d’identité.”
La première indiquait : Hermann Bischof, soixante-quatre ans ; la deuxième : Helga Bischof, née Reitter, cinquante-six ans. Elle se mit à rire :
“Bischof, le fou du jeu d’échecs, Reitter, le cavalier... Et comment saviez-vous donc que ma tante s’appelait Helga ?
- J’ai demandé à ce cher Oskar von Tranner, lors du thé dansant, où vous jouâtes pour moi cette valse de Chopin que je prise tant.
- Quelle mémoire !
- Maintenant, préparons sérieusement cette histoire, chère Helga.
- Absolument, cher Hermann. Je vais devoir me retenir de rire en vous appelant ainsi.
- Vous pourriez me donner un petit nom affectueux, en ce cas.
- Mais lequel donc ? Cher ami ?
- C’est un peu guindé, mais cela colle avec votre âge et votre personnage.
- Et vous ? Comment m’appellerez-vous, en ce cas ?
- Je vais y réfléchir, mais auriez-vous une préférence ? Ou une idée ?
- Aucune ! dit-elle joyeusement. Surprenez-moi.
- Bien. Nous devrons nous arrêter à Nuremberg, pour reprendre un train vers Stuttgart ; la correspondance est malheureusement de quatre heures, je n’ai pas trouvé plus simple. Nous serons donc à la première étape de notre périple dans deux jours. Là, nous irons dans une auberge, car nous arriverons tard, et puis, je verrai à louer une voiture ou même une charrette jusqu’à la ville suivante ; là-bas, nous aviserons.
- Garderons-nous ces déguisements tout au long du voyage ?
- J’espère que non, mais il faudra faire attention quelques jours, et réappliquer le maquillage fréquemment, hélas. Je sais que cela démange un peu, c’est normal.
- Je serai prudente.”
Ils préparèrent ensuite les réponses à toutes les questions possibles, mémorisèrent leurs dates de naissance, de mariage, la date de naissance de leur fils imaginaire, si courageux, blessé au champ de bataille et qu’ils allaient revoir pour la première fois depuis deux ans. Quand ils arrivèrent à Nuremberg, ils prirent garde de marcher à petits pas solennels, appuyés sur leurs cannes respectives, et prirent une voix éraillée, s’étant exercé pendant le trajet. Ils se rendirent au buffet de la gare, remplie à craquer d’officiers allemands, certainement en transit ; Sophie n’était pas rassurée, et Olstrik la conduisit jusqu’à une table, qu’ils partagèrent avec deux sergents. C’était là chose risquée, mais il eût paru étrange de rester debout.
“Asseyez-vous, mon poussin, lui dit Olstrik-Hermann d’une voix vieillie. Je vais nous chercher du thé.
- Merci, cher ami, répondit-elle, furieuse qu’il ait failli la faire rire avec ce sobriquet.”
Elle fit un signe de tête aux deux soldats, pour les remercier et attendit en silence. Hermann revint, avec le thé promis, et ils burent sans essayer d’engager la conversation. Par malchance, les deux sous-officiers, jeunes, semblaient loquaces. Ils leur demandèrent d’où ils venaient, où ils allaient. Hermann leur dit qu’ils venaient de Dresde et se rendaient à Ravensburg voir leur fils, qui était malheureusement blessé.
“Ça c’est pas de chance, mes pauvres, compatit l’un d’eux.
- Comment il s’appelle, votre fils ? demanda l’autre.
- Karl Bischof.
- Dans quel régiment ? On l’a peut-être croisé sur le champ de bataille...
- Il est soldat du rang, commença Hermann, qui répéta ce qu’ils avaient prévu de dire - il s’était renseigné sur les régiments et les batailles récentes, aussi l’histoire était convaincante.
- Ah, il était sur le front alsacien ? C’est bizarre qu’ils l’aient envoyé à Ravensburg...
- J’imagine qu’ils n’avaient plus de place aux endroits habituels, intervint Helga, chevrotante. Et puis, il avait été transféré, avant, mais, je ne me souviens plus... Avec l’âge, vous savez...”
Elle eut un geste des mains, qui signifiait “On oublie, hélas”, et les jeunes officiers n’insistèrent pas. Il y avait de toute façon du mouvement, aussi, ils partirent, et apparut alors à la porte...
“Oh non, laissa échapper Hermann tout bas.”
C’était la Comtesse Eszter, accompagnée d’autres officiers supérieurs, et qui plaisantait bruyamment quant au luxe du buffet. Helga se raidit imperceptiblement, et regarda sa tasse d’un air absorbé. Hermann fit de même, et ils restèrent silencieux quelques instants. Mais la malchance fit que les seules places disponibles étaient proches d’eux, aussi, la Comtesse et les trois officiers qui l’accompagnaient s’y installèrent.
Il restait encore deux bonnes heures avant leur train, Helga et Hermann restèrent donc attablés. À côté, la Comtesse parlait fort :
“Comment, Colonel, vous voulez dire qu’il y a des agents doubles jusque dans le pays ? C’est trop fort, par ma foi.
- Et pourtant, c’est la pure vérité. Des réseaux entiers d’espions à la solde de la France et de l’Angleterre. Certains ont été pris, bien sûr, mais nous ne parvenons pas à endiguer l’épidémie.
- Et que leur arrive-t-il, à ces espions capturés ?
- Ils sont fusillés, bien sûr. Que voulez-vous qu’on en fasse ? rétorqua un des autres officiers en haussant les épaules.
- Oui, évidemment, on ne va pas les nourrir à ne rien faire, abonda la Comtesse, avec un petit rire cruel, tout en reprenant un verre de vin.”
Helga serra les mains sur sa tasse quasiment vide, se forçant à ne pas trembler. Hermann contemplait la porcelaine banale comme si c’était le plus bel ouvrage qu’il eût jamais vu. La Comtesse se leva soudain, titubant légèrement - sans doute les effets des alcools qu’elle avait mélangés - en annonçant :
“Veuillez m’excuser, je dois me repoudrer le nez...”
Les officiers, s’étant levé par politesse et habitude, avaient bousculé la table où se trouvaient Helga et Hermann, et présentèrent leurs excuses, car l’un des verres d’eau s’était renversé sur Helga. Eszter, s’en apercevant également, prit un air faussement désolé :
“Oh, navrée, tout ceci est ma faute. Venez donc, ma bonne dame, avec moi, que je puisse vous aider à sécher tout cela.
- Vraiment, cela n’est pas grand-chose, Madame, chevrota Helga, vous êtes bien bonne de vous déranger, mais je n’ai besoin de rien.
- Si fait, si fait, insista la Comtesse, la saisissant par le bras et l’entraînant avec elle dans les toilettes pour dames.”
Helga vint avec réticence, à petits pas, s’aidant de la canne, quand elles se trouvèrent devant les lavabos. Eszter lui tendit une serviette avec toute la bonté d’une dame patronnesse s’occupant d’une vieille femme débilitée par l’âge, ce qui aurait pu être comique, car elle-même tenait à peine debout, sous l’effet de la boisson. Jusqu’ici, Helga avait réussi à éviter son regard, sa mantille aidant à dissimuler son visage, mais leurs yeux se croisèrent rapidement comme elle la remerciait de sa gentillesse. Eszter s’immobilisa, et lui dit soudain :
“Vos yeux me rappellent quelqu’un...
- Ah oui ? Cela m’arrive souvent, ils sont assez communs, vous savez...
- Sophie von Laudon !, s’exclama la Comtesse, lui prenant le menton et la forçant à la regarder.
- J’ai peur de ne pas connaître cette personne, hélas, continua de bêler Helga.”
Mais la Comtesse la saisissait à nouveau par le bras, serrant plus fort, et l’entraînant vers la table, se planta devant Hermann, qui releva, hélas, les yeux, ses yeux verts si reconnaissables.
“Reinhart !, cria la Comtesse.”
Les autres officiers se regardaient, estomaqués : que signifiait cette scène ?
“Cet homme est Reinhart Olstrik ! Et cette femme, Sophie von Laudon ! Ils sont déguisés ! s’écria la Comtesse.”
Aussitôt, mus par un mécanisme devenu tout à fait naturel, les trois officiers sortirent leurs armes et les pointèrent sur Helga et Hermann. Ceux-ci continuèrent de jouer la comédie, balbutiant qu’il y avait là erreur, qu’ils étaient en route pour voir leur fils blessé, restant dans leurs personnages respectifs. Mais la Comtesse continuait fermement à répéter leur véritable identité, aussi, l’esclandre était-il audible pour toute la foule présente au buffet.
Cependant, les officiers n’étaient pas convaincus par les dires de la Comtesse, qui était à moitié hystérique - et visiblement éméché - , aussi, baissant leurs armes, ils demandèrent leurs papiers aux deux vieux qui se tenaient devant eux. Tremblants, ils les tendirent, deux officiers les vérifièrent tandis que le troisième larron entraînait la Comtesse plus loin, pour lui offrir un remontant, lui dit-il. Helga et Hermann jouèrent leur rôle, Helga se mettant même à pleurer un peu, disant que ce n’était pas là chose à dire à des parents de soldat, qu’ils étaient d’honnêtes commerçants, qu’ils voulaient seulement voir leur fils...
Hermann restait digne, répondit à toutes les questions posées, et - enfin ! - on leur rendit leurs papiers. La Comtesse n’était plus dans la salle, sans doute entraînée ailleurs, pour se calmer. Ils sortirent donc, partirent dignement en direction des quais, l’air secoué de braves gens accusés à tort et attendirent leur train sur un banc de bois, en silence. Helga tremblait encore, mais un œil extérieur n’y aurait vu que le choc de l’humiliation subie ; quand le train arriva, ils montèrent aussi vite que leur allure de vieillard le permettait, s’installèrent dans le compartiment réservé, tirèrent les rideaux, et Sophie, tombant sur la banquette, pleura pour de bon.
“Je suis absolument navré, dit Olstrik. Tout ceci est ma faute.
- Non, non, c’est moi, elle a reconnu mes yeux, je l’ai stupidement regardée quand elle m’a tendu une serviette, sanglota Sophie.
- Moi aussi, elle a reconnu mes yeux, lui dit Olstrik d’un ton apaisant. Vous vous en êtes bien tirée, les autres officiers ont eu l’air de la croire complètement ivre, je pense que c’était le cas.
- Une chance pour nous...
- Oui, espérons que personne ne la croie, et qu’elle-même se persuade que ce n’était que l’effet de la boisson. Mais que faisait-elle ici, avec ces officiers ?
- L’un deux lui tenait la main, celui qui l’a emmenée quand nous étions interrogés. C’est peut-être son... fiancé ? Quand elle m’a tendu la serviette, elle avait un diamant à l’annulaire gauche.
- Vous avez l’œil, dit-il, impressionné.
- Les femmes remarquent ce genre de choses, dit-elle en souriant. Oh, je suis désolée, ajouta-t-elle en apercevant son reflet dans la vitre, j’ai abîmé votre travail.”
Quelques fausses rides étaient effacées, du fait de ses larmes.
“Pas d’inquiétude, je vais réparer cela, mais d’abord, vous devriez vous allonger et dormir un peu, les émotions ont été fortes.
- Je ne dis pas non. Allez-vous dormir également ?
- Pas tout de suite, dit-il en sortant son carnet. Je dois réfléchir aux possibilités de cette malheureuse rencontre. Nous continuerons le plan initial, mais au cas où il faille... improviser, je préfère être prêt.
- Alors, à tout à l’heure, cher ami, lança-t-elle malicieusement.
- Certes, mon poussin, répondit-il, imperturbable, penché sur son carnet.”
Elle se mit à rire en s’allongeant, et, bercée par les mouvements du train, s’endormit. Il la réveilla quelques heures après :
“Nous arriverons bientôt, je vais retoucher votre maquillage et le mien.”
Et il lui fit refaire les grimaces pour foncer les plis naturels de sa peau avec le mélange de colle et de cendre, et une fois prêts tous deux, le train arriva en gare de Stuttgart. Il était déjà tard, et il faisait nuit, aussi se mirent-ils en quête d’une auberge, et renseignements pris auprès du chef de gare, il leur indiqua la route. Heureusement, ce n’était pas très loin, et ils se présentèrent peu après, demandant une chambre pour la nuit. L’endroit n’était pas très propre, et le tenancier, à peine aimable, les conduisit à une chambrette un peu humide, leur demandant de payer d’avance, ce que fit Hermann sans discuter.
La chambre avait une petite pièce d’eau attenante, où se trouvait un simple lavabo et une bassine qui avait vu des jours meilleurs. Le lit, arborant un édredon fané était prévu pour deux personnes, et il y avait aussi un fauteuil dont la tapisserie avait dû connaître le couronnement de la reine Victoria. Sophie se rendit compte alors de cette situation : ils n’allaient tout de même pas dormir à deux dans le lit ! Elle se tourna vers le commandant, laissant paraître son effroi. Celui-ci se mit à rire :
“Je prendrai le fauteuil, mais en ce cas, je réclame le premier passage à la salle de bains, dit-il tout bas, pour qu’on ne les entendît pas.
- Je peux prendre le fauteuil, vous ne serez pas confortablement installé.
- Allons, de toutes façons, je ne pourrai pas dormir dans ce taudis, soyons francs. Nous chercherons à partir tôt, et je dormirai plus tard.
- Je vous remercie. Peut-on enlever notre maquillage pour la nuit ? Cela démange atrocement. Et mon scalp est tout irrité également.
- Pour vos cheveux, il faudra patienter encore un peu, mais nous pouvons nous débarrasser de nos rides pour la nuit. Aussi, j’en profite, dit-il se dirigeant vers la salle d’eau et fermant la porte.”
Sophie en profita pour prendre sa chemise de nuit, et enleva sa mantille, ses gants, la veste rembourrée, etc. Elle avait mal au dos à force de se tenir courbée, et à cause de la tension ressentie ces dernières heures ; elle s’assit sur le lit, dont les ressorts grincèrent de façon lugubre. Heureusement, ils n’allaient pas rester là longtemps, c’était sinistre. Elle avait hâte de poursuivre le voyage.
Olstrik ressortit en chemise et pantalon, se tenant à nouveau droit, et sans ses rides. Ses cheveux restés gris donnaient un étrange effet, mal assortis avec le reste. Il lui expliqua comment procéder pour enlever la cendre et la colle plus facilement, et s’assit sur le fauteuil, allongeant les jambes, et croisant les bras.
Elle sortit en chemise de nuit, après avoir passé de longues minutes à se décrasser, et, sortant subrepticement, elle se dirigea silencieusement vers le lit, tira la couverture... et ne put retenir un petit cri d’effroi, s’éloignant bien vite. Olstrik ouvrit les yeux, et demanda :
“Que vous arrive-t-il donc ?
- Il y a... Il y a une énorme araignée sur l’oreiller.
- Vous allez donc lui laisser la place ? C’est fort généreux de votre part...
- Je... J’ai peur des araignées..., avoua-t-elle piteusement.
- Une femme courageuse comme vous l’êtes ? Allons, c’est ridicule, tuez cette bestiole et dormez.
- Je n’y arrive pas... C’est plus fort que moi... Les petites, j’arrive à me maîtriser, mais...”
Il se leva en soupirant, sortit un mouchoir de sa poche, et se dirigea vers le lit, tandis qu’elle battait en retraite vers la salle d’eau.
“Ah oui, effectivement, elle est...
- Ne me la décrivez pas, surtout, le coupa-t-elle, sinon je ne pourrai jamais dormir.”
Quelques minutes après, il donna trois coups à la porte.
“La vilaine bête est partie, je l’ai jetée par la fenêtre, et j’ai vérifié, il n’y en a pas d’autres. Vous pouvez dormir sur vos deux oreilles.”
Elle sortit, aussi dignement qu’elle pût, le remercia et se glissa dans les draps, un peu moites, sans le regarder. Lui s’était remis dans le fauteuil, ne pouvant s’empêcher de rire.
“J’aurais dû la faire empailler pour mon tableau de chasse, lança-t-il, les yeux fermés.”
Pour toute réponse, il reçut un oreiller sur la figure et elle éteignit la lumière.
Le lendemain, elle fut réveillée par les bruits du commandant dans la salle d’eau ; elle attendit qu’il sortît pour s’y rendre à son tour et s’habiller ; il la maquilla à nouveau, puis se grima et ils sortirent de la chambre, vers huit heures du matin ; Hermann demanda à l’aubergiste comment ils pourraient se rendre à Ravensburg facilement, et celui-ci indiqua, de mauvaise grâce, que des services de location de calèches se trouvaient à la gare, et reprit la lecture de son journal à la fin de sa phrase.
Ils repartirent donc vers la gare et trouvèrent deux places dans une espèce de fiacre omnibus qui les mènerait à la ville voisine, Reutlingen. Là-bas, ils devraient trouver un autre moyen de locomotion, mais ils se rapprochaient du but. En face de Ravensburg, c’était le lac de Constance, frontière avec la Suisse ; ils aviseraient à ce moment-là. Dans l’habitacle de la voiturette, tirée par une haridelle squelettique - l’une des rares à avoir échappé à la réquisition massive -, se trouvaient, en plus de Hermann et Helga, une femme entre deux âges accompagnée d’une adolescente, un soldat en permission, et un paysan, assez jeune, à qui il manquait un bras.
Le voyage se fit dans un silence relatif tout d’abord, après s’être échangé les politesses d’usage, mais les deux jeunes hommes commencèrent à sympathiser, l’un retournant voir ses parents et l’autre ayant été jugé inapte au service depuis sa blessure ; ils parlèrent de leurs affectations, se rendirent compte qu’ils s’étaient retrouvés sur le même front, et, arrivés à l’étape, s’étaient même échangé leurs adresses. Helga les avait écoutés attentivement, émue par cette jeunesse sacrifiée : pour ces deux-là, vivants, combien d’autres avaient été fauchés ? Pour un en bonne santé, combien de mutilés ?
Elle se souvint alors qu’Olstrik lui avait révélé son rôle dans le départ de cette guerre, et elle se demanda même si elle avait eu raison de s’enfuir ainsi avec lui : peut-être n’était-ce qu’une mascarade ? Peut-être lui mentait-il encore pour infiltrer cette fois les services français, comme elle avait elle-même infiltré ceux d’Hanovre ? Le doute grandissait. Elle s’était peut-être laissé abuser, il aurait réussi à endormir sa méfiance pour arriver à ses fins... ? C’était affreux d’y penser, mais elle devrait rester sur ses gardes.
Sans vraiment s’en apercevoir, elle se montra un peu plus froide avec lui quand ils cherchèrent un moyen de locomotion pour la ville suivante. Ils s’arrêtèrent à une petite auberge pour déjeuner, et Helga se rendit compte qu’elle mourait de faim, car ils n’avaient jusqu’ici avalé que quelques tartines, pressés par le temps. Hermann semblait plus détendu au fur et à mesure du voyage : de toute évidence, il était satisfait de ses plans. Ils attendaient tranquillement la prochaine diligence, la salle était quasiment vide, ils savouraient leur thé, quand soudain, il se raidit.
La comtesse était entrée dans l’auberge, seule, balayant la pièce du regard, quand elle les vit et vint se planter devant eux, visiblement partagée entre la rage et une joie cruelle de les avoir retrouvés. Elle s’installa à leur table, tandis que tous deux restaient abasourdis.
“Je vous ai suivis, leur lança-t-elle inutilement. Croyez-vous donc, Reinhart, que j’oublierais jamais vos yeux ? Ces yeux que j’ai jadis chéris et qui me sont maintenant une abomination, après que vous m’ayez abandonnée ?
- J’ai bien peur de ne pas vous comprendre, Madame, dit dignement Hermann. J’ignore qui est ce Reinhart, et vous-même, je ne vous connais pas.
- Oui, vous êtes convaincant, en vieillard. De même que cette... petite, dit-elle en coulant un regard mauvais vers Helga. Seulement, moi, j’ai des informations qui devraient vous faire changer de ton.
- Je ne comprends pas, répéta Hermann. Venez, Helga, partons...
- Vous resterez ici si vous tenez à votre vie, Reinhart, coupa la Comtesse, pointant sur lui un pistolet dissimulé jusqu’ici dans sa bourse.
- Vous êtes ivre, Madame, lui dit Hermann d’un ton hautain.
- Ivre de colère, oui. Je me fiche d’être jugée pour meurtre, d’après les renseignements pris par mon fiancé, je serais même plutôt décorée si mon intuition est la bonne. Il me laisse beaucoup de liberté, ajouta-t-elle après un petit silence. Figurez-vous qu’il est très amoureux de moi, lui, contrairement à vous, sale mufle.”
Hermann et Helga se turent ; ils réfléchissaient, l’un comme l’autre, à la façon de se tirer de ce mauvais pas. Mais de toute évidence, la Comtesse n’escomptait aucune réponse, elle continua son monologue, à voix basse.
“Vous vous êtes bien amusé, avec moi, oh oui, j’ai eu l’air ridicule ; il m’a fallu du temps pour me remettre de ce camouflet. Mais j’ai juré que je me vengerais. Sur vous,... et sur elle, ajouta-t-elle, un nouveau regard cruel vers Helga. Mon fiancé... Mais au fait, je ne vous ai pas dit qui c’était, cela vous éclairera sans doute... Mon fiancé est le lieutenant-colonel von Lustenberg, du duché de Silésie ; il a rendu beaucoup de services à mon père, et est en passe de monter encore dans la hiérarchie militaire, et même civile. Il se trouve qu’il est en cheville avec tout un tas d’officiers, la fine fleur des armées allemandes et austro-hongroises... À force de le supplier, il a pris des renseignements, et qu’avons-nous appris ?
- Je l’ignore, Madame, répondit Hermann, toujours dans le rôle d’un vieillard face à une dangereuse aliénée.
- D’abord, que Mademoiselle von Laudon avait disparu du domaine familial, pour se rendre en Belgique, où l’on a perdu sa trace... Mais je la vois bien vivante, ici, et fort loin de ses terres... Très étrange. Puis nous avons appris - le télégraphe et le téléphone sont des inventions formidables, ne trouvez-vous pas ? - que le commandant Olstrik avait demandé un long congé et s’était rendu à son domaine personnel, et ce, juste après avoir arrêté une petite jeune femme blonde aux yeux bleus qui travaillait à l’Abteilung de Hanovre, et dont on n’a plus aucune nouvelle... Il a d’ailleurs quitté ce domaine depuis, sans laisser de traces, disant à ses supérieurs qu’il avait besoin d’un congé long, dans la résidence de son père... Sans compter qu’on n’a pas trouvé trace d’un couple Bischof commerçant à Dresde... Que de coïncidences... Mon fiancé m’a donc laissé vous suivre, par amour pour moi, mais aussi pour connaître le fond de cette histoire ; il a compris que je ne pourrais lui appartenir qu’à la condition que vous soyez tous deux punis... pour trahison... exécutés, que sais-je... ”
Helga se mit à trembler ; elle avait eu pitié de la pauvre Comtesse, au début, mais voyait bien que son cœur contenait le poison de la haine et de la vengeance. C’en était fini. Olstrik reprit, de sa voix normale :
“Et que comptez-vous faire, seule contre deux ? Vous ne savez même pas tirer, que je sache.
- Oh, mais Hannes m’a appris..., dit-elle coquettement. Il me donnait des leçons particulières de tir, exprès pour se trouver auprès de moi.
- Toujours est-il que nous sommes deux, si vous tirez sur l’un de nous, l’autre vous abattra.
- Vraiment ? Mais c’est sans compter sur la présence de Hannes et cinq de ses hommes au-dehors. Ils vous attendent. Hannes a grand hâte de vous interroger, apparemment, vous êtes ce que l’on appelle “un gros poisson” ; et la petite ici a sûrement des informations compromettantes, on va les lui extirper. Quel dommage, vraiment, cette petite escapade contrariée...”
Et elle eut un éclat de rire cruel.
“Mais, je vais être généreuse et ne pas vous tuer tout de suite ; bien que l’envie ne m’en manque pas, je dois vous le dire... Vous pouvez même finir votre thé. Puis vous vous dirigerez vers la sortie, sans esclandre, et là, on verra ce que l’on fera de vous...”
De toute évidence, la Comtesse savourait le pouvoir qu’elle détenait sur ses deux prisonniers. Elle les regardait avec la gourmandise d’un chat devant une souris prise au piège.
“J’exige d’être interrogé seul par l’officier supérieur, dit alors Olstrik, d’une voix ferme. J’ai des informations qui pourraient tout changer, mais que je ne peux divulguer qu’à un homme de mon grade ou un supérieur.
- Vous le direz au Lieutenant-Colonel, il est plus au courant pour toutes vos histoires de hiérarchie, ronronna Eszter. Mais, elle, c’est une civile, et j’ai déjà quelques idées...
- Vous pourrez faire ce que vous voulez, dit Olstrik, d’une voix égale. Peu me chaut.”
Sophie, sous le choc, ne réagit même pas. Il était donc capable de la laisser ainsi, entre les griffes de cette femme, elle serait torturée, emprisonnée, fusillée, peut-être, et il se moquait de son sort ? Après tout ce qu’il lui avait dit ! Après ces jours où elle lui avait fait confiance ! La trahison ! Elle était partagée entre l’envie de jeter son thé à la figure d’Eszter et celle d’Olstrik, et si elle avait pu, elle aurait fait les deux.
Mais elle resta coite ; toute parole pourrait être retenue contre elle. Elle pouvait espérer encore, n’être qu’emprisonnée, et de là, s’enfuir ou attendre la fin de la guerre. Elle avait entendu parler d’une résistante, Louise de Bettignies, dont la peine de mort avait été commuée en travaux forcés à perpétuité. Mais la perpétuité ne serait perpétuelle, justement, qu’en cas de victoire du Reich. Elle pourrait sans doute survivre, bien que la mort ne lui fît pas peur.
Leur thé fini, Olstrik se leva et Sophie l’imita ; ils se tenaient à nouveau droit, leur peau tavelée et leurs cheveux gris dénotant étrangement avec leur silhouette, et se trouvèrent dans la rue, suivis par Eszter. Là, ils se trouvèrent face au Lieutenant-Colonel, déjà croisé. C’était un homme entre deux âges, châtain, avec un nez écrasé et des lèvres épaisses. Olstrik se dirigea vers lui aussitôt, le salua, sortit ses plaques d’identification, et après un court conciliabule à voix basse, l’autre opina du chef, sans que quiconque les entendît.
Le fiancé d’Eszter partit en tête, avec à son côté Olstrik, tandis que Sophie se retrouvait au milieu des soldats, et que la Comtesse se glissait près d’elle :
“Alors, que dites-vous de tout ça, petite intrigante ? Vous pensiez qu’il allait vous sauver, dans un acte héroïque ?
- Je ne pensais rien, Madame, répondit-elle courtoisement.
- À d’autres... Je vous ai détestée dès le premier jour, j’ai vu que vous ne lui étiez pas indifférente ; longtemps, j’ai cru qu’il voulait simplement exciter ma jalousie. Mais il se sert de vous, comme il s’est servi de moi. Ne croyez pas que je vous ai en pitié pour cela, ajouta-t-elle après un court silence, je suis fort contente que vous subissiez cet affront, surtout dans cet accoutrement. Je me ferai un plaisir de réfléchir à votre punition, oh oui, nous n’en resterons pas là, petite dinde...”
Sophie ne répondait pas, regardant les bottes du soldat devant elle, comme hypnotisée. Elle voulait dissimuler sa terreur, sa déception d’être ainsi trahie, son dépit, aussi, d’être capturée comme elle approchait de la liberté tant désirée. Elle subit donc la litanie d’injures de la part d’Eszter sans broncher, et celle-ci finit par se lasser, comme la petite troupe arrivait près d’une automobile et d’une espèce de petit camion motorisé. On la força à s’installer dans la camionnette, et elle passa le trajet recroquevillée sur la banquette, entourée de soldats muets et impassibles, qui regardaient la route par l’arrière encore ouvert du fourgon.
Le trajet dura près d’une heure, selon les estimations de Sophie, quand la camionnette s’arrêta ; on la fit descendre et elle contemplait maintenant une grille où deux plantons montaient la garde ; derrière, une coquette petite villa avait été réquisitionnée par les troupes pour en faire un quartier-général, et tous s’engagèrent dans l’entrée.
“Suivez-moi, Commandant, dit le Lieutenant-Colonel à Olstrik, lui indiquant un escalier. Et vous, ma chère Eszter, je vous laisse le soin de notre prisonnière. Deux gardes devraient suffire.”
Et il leur indiqua un couloir où Eszter s’engagea, saisissant Sophie avec force par le bras, tandis que deux soldats leur emboîtèrent le pas. Elle fut conduite à une petite pièce, avec un minuscule vasistas, et les soldats pointèrent leur arme sur elle.
“Déshabillez-vous, ordonna la Comtesse.
- Pas devant ces hommes ! rétorqua Sophie avec colère.
- Vous le ferez, ou bien ils arracheront eux-mêmes vos vêtements ! commanda la Comtesse d’une voix triomphante.”
Les mains tremblantes, elle prit le temps de dégrafer lentement les couches supérieures de ses habits, ses bottines, tandis que la Comtesse vérifiait toutes les coutures, au cas où quelque objet y serait dissimulé. Mais, arrivée au jupon et à son corset, Sophie s’arrêta.
“Je vous en prie, je veux bien que vous l’enleviez vous-même, mais que les hommes regardent ailleurs, supplia-t-elle.
- Oh, une petite effarouchée, c’est si plaisant, n’est-ce pas, messieurs ? Vous serez sans doute les premiers à voir cette timide vierge en tenue d’Ève ! plaisanta la Comtesse.”
Mais les soldats, tous deux assez jeunes, détournèrent pudiquement le regard, aussi, Eszter, rageuse, se jeta sur Sophie et déchira son linge de corps. Sophie se couvrit de ses mains, les larmes aux yeux, et la Comtesse en profita pour lui donner une gifle retentissante et douloureuse.
“Remettez donc ce corsage et votre jupe, tandis que je fouille vos dessous.”
Et tandis que Sophie se recouvrait bien vite, Eszter palpa chaque pièce qui composait la tenue de la jeune fille : elle découvrit donc le matériel médical, mais surtout...
“Un pistolet ?! s’exclama la Comtesse. Mais vous êtes un vrai danger, ma parole !
- Je ne sais pas m’en servir, Olstrik me l’a donné en réserve.
- Ah oui, tout à fait son genre..., ricana méchamment Eszter.”
Il y eut un long silence, où la Comtesse la jaugea de bas en haut, mais Sophie gardait les yeux baissés. Elle avait froid, en simple corsage et jupe, sans compter qu’elle était pieds nus sur un sol de dallage humide.
“Dans ma grande bonté, je vais vous laisser enlever ce maquillage ; je veux voir comment vous êtes à présent que de l’eau a coulé sous les ponts. Et puis, j’ai quelques idées fort divertissantes pour vous faire passer l’envie de faire la coquette.”
Elle rouvrit la porte, tirant toujours Sophie par le bras, tandis que les deux soldats suivaient. Ils passèrent un autre corridor, montèrent un escalier, et arrivèrent au premier étage, où la Comtesse ouvrit une porte.
“C’est l’appartement réservé à mon fiancé, dit-elle fièrement, en montrant la pièce surchargée de meubles et de bibelots. Nous aimons tous deux notre confort et j’ai le droit d’y venir autant que je le veux. Les convenances veulent que j’aie une chambre à l’hôtel non loin, mais, nous serons bientôt mariés, de toutes façons.”
Sophie ne put s’empêcher de rougir de façon visible sous le maquillage, ce qui fit rire la Comtesse :
“Vous êtes choquée, je le savais bien. Vous devez être de ces grenouilles de bénitier qui attendent sagement le mariage, mais, moi, je ne m’embarrasse pas de cela. La vie est trop courte.”
Tout en parlant, elle l’amenait à la salle de bain attenante, lui ordonna d’enlever sa teinture, son maquillage, de se laver, et sortit en fermant la clé. Ne voyant rien d’autre à faire - la lucarne de la salle d’eau était minuscule, un enfant n’aurait pu s’y glisser -, Sophie obéit donc, luttant contre les larmes comme elle enlevait son maquillage, puis le colorant de ses cheveux, qui partait difficilement. Elle se débattait encore avec sa longue tignasse quand la Comtesse revint, sans frapper, et, la forçant à s’asseoir dans le tub, l’aspergea d’eau froide, tira ses cheveux - sous prétexte de les démêler -, enfonçait ses ongles dans le scalp de Sophie pour frictionner un onguent qui la débarrasserait - soit disant - de la pâte grisâtre.
Sophie passa ainsi une bonne heure à recevoir des baquets d’eau froide, à être malmenée, mais aucune plainte ne sortit de sa bouche, ce qui mit en fureur la Comtesse, qui lui donna une paire de gifles.
“Vous manquiez un peu de couleur, cela va vous faire revenir un peu de rouge aux joues, dit cette dernière en riant.”
Elle lui jeta une serviette, et laissa ensuite des vêtements à même le sol.
“Mettez-les, c’est un ordre. Et pressez-vous, je suis de fort méchante humeur quand on lambine.”
Sophie se sécha, tressa ses cheveux encore grisonnants malgré l’eau, l’onguent et les “soins” énergiques de la Comtesse et s’empara des vêtements : c’était un uniforme de femme de chambre ; une longue robe noire, un col et un tablier blancs, avec une charlotte blanche également, et des souliers plats. Elle se demanda si elle allait donc devenir la domestique de la Comtesse, auquel cas les humiliations se multiplieraient, mais elle y était habituée : une dizaine d’années passées avec sa tante lui avait donné un certain savoir-faire ; garder son calme, un profil bas et ravaler les mauvaises paroles qui lui venaient, elle en était capable.
La Comtesse revint sur ses entrefaites, et la regarda méchamment :
“Oui, vous êtes de ces femmes qui vieillissent précocement, vous n’avez pas eu besoin de beaucoup de maquillage, apparemment. J’ai parlé avec Hannes - et Reinhart était présent -, il accepte que je vous garde prisonnière ici et que vous fassiez mon bon vouloir. Le Commandant n’a absolument pas protesté, au cas où vous auriez encore quelques illusions.
- Je ne vous servirai pas ; vous pouvez me punir, m’emprisonner, me faire fusiller, cela m’est égal.
- Ah, oui, j’imaginais bien que vous auriez un ridicule sursaut d’amour-propre... Comment vont vos domestiques, Pieter, Joséfa et Markus ? demanda-t-elle, un sourire fielleux aux lèvres.”
Sophie blêmit. Ils avaient trouvé la faille, elle ne pouvait penser aux horreurs qui attendraient ses amis.
“Eh oui, encore une fois, les inventions modernes sont un formidable atout pour obtenir les renseignements voulus... Mais je puis très bien demander à Hannes de les faire emprisonner sous prétexte des liens qu’ils ont avec vous, nous savons que vous êtes une espionne. Commencez donc par me suivre, je vais vous présenter à la domesticité, et vous serez mon petit jouet, Hannes me l’a promis. Reinhart n’a pas sourcillé... J’espère que vous n’êtes pas trop déçue, petite fouine !”
Sophie suivit la Comtesse jusqu’à l’office des domestiques : s’y trouvaient deux messieurs et deux dames, respectivement en tenue de laquais et de femme de chambre.
“Voici Sophie, annonça la Comtesse, elle va me servir directement, ce qui allègera votre charge. N’hésitez pas à lui confier toutes les basses tâches, elle mérite toutes les punitions que vous pourrez inventer. Rapportez-moi tous ses gestes de révolte, je me ferai un plaisir de la mater.”
Les quatre domestiques s’inclinèrent devant la Comtesse, qui laissa Sophie en leur compagnie, après avoir ordonné qu’on lui montât son thé. Une fois partie, tous l’entourèrent, l’air mauvais : de toute évidence, ils savaient qu’elle était persona non grata, et se demandaient comment ils pourraient lui rendre la vie plus dure.
L’une des dames s’écria :
“Eh bien, commencez donc à faire chauffer l’eau, petite sotte, je vous montrerai les emplacements des ustensiles pour cette fois, mais retenez bien où tout se trouve, je ne compte pas m’encombrer de votre travail.”
Sans mot dire, Sophie alluma le poêle, y mit une casserole d’eau, sous la direction de la femme de chambre, prit un plateau, une théière, un ramequin où elle disposa quelques friandises, des tasses, fit infuser la boisson et suivit la dame dans le corridor pour apporter le tout au petit salon du Lieutenant-Colonel, où la Comtesse paressait sur un divan.
“Posez ça là, et servez m’en une tasse ; puis restez debout à côté, au cas où j’ai besoin de vos services, lui ordonna la Comtesse.”
Une demi-heure, une heure, deux heures passèrent, Eszter ne bougeait pas du divan, lisant, rêvassant, buvant son thé ; Sophie restait immobile, les yeux fixés sur le tapis, réfléchissant de toutes ses forces pour se tirer de là, pesant ses options. Eszter était plus grande qu’elle, mais ne paraissait pas aussi vigoureuse ; elle pourrait peut-être l’assommer, et tenter une fuite. Mais elle n’avait que ses vêtements de femme de chambre, et ses souliers étaient très fins, elle n’irait pas bien loin ; de plus, elle n’avait qu’une vague idée de l’endroit où elle se trouvait, et ne possédait aucun argent, ni même rien de précieux qu’elle eût pu échanger contre un trajet ou même des vivres. Et c’était sans compter sur les soldats présents dans ce quartier général : combien étaient-ils au total ? Et ses amis du domaine, quelle punition recevraient-ils pour cette tentative de fuite ? Pour l’instant, la patience était de mise. Elle patienterait.
Il était plus de cinq heures quand la Comtesse se leva enfin :
“Venez donc me coiffer et m’aider à m’habiller ; je dîne avec Hannes, il y aura certainement Reinhart et d’autres officiers, j’ai besoin que tout soit parfait.”
Elle se dirigea vers le cabinet de toilette, suivie par Sophie, qui se mit en mesure de coiffer les cheveux châtains et épais, relativement courts, de la jeune femme. Elle y mettait de la bonne volonté, ne voulant pas contrarier sa geôlière.
“Ne tirez pas si fort, petite brute, lança la Comtesse de mauvaise humeur. Sinon, il vous en cuira.”
Sans rien dire, Sophie reprit plus doucement encore, mais cela ne convenait toujours pas :
“Vous êtes vraiment empotée, petite !”
Sophie se rappela que sa tante l’appelait ainsi, et ce désagréable souvenir la peina davantage ; au bout d’un long moment, la Comtesse parut satisfaite de sa chevelure.
“Nattez-les, et faites un chignon.”
Sophie essaya, mais les cheveux étaient trop courts pour la coiffure souhaitée. Mécontente, la Comtesse se redressa et lui donna une gifle douloureuse. Une autre allait suivre, mais Sophie l’évita.
“Ah, je vois, on se rebelle, donc ? Vous voulez que je paraisse moins jolie, c’est certain. Allez me chercher Bertha, et revenez avec elle pour apprendre.”
Sophie, en partant, reprit le plateau du thé, et se rendit à l’office. S’y trouvaient deux des laquais.
“Pardon, messieurs, Madame la Comtesse désire la présence de Bertha, mais je ne sais pas où elle se trouve.
- Pas ici, répondit sèchement l’un deux, un petit courtaud qui cachait sa calvitie en rabattant ses cheveux sur son crâne dégarni.
- Je vais l’appeler, dit l’autre, un grand svelte. Mettez le plateau dans la cuisine, vous le laverez plus tard.
- Merci, Monsieur.
- Appelez-moi Lukas, dit-il en se levant et en repliant la gazette qu’il lisait.”
Elle déposa le plateau en cuisine, et revint attendre Lukas et Bertha à l’office, où le petit courtaud l’ignora superbement, tandis qu’il repassait des serviettes de table. La femme qui avait montré plus tôt les ustensiles à Sophie arriva ; d’une quarantaine d’années, sans doute, elle était sèche de corps, et sur sa figure, se reflétait aussi sa sécheresse d’âme.
“Madame la Comtesse a bien tort de compter sur une péronnelle comme vous, maugréa-t-elle en la précédant dans le corridor. Évidemment que vous ne saurez pas faire, je suis la seule à avoir cette compétence.”
Elles arrivèrent dans le cabinet de toilette de la Comtesse, et Bertha commença son œuvre, sous l’œil attentif de Sophie ; mais elle allait vite, n’expliquait rien et la leçon ne fut guère concluante pour l’élève. Une fois satisfaite de sa coiffure, la Comtesse renvoya Bertha et ordonna à Sophie de lacer son corset, puis de lui enfiler ses bas, et enfin de l’aider à mettre la robe qu’elle avait choisie. Quand Sophie s’agenouilla pour lui lacer ses souliers, Eszter en profita pour lui donner un douloureux coup de pied dans le ventre, ce qui lui coupa le souffle.
“Vous lambinez, je ne supporte pas ce genre de caractère. Je vous donne deux jours, pas un de plus, pour apprendre à effectuer correctement les tâches que je vous demande, sinon, je serai sans pitié, dit-elle, froide et cruelle.”
Sophie n’osait imaginer quels actes seraient commis sans pitié de la part de la Comtesse ; elle ne voyait pas d’échappatoire. Si seulement Olstrik pouvait l’aider, mettre ses amis à l’abri, alors, elle aurait du courage, mais pour l’instant, elle ne pouvait que se plier à ces humiliations.
“Allez-vous en, à présent, mais restez à l’office ; il y a sûrement du travail. Et j’aurais peut-être besoin de vous ce soir, j’avais ouïe dire à Vienne que vous étiez pianiste, cela ne pourra que nous divertir.”
Blême, elle revint à l’office, où on lui avait laissé, bien sûr, de l’ouvrage : la vaisselle du jour, puis il fallut qu’elle balayât les pièces de la domesticité, qu’elle repassât du linge... Avec tout cela, elle ne savait même pas où l’on comptait la faire dormir, aussi, prenant son courage à deux mains, les tâches effectuées, elle osa demander à la fameuse Bertha où se trouverait son lit.
“On vous dressera un lit de camp, ici, à la cuisine. Je suis la première levée, ainsi je pourrai vérifier que vous ne flânerez pas dès le matin ; il y a beaucoup à faire, répondit l’autre sèchement.
- Bien madame. Pourra-t-on me prêter une chemise de nuit ? Je n’ai pas d’autres vêtements.
- Vous vous enroulerez dans la couverture, ainsi vous n’aurez pas l’idée de vous promener dans les couloirs la nuit ; la Comtesse m’a prévenue que vous souhaitiez vous enfuir.”
Sous le choc, elle ne répondit pas. On la privait même de cette dignité-là ; combien de temps tiendrait-elle ainsi ?
Il était bien dix heures passées quand le petit courtaud - Horst, s’appelait-il - vint la sommer de le suivre car la Comtesse la réclamait. Elle le suivit, épuisée physiquement et moralement - cette journée semblait durer une éternité. Elle arriva dans un petit salon où la Comtesse était assise, près de son fiancé, sur un petit divan ; quatre autres officiers se trouvaient là, dont Olstrik, à nouveau brun, revêtu d’un uniforme neuf, et fumant une cigarette, nonchalamment appuyé sur le manteau de la cheminée. Il ne fit aucun mouvement perceptible en voyant Sophie, dans son costume de femme de chambre, les cheveux toujours grisonnants et les traits tirés.
La Comtesse se mit à rire :
“Ah, parfait, la petite domestique va nous montrer son soit-disant savoir-faire au piano ; tout Vienne bruissait de sa maîtrise de l’instrument, nous verrons bien si les rumeurs étaient fondées.
- Je ne sais plus le faire, Madame, je n’ai pas joué depuis trop longtemps, dit Sophie d’une petite voix tremblante, furieuse contre elle-même de se laisser ainsi impressionner.
- Et comment donc ? Reinhart, vous ne lui avez pas donc pas donné de leçons particulières ? demanda Eszter en se tournant vers l’intéressé.
- Certes non, dit celui-ci calmement. Les informations de Mademoiselle m’étaient plus précieuses que sa musique ; elle n’était pas en villégiature mais en résidence surveillée.
- Et quelles informations avez-vous donc eues ? demanda la Comtesse, manifestement en verve, son verre de brandy oscillant dangereusement dans sa main rendue molle par l’effet de l’ivresse.
- Ceci est entre le Lieutenant-Colonel et moi-même, vous comprendrez, je pense l’importance du secret défense.
- Vous me le direz, Hannes, n’est-ce pas ? minauda Eszter, se tournant soudain vers son fiancé, lui prenant la main et battant des cils.”
Celui-ci sembla mal à l’aise, lui tapota la main maladroitement, et lui dit simplement :
“Et si nous écoutions plutôt la petite virtuose ? Cela nous fera une excellente conclusion à cette belle soirée.”
Tous regardèrent Sophie, plus ou moins curieux ; seul le regard de la Comtesse restait furieux. Elle s’installa au piano, et remarqua qu’il n’y avait pas de partition. Rassemblant ses souvenirs, elle se mit à jouer - du Mozart, une valeur sûre - mais ses doigts étaient gourds et maladroits, la fatigue n’aidant pas. Se trompant deux ou trois fois, elle présentait ses excuses, reprenait, mais une autre faute fit se lever Eszter d’un bond, et elle referma le couvercle d’un coup sec, manquant d’écraser les doigts de la pianiste, qui eut l’instinct de les retirer promptement.
“Vous massacrez donc tout ce que vous touchez ! s’exclama-t-elle, et elle lui donna une gifle si forte que Sophie en tomba du tabouret.”
Les messieurs se levèrent et s’approchèrent, notamment Hannes, qui prit la main de sa fiancée, et lui enjoignit de se calmer.
“Vous vous oubliez, ma chère, ne vous mettez pas dans cet état, et allons plutôt profiter d’une bonne nuit de sommeil. Messieurs, bonsoir.”
Et il sortit, soutenant à moitié sa future, qui se laissa faire, jetant au passage un sourire méchant à sa victime. Pendant ce temps, Sophie s’était relevée, sous les yeux des officiers, qui la regardaient faire, sans esquisser un geste pour l’aider. Elle fit une infime révérence et sortit du salon, les larmes aux yeux. Arrivée à l’office, Horst était parti, et Bertha l’attendait.
“Tenez, une couverture, ouvrez ce lit de camp devant le poêle, et donnez-moi votre tenue.
- Mais comment, madame, pourquoi ?
- Je vous les rendrai demain matin ; je vous imagine bien les remettre pendant la nuit pour aller fouiner, et la Comtesse m’a donné des ordres formels : vous ne devez pas explorer ce logis, ni le quitter.”
Elle s’exécuta donc, et, n’ayant plus que ses dessous, elle osa demander :
“Où pourrais-je me laver, je vous prie, madame ?
- Mais dans l’évier de la cuisine, ce sera bien suffisant ; l’eau froide est excellente pour la peau. Je fermerai toutes les issues à clé, et je reviendrai demain à six heures.”
Et elle fit comme elle avait dit, laissant Sophie grelotter en se lavant, puis s’enrouler dans la couverture sur le lit de camp ; elle s’endormit et eut l’impression qu’on vînt la réveiller aussitôt.
“Habillez-vous donc, paresseuse, lui dit Bertha en lui lançant ses vêtements à la figure. Il faut lancer le feu, mettre le couvert, commencer le déjeuner, et ensuite j’aurai du linge à vous faire repasser.”
Sophie obéit, en automate, et elle eut enfin de quoi se rassasier - on avait “oublié” son dîner la veille - avant que le déjeuner ne soit servi. C’était là les services de Horst et Lukas, aussi passa-t-elle une partie de la matinée à repasser, souvent interrompue par Bertha qui lui demandait diverses choses : nettoyer le sol de la cuisine et de l’office, laver la vaisselle et ramasser les cendres des cheminées des pièces de réception.
À genoux sur les tapis, elle prenait garde de ne rien salir ; Bertha lui avait déjà sèchement fait remarquer que ce serait à elle de s’occuper de la propreté de sa tenue, et qu’elle n’aurait pas de rechange ; elle avait ajouté, un sourire mauvais sur ses lèvres aux commissures habituellement tombantes, que la Comtesse se chargerait de la punir si elle salissait ce qu’on lui donnait.
Ce fut donc dans cette position humiliante qu’un des officiers la trouva : elle ne savait ni son nom, ni son grade, et d’ailleurs ne s’en souciait guère ; tous ici étaient des ennemis, même Olstrik, à qui elle avait fait bêtement confiance. Il s’installa dans un fauteuil et la regarda faire, puis lança :
“Quel spectacle, vous faites une petite Cendrillon très convaincante.”
Elle ne se retourna même pas, fit semblant de n’avoir rien entendu. Il se leva, et s’approcha d’elle ; il était de taille moyenne, devait approcher la petite quarantaine et avait un visage en long, que n’adoucissait pas une arcade sourcillière proéminente où s’enfonçaient ses yeux. S’accroupissant, il se tenait tout près :
“Êtes-vous sourde, donc ? Il est de coutume de remercier quand on fait un compliment.
- Pardon, Monsieur, je vous remercie, dit-elle en continuant sa tâche.
- Je suis Lieutenant, vous devez me nommer par mon grade, c’est aussi un signe de respect.
- Oui, Lieutenant ; j’ignore encore ce que signifient les galons, j’ai encore beaucoup à apprendre.
- J’aime beaucoup les petites ignorantes, c’est si rafraîchissant, dit-il en lui caressant la joue.”
À ce contact, elle bondit instinctivement de côté, lâchant pelle et balayette dans l’âtre. Le bruit retentit dans le petit salon, et couvrit le rire du lieutenant.
“Oh, c’est charmant, ce petit effet de vierge effarouchée ; je ne croyais pas la Comtesse quand elle me l’a dit, mais ce n’en sera que plus divertissant.”
Elle saisit la pelle et la balayette, sans mot dire, rougissant jusqu’à la racine des cheveux, les mit bien vite dans le seau et, après une rapide révérence, s’enfuit de la pièce, sous le rire gras du lieutenant. Elle n’avait pas fini la pièce, ce que voyant, Bertha la priva de déjeuner ; Sophie ne dit rien des circonstances, ne voulant pas donner du grain à moudre à tout le personnel qui se trouvait là quand Bertha la semonça.
Plusieurs jours passèrent ainsi, où elle devait accourir aider la Comtesse pour une quelconque besogne, où elle évitait soigneusement le lieutenant trop entreprenant, où elle dormait peu et mal, et où les repas étaient rares et chiches. Elle ne savait pas où se trouvait la villa, et la fuite était compromise. Elle eut quelques gestes de révolte, - comme cette fois où elle lança son seau de cendres sur la Comtesse - vite et sévèrement punis, - l’évènement des cendres lui avait valu de passer une nuit enfermée à la cave - et elle recevait souvent des coups et des gifles de la part d’Eszter et même de Bertha ; l’autre femme de chambre, une jeunette de quinze ans, Johanna, n’était pas méchante, mais tout bonnement simplette, et ne parlait pas : on lui désignait les tâches à faire et elle les exécutait, puis disparaissait sans prendre d’initiative. Elle ne prenait pas la défense de Sophie, mais un soir, lui glissa un quignon de pain en cachette, et Sophie lui serra les mains, saisie de reconnaissance.
C’est grâce à cette petite que Sophie ne mourut pas de faim, car Johanna lui glissait en cachette tout ce qu’elle pouvait, mais elle apercevait parfois son reflet dans les miroirs : hâve, les traits tirés, amaigrie, les yeux cernés, et parfois, encore la marque d’un coup particulièrement violent de la Comtesse. Celle-ci lui apprit au bout d’une dizaine de jours que “ce cher Reinhart” allait repartir, guettant l’expression de Sophie, mais cette dernière n’en eut aucune. Les rares fois où elle l’avait croisé dans les couloirs, elle avait tout bonnement tourné les talons, et qu’il s’en allât ou restât n’avait aucune importance. Il était redevenu un ennemi.
La Comtesse, subtile et enragée quand il s’agissait d’atteindre moralement “son petit jouet” - comme elle l’appelait - prenait un malin plaisir à lui montrer les gazettes où l’on parlait des défaites françaises et alliées, des débâcles côté russe, des avancées allemandes et, voyant la jeune fille lutter contre les larmes, concluait généralement :
“Quand Paris sera allemand, je vous y emmènerai, ce sera fort divertissant, ne pensez-vous pas ?”
Et elle éclatait d’un rire cruel.
Le printemps fit place à l’été ; la Comtesse et son fiancé comptaient se marier en septembre, à Stuttgart, ville proche du quartier général où ils se trouvaient, aussi Eszter se mit en tête de commencer les préparatifs : on donna davantage d’ouvrage à Sophie, car elle n’avait pas eu la présence d’esprit de cacher sa dextérité aux travaux d’aiguille. Elle le regretta bien, se traita d’imbécile, et dût coudre et broder une multitude de petites choses : roses blanches pour orner la robe de la mariée, ceintures pour les enfants du cortège, napperons pour les tables...
Et un jour, la Comtesse découvrit un livre oublié là par Reinhart, qui devait de toutes façons revenir dans quelques temps ; dedans se trouvait le marque-page peint par Sophie, qu’elle avait signé au dos. La découverte de ce nouveau talent mit en furie la future mariée, mais elle l’utilisa à son avantage : Sophie se chargerait de peindre à la main les bans et invitations, en plus d’autres tâches dont on la chargerait.
Ainsi, les jours d’été passèrent à leur tour, emplis de brimades, de coups, de punitions ; seule la petite Johanna se montrait gentille avec elle, mais en cachette. La seule bonne nouvelle de ces peintures et broderies à effectuer était qu’on l’avait allégée d’autres obligations, et qu’elle était globalement confinée à l’office, sauf les quelques fois où la Comtesse la réclamait. Sophie ne se trouvait donc plus en présence des officiers, notamment le lieutenant, qui, plusieurs fois, avait tenté de lui caresser la joue, l’oreille, lui susurrant qu’il pourrait être son prince charmant et qu’il la tirerait de cette situation - “si vous vous montrez bien gentille avec moi, Cendrillon”, avait-il ajouté - et la jeune fille n’étant point si sotte qu’il voulait le croire, elle se sauvait au plus vite.
“De toutes façons, se disait-elle, je ne souhaite pas l’épouser ; et je doute qu’il le veuille lui-même. Il veut juste me séduire parce qu’il s’ennuie ; pourquoi n’est-il donc pas sur le front, celui-là ?”
Le mois d’août était bien entamé quand Olstrik revint au quartier général, au grand plaisir de la Comtesse, dont le fiancé avait été appelé ailleurs quelques temps. Eszter paraissait ravie de ces journées passées avec Olstrik, qui se pliait de bonne grâce à ses demandes de promenades et d’excursions, discutait avec elle de sujets divers et variés.
“Il semble prendre beaucoup de plaisir à rester avec moi, dit un soir Eszter à Sophie qui la coiffait. C’est même mieux que quand nous étions à Vienne, il est encore plus agréable. Il ne se lasse pas de me parler...”
Sophie ne répondit rien, tandis que la Comtesse guettait sa réaction dans le miroir ; elle parut très absorbée par la chevelure de sa geôlière, qui enchaîna :
“Quand vous étiez en résidence surveillée, était-il présent ?
- Oui, Madame.
- Et que faisiez-vous de vos journées ?
- Pas grand-chose, Madame..., dit-elle d’un ton égal. Le Commandant me faisait copier des codes, et j’avais droit à une heure de promenade au-dehors.
- Et Reinhart était là ?
- Souvent, Madame.
- De quoi parliez-vous ?
- Mais, rien de particulier, Madame. Le code, surtout, semblait l’intéresser. Et aussi les échecs.
- Ah, les échecs ? Pouah, quel horrible jeu. Enfin, je lui demanderai en passant..., dit Eszter, songeuse. Partez, maintenant, je désire me reposer, ajouta-t-elle quelques instants après, et Sophie obéit.”
Dans le sombre corridor, elle avança prudemment, il était déjà tard et les lumières avaient été éteintes. Elle sentit soudain qu’on saisissait son poignet droit et, en un instant, elle fut immobilisée par une clé de bras, une main sur sa bouche l’empêchant de crier. Elle se débattit, tapa de sa main libre, donna des coups de pieds, et entendit une voix pâteuse lui susurrer à l’oreille :
“Allez, petite Cendrillon, je vous attends depuis un si long moment, venez voir votre Prince Charmant...”
Il essayait de l’entraîner de force vers une pièce avoisinante, mais, comme elle se débattait et qu’il semblait assez ivre - il empestait la sueur avinée -, elle réussit à mordre la main qui la bâillonnait. Il poussa un cri de surprise et de douleur, lâcha un juron, et lui donna un coup de poing sur la tempe ; elle en fut à moitié assommée, mais réussit à dégager un bras, et à se retourner. Elle se trouva face au Lieutenant, qui réussit à la rattraper par les poignets avant qu’elle ne s’échappe, encore sonnée par le coup reçu. Elle se débattait encore quand elle vit une ombre derrière le lieutenant, un bruit sourd retentit et elle se trouva libre. La lumière s’alluma, et Sophie vit Olstrik, armé de son pistolet ; il venait d’assommer le lieutenant ; le souffle coupé, elle tomba à genoux, tandis qu’il s’approchait, après avoir déplacé le corps vers une armoire à quelques centimètres, disant rapidement :
“Il croira s’être assommé contre le meuble pendant que vous le repoussiez ; laissez-moi voir...”
Et il tendit la main vers son visage, mais, instinctivement, elle recula, protégea son visage de son coude, et se traîna vers le corridor, tentant de retenir ses sanglots. Il n’insista pas, resta accroupi, la main tendue, tandis qu’elle parvenait à se lever et à s’enfuir. Elle arriva à son lit de camp, qu’on avait installé depuis peu dans une sorte de cagibi attenant à la cuisine, car Bertha refusait maintenant d’attendre pour l’enfermer - de toutes façons, toutes les portes étaient closes pour la nuit - et là, elle pleura, pleura jusqu’à s’endormir.
Le lendemain, Bertha vint la réveiller et la tança d’avoir dormi dans sa tenue ; Sophie avait mal à la tête, et sursautait au moindre bruit. Paralysée par la peur de ce qui aurait pu arriver la veille, elle tremblait des pieds à la tête quand la Comtesse la fit appeler pour l’aider à s’habiller. Elle courait dans le couloir, effrayée qu’une main la saisisse encore et arriva essoufflée à la chambre d’Eszter.
“Eh bien, que vous est-il arrivé ? demanda celle-ci à sa vue. Vous êtes toute pâle, et vous avez une énorme bosse.
- Je... me suis... cognée, parvint-elle à articuler.
- Vous êtes vraiment maladroite, c’est déplorable, lui dit la Comtesse en riant. Enfin, venez donc m’habiller, aujourd’hui, c’est le retour de Hannes, je dois lui faire honneur. Puis vous irez continuer votre travail à l’office, il doit certainement rester des napperons à broder. Et vous devrez coudre davantage de roses blanches, je veux en mettre un peu partout en guirlandes.”
Elle obéit, la tempe douloureuse, et retourna ensuite à l’office, où bruissait la rumeur que le Lieutenant Rinder était si soûl la veille qu’il s’était assommé tout seul contre un meuble, même s’il disait avoir été attaqué par derrière. Lukas en riait :
“Il a certainement été attaqué par un bouchon de champagne, oui !”
Mais Horst répliquait :
“C’est bizarre, tout de même, je l’ai déjà vu plus enivré, et il ne s’était jamais blessé...
- Il faut bien que ça arrive un jour, dit Bertha en haussant les épaules. Il y a une première fois à tout.
- Et puis, c’est plus glorieux d’avoir été attaqué, ajouta Lukas. Mais il a dû se cogner, c’est tout.”
Sophie cousait en silence, soulagée que le Lieutenant n’ait rien dit d’autre. Elle redoutait de le revoir et fut à peine apaisée en apprenant que le médecin lui avait prescrit de ne pas quitter la chambre pendant au moins trois jours : mais s’il désobéissait aux ordres médicaux ? Elle continua ses tâches, dissimulant son malaise, refoulant les larmes qui lui montaient aux yeux quand elle repensait à la scène. Globalement, elle resta muette, comme elle l’était souvent, mais, cette fois-ci, son mutisme était causé par la terreur et non par l’habituelle fierté qu’elle avait de ne rien répondre aux injures et aux coups.
Heureusement, la Comtesse était occupée par le retour de son fiancé, même si elle semblait y prendre assez peu de plaisir, comparée à la joie qu’elle avait montrée au retour d’Olstrik ; Bertha et Lukas, qui s’entendaient assez bien, en parlèrent à voix basse lors du dîner, mais Sophie étant assez proche, elle les entendit.
“Elle est toujours amoureuse du Commandant, dit Bertha tout bas.
- Oui, et lui semblait assez réceptif ces derniers jours, commenta Lukas, sur le même ton. Assez étrange, comme attitude envers une femme fiancée à un supérieur.
- Cela n’a pas l’air de gêner le Lieutenant-Colonel..., glissa Bertha.
- Je pense sincèrement qu’il s’en moque. Tant que la Comtesse ne portera pas pantalon..., commença Lukas en baissant encore la voix, mais Bertha lui signifia d’un mouvement des yeux de ne pas continuer.
- Toujours est-il que le mariage approche. Une quinzaine de jours et nous devrons bouger, dit Bertha plus haut.
- Pfff, encore des malles à faire, souffla Horst. Ça va être infernal.
- Eh oui, faire les malles, couvrir les meubles, tout nettoyer..., c’est notre lot, lâcha Bertha en haussant les épaules. On n’y peut rien.
- On pourrait, mais on n’a pas le courage, ronchonna Horst.
- Oh ? T’es révolutionnaire, maintenant, toi ? lança Lukas, amusé.
- Je finirai peut-être par le devenir, maugréa Horst, en se levant, son dîner fini.”
On laissait à Sophie le soin de débarrasser et de faire la vaisselle après les repas des domestiques ; cette tâche lui répugnait tout particulièrement : toucher de la nourriture mouillée lui soulevait le cœur, et, ce soir, elle avait encore plus mal à la tête que la veille, aussi, prise de nausée, elle cassa un verre pendant qu’elle lavait. Bertha, dont les yeux de faucon ne laissaient rien passer, s’en aperçut et la gifla. Sophie s’effondra sur le sol, toujours consciente mais incapable de réagir. Elle se recroquevilla sur le dur sol dallé de la cuisine, et Bertha lui donna un coup de pied en passant, la releva de force et l’amena, la traînant par le bras, au salon où se trouvaient notamment la Comtesse, le Lieutenant-Colonel, le Lieutenant Rinder et Olstrik, plus deux ou trois autres messieurs que Sophie ne connaissait que de vue. Elle se sentait malade, complètement hébétée ; elle vit dans un brouillard Bertha la désigner du doigt à la Comtesse, qui eut un sourire mauvais, et, ne tenant plus, s’affaissa contre la porte, et se retrouva à genoux, fixant le sol, la vue brouillée par le malaise.
Elle vit la Comtesse s’approcher, et se recroquevilla à nouveau, protégeant instinctivement sa tête, aussi Eszter lui donna un coup de pied dans les côtes. Elle poussa un gémissement de douleur, entendit des clameurs, puis, plus rien car elle s’était évanouie pour de bon. Quand elle reprit ses esprits, elle était toujours sur le sol du salon, seuls restaient le Lieutenant-Colonel, Olstrik et un autre, dont elle reconnut à l’uniforme qu’il était médecin-militaire. Ce dernier était penché sur elle ; il était assez jeune, avait de courts cheveux blonds et de grands yeux ronds et bleus, qui lui donnaient un air d’adolescent étonné.
“Mauvais, tout ça. Malnutrition, diverses commotions, et d’après ce que j’ai compris, elle dort sur un lit de camp ?
- Oui, répondit le Lieutenant-Colonel. La Comtesse désirait avoir cette demoiselle à son service, mais je n’imaginais pas... tout cela...”
Voyant qu’elle avait ouvert les yeux, le médecin s’adressa à Sophie :
“Veuillez me dire où vous avez mal.
- La tête... La nausée... Le tournis..., parvint à souffler Sophie, aveuglée par la lumière du salon.
- Mouais... Mauvais signe... Surtout maintenant.
- J’ignorais les plans du Commandant Olstrik, se défendit le Lieutenant-Colonel, et je ne savais pas quels traitements elle subissait ici.
- Il faut faire cesser immédiatement ces actes, intervint Olstrik. Docteur, menez-la avec moi à l’hôtel où vous logez. Elle y restera quelques jours pour du repos.
- Mais que va dire Eszter ? demanda le Lieutenant-Colonel, visiblement inquiet.
- Venez avec moi, je parlerai, dit Olstrik en ouvrant la porte. Ensuite, à vous de gérer votre fiancée, je vous avais pourtant prévenu...
- Je vous rappelle que vous êtes mon subordonné, Olstrik, et que l’opération peut aussi cesser immédiatement si je le souhaite.
- Je vous prie de m’excuser, mon Colonel, je vous parlais en tant qu’ami. Allons voir tout de même la Comtesse, puis nous reviendrons, Docteur, ajouta-t-il à l’adresse du médecin, qui maintenait Sophie en position assise pour lui faire passer la nausée.”
Ils sortirent. Le médecin vérifia que Sophie était toujours consciente, lui parlait doucement :
“Nous allons vous tirer de là ; restez encore éveillée. Regardez-moi, fixez mon nez... Bien... Maintenant, combien de boutons sur mon uniforme ?
- Trop..., répondit Sophie, je n’arrive plus... à compter...
- C’est normal... Qui vous a fait cette bosse sur le front ?
- Je... je ne sais plus, souffla Sophie, effrayée.
- Un domestique ?
- N… non, osa-t-elle.
- La Comtesse ?
- Non p… plus, bégaya-t-elle.
- Un officier ?”
Mais elle ne put articuler de réponse, les larmes lui montaient aux yeux, la terreur, la panique s’emparaient d’elle.
“Calmez-vous, respirez..., lui dit doucement le médecin. Nous allons vous sortir de là, répéta-t-il. Ne vous inquiétez pas. Continuez d’ouvrir les yeux, voilà, c’est bien...”
Au bout de longues minutes, elle se sentit mieux, mais était épuisée, elle aurait voulu s’allonger et dormir, mais le médecin lui parlait :
“Il ne faut pas encore vous endormir, mais bientôt, je vous le promets. Encore un peu de courage. Restez éveillée, sinon je ne pourrai pas bien vous soigner. Aidez-moi et restez consciente.
- Où allons-nous ? Elle me retrouvera, me punira..., s’agita soudain Sophie. Et lui aussi...
- Qui donc ?
- Le Lieutenant Rinder, chuchota-t-elle, épouvantée de son audace.
- Celui qui vous a donné cette bosse ?
- Oui, avoua-t-elle, sentant les sanglots monter.
- Allez, pleurez un coup, il faut que ça sorte, lui dit le médecin.”
Mais elle n’avait plus assez de force pour pleurer vraiment, et ne laissa échapper que quelques gémissements, les larmes coulant le long de ses joues. Sur ces entrefaites, Olstrik et von Lustenberg revinrent au salon, d’un pas vif.
“Emmenez-la vite à l’hôtel, dit le Lieutenant-Colonel, je reste pour... calmer... la Comtesse.
- Voilà qui exigera du courage, mon Colonel, lui dit Olstrik en s’inclinant.
- Vous n’avez pas idée... Enfin. Allez-y vite. Je vous laisse libre, Commandant, suite à nos conversations, ne me décevez pas.
- Je ferai tout mon possible, mon Colonel.”
Pendant ce temps, le médecin avait réussi à redresser Sophie sur ses jambes, mais elle se sentait désorientée et encore engourdie ; cette nouvelle position exigeait beaucoup d’efforts, aussi quand le docteur la soutint, elle s’appuya sur lui avec reconnaissance. Olstrik ouvrit les portes qui conduisaient à l’extérieur, et cela faisait si longtemps que Sophie n’était pas sortie qu’elle huma avec bonheur l’air du dehors.
“L’hôtel n’est pas loin, mais elle ne pourra pas marcher, disait le médecin à Olstrik.
- Je peux la porter.
- Je ne dis pas non, ma blessure me relance et je ne pourrai pas tenir longtemps à la soutenir ainsi, même si elle est assez légère.”
Sophie se força à reprendre ses esprits, exigea de son corps cet effort supplémentaire :
“Je peux marcher, je n’ai pas besoin qu’on me porte, dit-elle le plus fort qu’elle put.
- Oui, oui, nous verrons cela, dit le médecin d’une voix conciliante ; passez cette grille sans trébucher et je vous laisse galoper toute seule.”
Elle réussit, s’accrochant aux montants, à franchir la petite margelle qui soutenait la grille, mais, maintenant qu’ils étaient sur la route, le médecin commençait à faiblir dans son appui côté droit, et elle trébucha sur un pavé. Olstrik, qui se tenait de son côté gauche, la rattrapa, et elle sentait que ses jambes lâchaient pour de bon.
“Non, laissa-t-elle échapper, tandis qu’il la saisissait pour l’empêcher de tomber. Laissez-moi...”
Elle tenta vainement de le repousser, mais il était bien trop fort. Le médecin intervint, apaisant :
“Tout va bien, Mademoiselle, ne vous inquiétez pas, laissez faire le Commandant.
- Non, non, c’est à cause de lui que je suis ici, et maintenant, la Comtesse va se venger sur Joséfa, et Pieter et Markus, et moi je ne peux rien faire, je ne peux plus rien faire... “
Elle sanglotait réellement, paniquait, ne tenait plus debout, essayait encore de repousser Olstrik, qui la tenait précautionneusement, et lui disait doucement :
“Je vous expliquerai, ils sont hors de danger, écoutez le docteur et laissez-vous soigner.
- Oui, Mademoiselle, écoutez-moi, intervint le médecin d’une voix plus ferme. Nous vous amènerons à l’hôtel, nous y serons dans cinq minutes si vous laissez le Commandant vous aider, ou jamais si vous continuez ainsi. Je vous soignerai, vous pourrez vous reposer. Je vous demande beaucoup, mais faites-moi confiance, ainsi qu’au Commandant.
- À vous, oui, dit faiblement Sophie au médecin. Plus à lui. Je ne...”
Mais elle ne put finir sa phrase, sombrant à nouveau dans l’inconscience.
Elle reprenait peu à peu connaissance, mais n’ouvrit pas les yeux de suite ; elle était allongée, et si confortable. Elle sentait un linge frais sur son front, sa nausée était passée, et elle se sentait presque bien, malgré quelques douleurs aux côtes, aux reins et à la tempe. Elle se sentait si fatiguée, qu’elle laissa ses yeux clos, mais entendit la conversation qui se tenait à côté, reconnaissant les voix d’Olstrik et du médecin.
“Nous sommes arrivés à temps, je pense, dit le docteur. Elle est vaillante, mais encore quelques semaines ainsi, et elle n’aurait pas tenu. Une chance aussi que l’été soit clément, car le lit dans la cuisine et dans le cagibi... c’était la pneumonie assurée.
- Je n’avais pas idée non plus de ces traitements, répondit Olstrik. Je ne pensais pas que la Comtesse irait si loin.
- Ah, une femme jalouse, c’est parfois pire qu’un bataillon entier d’ennemis.
- Mais j’ai tout fait pour qu’elle croie que je me désintéressais de la petite demoiselle...
- Elle lui a sans doute fait payer d’autres choses, également, rétorqua le médecin d’une voix lourde de sous-entendus.
- Sans doute.
- Ainsi, vous comptez l’amener en France, d’après ce que j’ai compris ?
- En effet, c’est le plan.
- Un jeu dangereux que vous jouez là ; aura-t-elle assez confiance en vous pour... ?
- Je ferai tout mon possible en ce sens, le coupa Olstrik.
- Quoiqu’il en soit, la voilà pansée, hydratée et quelques jours de repos et de mets appropriés la remettront sur pieds. Mais j’ai peur que vous ne deviez attendre le mariage du Lieutenant-Colonel, partir plus tôt serait trop dangereux.
- Je le sais bien. Elle restera ici, et vous prendrez soin d’elle ; je crois qu’elle se méfie trop de moi.
- Pouvez-vous l’en blâmer ?
- Jamais. C’est une nature droite et brave, qui a cru que je l’abandonnais à son sort ; c’est une pauvre petite fleur qu’on a essayé de faucher cruellement, évidemment qu’elle ne peut encore me souffrir.
- Comment ferez-vous, en ce cas ?
- J’ai un plan ; mais moins il y a de personnes dans le secret, moins il sera facile de l’éventer.
- Certes... Je vais vérifier ses pansements, vous pouvez retourner près des autres.
- Je préfère rester ici ; vous devez aussi vous reposer et je veillerai sur elle pendant ce temps.
- Auriez-vous donc un cœur, Commandant ?
- Vous savez à quel point elle est précieuse pour le plan ; elle a déjà réussi à s’enfuir et elle est débrouillarde et volontaire. La laisser s’échapper serait catastrophique.
- Ah, oui, bien sûr, bien sûr, dit simplement le médecin. Dans ce cas, prenez ma chambre, et je viendrai vous chercher dans deux ou trois heures. Vous me réveillerez au besoin.
- Comptez-y, je ne pense pas qu’elle me laissera lui prodiguer des soins.”
Et il sortit. Sophie n’avait pas donné signe de reprise de connaissance pendant la conversation, et laissa le médecin la soigner, vérifier les bleus, coups et hématomes laissés par la Comtesse et Bertha, notamment. Puis elle s’endormit pour de bon, et ne se réveilla pas avant l’aube, laissant échapper un gémissement de douleur, car elle s’était tournée dans le lit, et cela avait ravivé la douleur de sa côte.
“Qu’avez-vous ? Où avez vous mal ? demanda doucement la voix d’Olstrik.
- Laissez-moi, ce n’est rien.
- Je puis vous donner un peu du médicament laissé par le docteur, insista Olstrik, toujours tout bas.
- Non, allez-vous-en, parvint-elle à articuler, se sentant de plus en plus irritée à mesure qu’elle parlait. Je ne veux plus... ni votre aide, ni vos plans, ni vos complots, vous me faites horreur, vous entendez ?
- Je n’ai aucune problème d’ouïe. Je regrette profondément ce qui s’est passé. Nous nous expliquerons quand vous irez mieux.
- Vous n’expliquerez rien du tout, je ne veux plus vous voir, laissez-moi... Aaah, laissa-t-elle échapper, comme la blessure se réveillait, tandis qu’elle s’énervait.
- Laissez-moi au moins vous préparer la mixture du docteur, cela calmera votre douleur.
- Préparez-la, mettez-la à mon chevet et sortez. Je voudrais à présent dormir.
- Certainement, dit-il d’un ton aimable, comme si elle le lui avait demandé poliment.”
Il concocta le mélange, posa le verre à côté de Sophie et sortit. Celle-ci parvint péniblement à se redresser, but le contenu - atrocement amer - et se remit dans une position confortable. Elle dormit globalement toute la journée, répondant par monosyllabes au médecin, qui se montrait pourtant assez aimable, et Olstrik ne reparut pas ce jour-là.
Vers le soir, Sophie osa demander son nom au docteur, en le remerciant des soins qu’il lui avait prodigués.
“Docteur Martin Höffner, mais je me permets de vous demander le vôtre, je ne connais que votre prénom.
- Sophie von Laudon.
- Autrichienne comme moi, alors ?
- Oui Docteur.
- Je pense qu’il m’est facile de le dire, et qu’il vous sera difficile de le faire, mais je vous demande de me faire confiance. Vous devriez écouter ce que le Commandant Olstrik souhaite vous dire ; pour le moment, je lui ai formellement interdit de venir, car cela vous agite et ralentit votre guérison. Mais d’ici quelques jours...
- Oh, je vous en prie, Docteur, non, je ne veux pas, je ne veux plus le voir.
- Il est trop tôt, de toutes façons, mais réfléchissez-y ; il aura peut-être des éclaircissements à vous donner. Il m’en a parlé.
- Il ment, dit-elle avec aplomb et colère.
- Pas avec moi ; tout du moins, si cela arrive, c’est par omission.
- Comment cela ? demanda-t-elle soudain curieuse.
- Cela va vous surprendre sans doute, mais Olstrik et moi avons passé de nombreuses vacances ensemble, je suis un cousin du côté de sa mère.
- Encore un !
- Ah, vous pensez à Vengels ? Oui, c’est à peu près la même famille, mais nos branches sont un peu éloignées. Toujours est-il que nous sommes assez proches, et, sans tout me révéler, car c’est un caractère secret, je pense être parmi ceux qui le connaissent le mieux. Ou le moins mal, tout du moins.
- Alors, dites-moi pourquoi il m’a laissée ainsi, seule, aux griffes de la Comtesse, dont il savait qu’elle était folle amoureuse de lui.
- Parce qu’il n’avait aucune autre solution : s’il avait protesté, s’il vous avait protégée, elle vous aurait tuée. Il a fait ce qu’il a pu pour vous garder en vie, mais comme vous ne lui parliez plus, il n’a pu savoir vos conditions de détention. Il a enquêté discrètement auprès des domestiques, et la seule qui a bien voulu lui obéir était la petite simplette, Johanna. Il lui a donné de l’argent pour qu’elle prenne soin de vous. Mais comme elle ne parle pas, il ne savait pas tout ce que vous enduriez. Vous remarquerez que la Comtesse et Bertha faisaient en sorte de vous blesser ailleurs qu’au visage, sauf les gifles, mais en ce cas, vous ne paraissiez plus au salon.”
Elle resta silencieuse, la gorge serrée ; son stupide orgueil l’avait privée d’un allié.
“Il a également laissé exprès le petit marque-page que vous aviez dessiné pour lui, afin que la Comtesse le trouve et vous fasse faire des travaux moins pénibles que ceux d’une femme de chambre. Il espérait que, malgré sa colère, Eszter utiliserait vos talents. Hélas, il ne savait pas qu’il vous surchargeait ainsi de travail. Il espérait vous maintenir en vie.
- Et pourquoi faire, donc ? M’emmener en France ?
- En effet.
- Je le dénoncerai comme espion, dit-elle férocement.
- Mais peut-être a-t-il des garanties que vous ne connaissez pas encore.
- Lesquelles donc ?
- Vos domestiques du domaine ont été emmenés à l’abri par ses soins, afin que la Comtesse ne se venge pas sur eux par la suite ; mais j’imagine qu’ils serviront de monnaie d’échange pour que vous ne le dénonciez pas.
- Pieter, Joséfa, Markus ! Mon Dieu, les pauvres, sanglota-t-elle soudain. Quelle idée ai-je eu de les quitter ! Ils doivent être morts d’inquiétude. C’est un homme ignoble ! Il connaît mes faiblesses et les exploite.
- Je connais assez bien Olstrik maintenant pour vous dire qu’il y a toujours un plan caché derrière celui visible. Aussi je vous conseille de lui parler.
- Serez-vous présent ? Je ne veux pas être seule avec lui.
- Je serai là au début, puis je vous laisserai seuls. Mais cela n’est pas pour tout de suite. D’abord, du repos et vous devez vous remettre.”
Elle passa ainsi quelques jours au lit, son quotidien ponctué des visites du médecin et de repas apportés par l’une des employées de l’hôtel, une femme assez jeune, qui s’adressait à elle comme à une enfant un peu niaise :
“Comment va-t-elle, aujourd’hui ? Elle a bien dormi ?
- Oui, madame, je vous remercie. Comment allez-vous ?
- On va bien, elle est mignonne comme tout, et elle va prendre son déjeuner tranquillement, d’accord ?
- Oui, madame.”
Sophie ne se formalisait pas des formules utilisées par la dame, et s’en amusait même beaucoup. Elle passait des jours tranquilles, réfléchissait, se remettait, et méditait pour essayer de savoir quel chemin prendre par la suite. Elle n’avait aucune confiance en Olstrik, mais était forcée d’admettre que les récits du médecin mettaient une autre lumière sur les actes du commandant, et elle allait donc lui demander des explications. Ensuite, elle déciderait quoi faire, bien qu’elle redoutât à la fois l’entrevue avec le commandant et les décisions qui en découleraient.
Quels choix devrait-elle faire ? Revenir en France, avec Olstrik et les risques intrinsèques à cette situation ? Ou bien le supplier de l’envoyer avec Markus, Joséfa et Pieter, et attendre patiemment la fin de cette guerre interminable ? Ou tenter à nouveau de prendre la fuite ? Quoiqu’il en soit, elle devait parler au Commandant ; elle exigerait la vérité, et aviserait ensuite.
Près d’une semaine était passée depuis son arrivée à l’hôtel, et elle dit au médecin qu’elle voudrait bien recevoir le Commandant, mais qu’elle ne souhaitait pas être au lit ; elle se sentait assez forte pour s’asseoir dans le fauteuil, cependant, elle aurait besoin de vêtements convenables et de l’aide de l’employée de l’hôtel pour s’habiller. Le médecin acquiesça, revint avec une robe noire, empruntée à la fameuse employée, Magda, qui vint gentiment l’aider à se vêtir :
“Elle lève les bras, voilà, et elle va passer sa tête, comme ça, pendant qu’on va lui attacher tout ça ; elle voudrait de l’aide pour sa coiffure ?
- S’il vous plaît, oui, madame, j’ai besoin d’aide pour un chignon.
- On va lui faire ça, et elle sera mignonne comme tout, même si la robe est un peu grande, mais, bon, elle n’est pas bien épaisse, aussi.
- Pourtant je mange tout ce qu’on me donne, vous savez.
- Dans quelques temps, elle ira mieux, c’est normal.”
Et ainsi dorlotée, Sophie fut prête à recevoir le Commandant. Elle se sentait déjà lasse, le babillage de Magda n’ayant pas réellement aidé. Mais elle devait faire cet effort. Elle attendit l’heure fixée par le docteur, qui frappa, très ponctuel, entra sur son invitation, suivi du Commandant, qui s’inclina, arrivé à sa hauteur :
“Veuillez rester assise et ne pas vous fatiguer outre mesure.
- Merci, Commandant. Messieurs, prenez place.
- Je ne resterai pas longtemps, intervint le médecin, mais je puis ainsi m’assurer que vous ne perturbez pas ma patiente, cousin.
- Je ferai tous mes efforts en ce sens, cousin, répondit Olstrik avec un petit sourire ironique. Mais vous verrez que je ne suis pas forcément le moins raisonnable ici.
- Je suis très raisonnable, protesta Sophie. Je souhaite des explications claires, la vérité, en somme ; l’entière, simple et seule vérité, sans entourloupe, sans dissimulation.
- Vous pouvez la demander, en effet, dit calmement Olstrik sans la regarder tandis qu’il allumait une cigarette.
- Mais vous ne me la donnerez pas, j’imagine ? demanda-t-elle en se crispant légèrement.
- Si fait, à terme. Disons que pour l’instant, je ne peux vous dévoiler qu’une partie de cette vérité ; vous trouverez sans doute des éléments par vous-même. Mais vous ne le saurez vraiment qu’à un moment précis.
- Et lequel, je vous prie ?
- Je ne voudrais pas gâcher la surprise, mais c’est une promesse solennelle, devant témoin, ajouta-t-il en inclinant la tête vers son cousin, qui écoutait sans dire un mot.
- Alors dites-moi, je vous prie, demanda Sophie, se tenant bien droite dans le fauteuil, tout ce qui s’est passé depuis notre rencontre avec la Comtesse au restaurant.
- Tout d’abord, je vous présente mes excuses ; c’est effectivement ma faute si elle nous a poursuivis. J’ai tenté de la dérouter en disant que vous ne m’étiez rien, afin qu’elle ne vous tue pas sur le champ. J’ai essayé de gagner du temps, et ai discuté avec le Lieutenant-Colonel, vous laissant entre ses mains. Je n’imaginais pas qu’elle aurait cette bassesse de vous traiter de la sorte.
- Elle m’a fait me déshabiller devant des soldats, murmura Sophie d’une voix douloureuse.”
À ces mots, Olstrik eut un sursaut de répulsion.
“Vous ont-ils violentée ?
- Pas eux, ils ont détourné le regard, mais elle a déchiré mes dessous ; puis j’ai pu remettre ma jupe et mon corsage et ensuite elle m’a fait enlever le maquillage, mais mes cheveux sont toujours grisonnants, la pâte part difficilement, dit-elle, montrant sa chevelure encore endommagée. Ensuite on m’a donné un uniforme de femme de chambre.
- Je suis navré... Pendant ce temps, j’expliquais au Lieutenant-Colonel ma mission, j’ignorais tout ce qui vous arrivait.
- Quelle mission ?
- Cousin, j’ai besoin que vous sortiez, je vous prie, reprit Olstrik en s’adressant au docteur.
- Fort bien. Je reviendrai dans une petite heure ; je suis dans ma chambre si besoin.
- Je vous remercie.”
Une fois le médecin parti, Olstrik parla plus doucement :
“Vous vous souvenez des précautions prises pour notre départ ; j’avais brouillé les pistes, mais j’ai gardé un sauf-conduit en appelant mon père lors d’une de nos haltes, à l’auberge de l’araignée...
- Je pensais que vous ne vous entendiez pas avec lui.
- C’est un fait ; mais je suis son fils unique et il tient à l’honneur de notre nom. Il a donc arrangé pour moi une mission : je suis envoyé en France, avec vous, pour espionner les français et faire parvenir des rapports aux forces allemandes.
- Je vous dénoncerai, dit-elle férocement.
- Et vous en aurez le droit ; je me constituerai prisonnier à notre arrivée.”
Prise de court, elle le regarda avec étonnement.
“Vous vous attendiez à ce que je plaide pour me laisser entrer au cabinet noir ? Je sais la défiance que vous me portez, ce serait une sotte espérance de ma part d’essayer de vous convaincre. Je souhaite sincèrement venir en France.
- Et le Lieutenant-Colonel a gobé ce mensonge d’espionnage ?
- Bien sûr ; c’est un sot, qui épouse la Comtesse uniquement pour le réseau de son père, mais il n’escomptait pas qu’elle soit si peu malléable, malgré mes avertissements.
- J’ai entendu des rumeurs, à l’office...
- Ah ? Faites-moi savoir, cela devrait être divertissant.
- Bertha disait que la Comtesse était toujours amoureuse de vous... Et Lukas, que vous étiez très aimable avec elle...
- En effet ; j’escomptais ainsi l’éloigner de vous afin qu’elle ne vous brutalisât pas.
- Il a ajouté que le Lieutenant-Colonel n’était pas intéressé par la Comtesse elle-même, car elle ne portait pas de pantalon...
- Ah, oui, je vois.
- Pas moi ; en quoi ses tenues sont-elles si importantes ? demanda ingénument Sophie.”
Le Commandant eut du mal à retenir un petit rire, et la regarda avec une nuance de pitié :
“C’est assez délicat, comme sujet. Disons que le Lieutenant-Colonel n’aime pas la gente féminine en général et préfère la compagnie des hommes.
- N’est-ce pas le cas de tous les hommes ?
- Pas tout à fait, non, vous ne comprenez pas ; vous êtes trop innocente. Pour prendre une référence biblique, il viendrait de Sodome.
- De... De Sodome ? répéta Sophie, écarquillant les yeux et comprenant enfin. Mais... C’est...
- Je suis navré de vous choquer ainsi, reprit Olstrik. Toujours est-il qu’il feint d’aimer la Comtesse, et pourra ainsi accéder à des sphères de pouvoir qui lui étaient inaccessibles jusqu’alors.
- Mais... C’est horrible... Un mariage sans amour...
- C’est très commun, dans ces milieux. La raison est souvent plus forte.
- Et ensuite, vous êtes parti...
- En effet ; j’ai dû aller jouer ma comédie devant d’autres instances militaires, avec l’appui du Lieutenant-Colonel et de mon père ; j’en ai profité pour faire mettre à l’abri vos domestiques du domaine, leur expliquant par lettre que vous étiez vivante, et que leur fuite vous sauverait la vie. Je les ai installés dans mon domaine personnel, qui pour l’instant est vide de domestiques de l’organisation. Ils ont toute latence pour embaucher des aides aux villages alentour.
- Je vous remercie de cette bonté, mais j’imagine qu’à présent, ils vous serviront pour me faire obéir.
- C’est une possibilité à envisager, en effet. Vous vous faites de moi un bien vilain portrait.
- Je n’arrive pas à vous faire confiance, Commandant, dit-elle en fixant piteusement le sol.
- Je le vois bien ; à force, peut-être... Mais là n’est pas l’important. Nous partirons pour la France via la Suisse dans une dizaine de jours, après le mariage de la Comtesse et du Lieutenant-Colonel, car mon départ avant cet... heureux événement provoquerait trop de suspicions. Vous resterez ici en attendant, pour votre propre sécurité. Une fois en France... je serai à votre merci.
- Votre plan paraît simple, mais tant de choses pourraient mal tourner. L’organisation, par exemple, que deviennent-ils ?
- Pour le moment, j’ai envoyé des télégrammes les informant que j’étais en partance pour la Suisse, sur ordre des allemands. Ils ne s’en étonneront pas outre mesure ; tout peut se dérouler très bien.
- Vous aviez dit ça lors de notre première tentative... osa-t-elle, un ton de reproche dans la voix.
- Effectivement. La théorie et la pratique s’avèrent être deux mondes différents.
- Et si... Et s’ils vous fusillent en France ?
- Alors le destin n’aura pas été clément avec moi ; je suis prêt à accepter les risques de ma cause, répondit-il en haussant les épaules.
- Mais .. votre cause... vous l’avez abandonnée, m’avez-vous dit ; vous quittez l’organisation car la Lituanie ne serait pas telle que vous l’auriez souhaitée...
- J’ai une nouvelle cause, dit-il en se levant pour aller à la fenêtre.
- Laquelle ?
- Vous le découvrirez quand nous serons en France, dit-il en regardant au-dehors.
- J’ai... peur, Commandant. Je n’ai plus aucun courage.
- Je sais ; mais je vais vous demander de puiser encore dans votre force morale, il est nécessaire que nous atteignions ce but.”
Il y eut un petit silence, puis il reprit :
“Je vais vous laisser à présent, cette conversation vous fatigue et le médecin va me réprimander.”
Il se dirigea vers la porte, quand elle l’appela, d’une petite voix :
“Commandant ?
- Oui ? dit-il, se tournant vers elle.
- N’ai-je pas d’autre choix que de vous suivre ?
- Hélas, non. Pas pour l’instant.
- En ce cas, j’aurai besoin de quelques effets pour préparer notre fuite, dit-elle, soudain résolue.
- Excellent, vous me ferez parvenir la liste et je ferai le nécessaire. Reposez-vous à présent.”
Il s’inclina et sortit. Le docteur arriva peu après pour l’examiner :
“Vous avez de la chance d’avoir une constitution assez forte, mais je vous prescris encore du repos jusqu’au départ.
- Oui, Docteur, dit-elle docilement.”
Elle parvint à se changer, à se remettre au lit et s’endormit aussitôt. Elle se réveilla au milieu de la nuit, une douleur au côté lui coupant le souffle ; elle attendit un peu, se disant qu’elle pourrait se rendormir et atténuer la sensation désagréable, mais au bout d’une dizaine de minutes, elle se décida à appeler le médecin ; elle réussit à se mettre au bord du lit, comptant se lever pour demande de l’aide, mais ne put se lever. Se traînant à genoux, elle atteignit la porte et la frappa trois fois en essayant de donner de la voix :
“À l’aide ! S’il vous plaît !”
Mais c’était un filet ténu qui sortait de sa gorge ; de plus, cela ravivait sa douleur. Elle se résolut à frapper la porte de façon continue, assise à même le sol, dos au chambranle. Elle donnait des coups répétés et assez rapprochés, mais devait parfois s’arrêter, la souffrance la faisant gémir. Plusieurs minutes passèrent ainsi, jusqu’à ce qu’elle voie un mince rai de lumière affleurer sous la porte ; elle redoubla ses coups, essaya à nouveau d’appeler.
La porte s’ouvrit doucement et le Docteur Höffner entra :
“Que vous arrive-t-il ?
- J’ai très mal au côté gauche, docteur, haleta-t-elle, cela m’a réveillée et la douleur ne passe pas ; c’est comme une aiguille qu’on m’enfonce entre les côtes.
- Ce doivent être les conséquences des coups reçus ; les douleurs intercostales sont sûrement provoquées par une côte fêlée, ou tout simplement une déchirure des muscles ; arrivez-vous à vous remettre au lit afin que je vous examine ?
- Je vais essayer, souffla-t-elle, se traînant cette fois vers le lit.”
Mais malgré tous ses efforts, elle ne put se redresser une fois parvenue au bord.
“Ne vous contractez pas, cela va empirer ; je vais appeler Olstrik, il est passé me voir, et je ne peux malheureusement pas vous soulever jusqu’au lit.
- J’y... arriverai... toute... seule..., dit-elle, serrant les dents.”
Mais le docteur était déjà parti, et revint presqu’aussitôt avec Olstrik, qui souleva délicatement Sophie pour l’allonger sur le lit.
“Voilà, dit-il, son sourire ironique aux lèvres ; la Belle au Bois Dormant peut recevoir votre diagnostic, cousin.
- Merci, cousin. Vous pouvez retourner dans ma chambre en attendant.”
Sophie ne dit rien, trop vexée d’avoir encore eu besoin de l’aide du Commandant, et gênée qu’il l’ait encore vue en simple chemise de nuit. Elle laissa le médecin l’examiner, une fois la lumière allumée ; il tâtait précautionneusement, et, arrivé à l’épicentre de la douleur, il parut soulagé :
“Ce n’est pas cassé ; peut-être fêlé, mais j’espère que c’est juste musculaire. Je vais vous donner une mixture calmante, appliquer un cataplasme, et s’il n’y a pas de mieux dans deux jours, il faudra peut-être vous mener à l’hôpital pour plâtrer. Essayez de respirer doucement, et je vais vous caler avec des oreillers pour que vous bougiez le moins possible.”
Il prodigua ses soins, revint avec une pile d’oreillers, suivi d’Olstrik qui en portait d’autres. Höffner répartit les divers éléments autour de la jeune femme, qui était bien immobilisée.
“Et voilà, la Princesse au Petit Pois, dit alors le médecin.
- Excellent, cousin, je n’avais pas osé, répondit Olstrik. J’en conclus que ce n’est pas trop grave ?
- Non, cela devrait se remettre en ordre assez vite, dit Höffner. Nous allons vous laisser reposer, Mademoiselle, je repasserai demain matin.
- Bonsoir, Princesse, dit Olstrik en s’inclinant, goguenard, tandis que Sophie rougissait de gêne et de colère, sans répondre.”
Ils sortirent, apparemment peu choqués par son manque de politesse : elle ne les avait même pas remerciés ; elle se sentait mortifiée. Décidément, si elle choisissait le chemin de la France en compagnie du Commandant, que se passerait-il ? Serait-elle toujours la damoiselle en détresse qu’il devrait soutenir, alors qu’elle n’avait plus confiance en lui, et que lui-même avait repris ses distances depuis la rencontre avec la Comtesse ? Elle se promit de devenir plus forte, plus endurante, et qu’ainsi, plus jamais il n’aurait à la porter ; le médicament faisant effet, elle sombra bientôt dans le sommeil.
Cette fois-ci, il faisait grand jour quand elle ouvrit les yeux ; le Docteur Höffner était assis sur le fauteuil de la chambre, lisant en veillant sa patiente. Il releva la tête, constata qu’elle était réveillée, et lui demanda si elle avait encore mal.
“Beaucoup moins qu’hier, le cataplasme semble efficace. J’ai moins de mal à respirer, mais je me sens lasse.
- Je vais vous changer le pansement, mais vous devrez rester au lit, ainsi immobile ; ce soir, vous vous lèverez un peu, pour éviter les escarres et rétablir la circulation, puis nous verrons.”
Il enleva les oreillers, la pansa de nouveau et remit les coussins ensuite.
“Voilà, évitez les mouvements ; pour les repas, je vais vous faire porter du bouillon et Magda vous le donnera.
- Merci ; pourriez-vous me prêter un livre ? Je n’en ai pas, et je m’ennuie fort.
- Je vous apporterai cela tout à l’heure, il doit y avoir une bibliothèque au quartier général ; j’ai peur de n’avoir que cet ouvrage, et je le lis déjà, je vous le prêterai dès que je l’aurai fini.
- Qu’est-ce ?
- Le Monde Perdu, de Conan Doyle.
- Ah oui, je l’ai déjà lu.
- Vraiment ? Je suis absolument pris par ce livre, j’ai du mal à le lâcher. Vous a-t-il plu ?
- Beaucoup, vous verrez, c’est très divertissant.
- Bien, je vais passer au QG, puis je reviendrai avec de la lecture pour vous.
- Merci, Docteur.”
Il s’inclina et sortit, et elle attendit, assez impatiemment, son retour ; il était rare qu’elle reste inactive aussi longtemps et espérait qu’un bon livre ferait passer le temps plus vite. Elle somnolait quand des coups retentirent à la porte, et elle donna la permission d’entrer, s’attendant à voir le docteur. Mais c’était Olstrik, une pile de livres sous le bras, qui franchit le seuil. Pourquoi ne la laissait-il pas tranquille, à la fin ?
“Le Docteur est occupé là-bas, je me suis donc permis de vous faire cette commission.
- Merci, Commandant, ce n’était pas la peine.
- Si fait, j’ai pioché divers ouvrages qui, je l’espère, vous plairont.
- Merci, répéta-t-elle, sans grand enthousiasme.”
Il lui présenta une dizaine de livres :
“Vous avez lu le Monde Perdu, de Conan Doyle, mais avez-vous lu sa série Sherlock Holmes ?
- Non.
- Cela vous plaira beaucoup ; heureusement, la villa appartenait à une famille cultivée, et leur bibliothèque est riche. Tout est en allemand, mais ce n’est pas bien grave. J’ai pris aussi un recueil de Heine, et un Goethe. Mais ces livres-là proviennent de ma collection personnelle, j’en ai profité en revenant pour en prendre une malle pleine : ici, du Shakespeare, en anglais, ici, les Fables de la Fontaine, en français, bien sûr. Et, tenez, ceux-ci, en français aussi : Le Parfum de la Dame en Noir, et Le Prisonnier de la Planète Mars. C’est très divertissant, j’ai hâte que nous en parlions plus longuement.”
Elle le remercia avec plus de chaleur, cette fois, sans s’en rendre compte, et quelque peu gênée par les oreillers qui l’immobilisaient, chercha à attraper le dernier proposé, Le Prisonnier de la Planète Mars. Voyant qu’elle avait quelques difficultés, il lui ouvrit obligeamment le livre et le lui tendit, puis il déposa les autres sur la table de chevet. Elle le remercia et s’absorba dans sa lecture, si bien qu’elle ne se rendit compte qu’au bout de longues minutes qu’il n’était pas sorti, mais s’était installé dans le fauteuil, lisant lui aussi.
“Mais... Commandant..., osa-t-elle, vous... vous restez là ?
- Ah, oui, le docteur me l’a demandé. Figurez-vous qu’il a peur que vous ne respectiez pas ses consignes, depuis que je lui ai raconté votre chute dans le lac gelé chez les Vengels, et votre convalescence.
- Mais j’ai respecté tous les ordres médicaux, rougit Sophie.
- Oui, une fois que le docteur vous a joliment tancée ; vos habitudes d’indépendance et votre débrouillardise font de vous une patiente... peu patiente, si vous me permettez.
- Vous n’étiez pas obligé de le lui raconter...
- Bien sûr que si, votre geste pour sauver le petit Walter était admirable ; j’ai aussi pensé que cela pouvait contribuer aux douleurs intercostales, mais le docteur m’a dit que non, cela se serait déclaré plus tôt. Toujours est-il qu’il vous faut un garde-malade et que je suis le plus à même de remplir ce rôle. À moins que vous ne désiriez quelqu’un d’autre...
- Oh, oui, la Comtesse et Bertha seraient ravies de venir m’aider, nous sommes si bonnes amies, le coupa Sophie, acide.
- Je pensais à Magda...
- Ah... Oui... Bien sûr..., balbutia-t-elle, prise de court. Je... Si besoin, vous la ferez mander, pour l’instant, je n’ai besoin de rien, je vous remercie.
- Alors, je vous laisse savourer votre lecture, dit-il, reprenant la sienne.”
Elle lut avidement, le roman était passionnant, mais aussi un peu effrayant ; plusieurs fois, elle faillit laisser échapper une petite exclamation d’épouvante, mais se retenait : elle ne voulait pas que le Commandant la prît pour une froussarde. Soudain, lors d’un passage particulièrement palpitant, le livre lui échappa des mains, sans doute à cause des médicaments contre la douleur, qui l’amollissaient ; le coin lui tomba sur l’œil, et elle laissa échapper :
“Aïe !
- Que vous arrive-t-il ? demanda Olstrik, s’approchant, légèrement inquiet.
- Oh, c’est stupide, je me suis fait mal toute seule avec la couverture du livre ; c’est désespérant comme je suis maladroite...
- Vous êtes surtout épuisée, je pense.
- Oui, mais c’est si passionnant, je veux savoir la suite, mais je n’ai plus de force dans les bras... Tant pis, soupira-t-elle, je vais somnoler un peu.
- Je puis vous faire la lecture.
- Je ne voudrais pas vous déranger, et je peux bien attendre, marmonna-t-elle, déchirée entre son envie de continuer l’histoire et son aversion de dépendre encore du Commandant.
- Je l’ai déjà lu, cela ne me gêne pas.
- Je risque sans doute de m’endormir..., dit-elle, gênée.
- Alors, j’arrêterai, et vous reprendrez ensuite.
- Je vous remercie, en ce cas ; mais, si vous en avez assez, il faudra me le dire.
- Certes. Et il faudra aussi que vous preniez un déjeuner, il est important de vous nourrir.
- Pour le moment, je n’ai pas du tout faim ; peut-être plus tard.
- Soit, alors, donnez-moi le livre.”
Et il approcha le fauteuil, se mettant plus près d’elle ; il lut quelques pages, y mettant le ton, son léger accent en français donnant une saveur particulière aux mots qu’il prononçait. Elle écoutait en fixant le plafond, vivant les aventures du héros, mais bientôt, comme elle l’avait prévu, et malgré sa lutte, s’endormit. Elle se réveilla tiraillée par la faim ; le docteur était cette fois près d’elle, et il l’examina :
“Où en est cette douleur ?
- Presque partie ; quand je suis immobile, il n’y a plus rien.
- Une bonne nouvelle. Vous devez avoir faim, j’imagine ?
- En effet.
- Magda vous portera votre dîner et vous aidera à manger ; ensuite, vous ferez quelques pas avec moi dans la pièce, puis je remettrai vos pansements.
- Bien.”
Le babillage de Magda fatigua quelque peu Sophie, mais cette femme était d’une gentillesse difficilement égalable, aussi fit-elle beaucoup d’efforts pour suivre sa conversation, tout en mangeant la soupe que Magda lui donnait à la cuillère. Le repas terminé, le docteur revint, accompagné d’Olstrik, et expliqua :
“Le Commandant a gentiment accepté de venir, au cas où vous tomberiez, comme vous le savez, je n’ai pas assez de force pour vous relever.
- Merci Commandant, lâcha-t-elle, gênée.”
Et tous ses efforts se concentrèrent vers un seul et même but : ne pas avoir besoin de son aide, encore une fois. Le médecin la fit se lever, et, précautionneusement, elle y parvint, bien qu’elle dût s’y reprendre à plusieurs fois. Serrant les dents, elle se dirigea vers le fauteuil à l’autre bout de la pièce, le souffle court, et elle dût s’appuyer sur le manteau de la cheminée :
“Ça me donne une espèce de point de côté, j’ai le souffle coupé.
- Tant que vous respirez, que vous tenez debout et que vous n’avez pas de fièvre, les signes sont plutôt encourageants, répondit le médecin, haussant les épaules d’un air satisfait.”
Olstrik ne disait rien, restait aux aguets, les yeux fixés sur Sophie, s’attendant sans doute à ce qu’elle chutât, mais elle parvint à se remettre au lit sans son aide. Cachant la satisfaction qu’elle avait à s’être débrouillée seule, elle remercia le Commandant malgré tout, et celui-ci sortit tandis que le médecin lui donnait les soins pour la nuit :
“Si demain vous êtes en meilleure forme, alors, le risque de fêlure sera écarté. Voilà une mixture qui vous fera dormir.
- Merci, Docteur.
- Le Commandant m’a aussi demandé de vous remettre ceci, j’ai failli oublier.”
Il sortit une petite fiole de sa poche et la posa sur la table de chevet.
“C’est pour vos cheveux ; vous demanderez de l’aide à Magda pour les laver avec cette crème, cela les remettra en état.
- Merci.
- Dormez bien, à présent.”
Et il sortit ; elle resta immobile, attendant que les effets du médicament se fassent ressentir, et pensa que le Commandant était tout de même fort gentil d’avoir pensé à ses cheveux en ce moment, et se demanda si toute l’aide qu’il lui apportait était peut-être sincère. Mais elle se rappela alors les mots qu’il avait échangés avec le médecin, la croyant inconsciente : “Elle est précieuse pour le plan...” ; elle n’était qu’un rouage dans sa machine, mais un rouage important, voilà pourquoi il était aux petits soins pour elle. Il n’y avait rien de plus, et Sophie repensa, malgré elle, à la déclaration qu’il lui avait faite : “Je n’aimerai jamais que vous...”.
“Il ne m’aime plus ; et il n’aimera personne d’autre, j’imagine, après mon refus ; si seulement... Si seulement il m’avait déclaré son amour avant de se compromettre avec la Comtesse, comme j’aurais été heureuse.” Elle rougit dans l’obscurité, se tança vertement de se laisser aller à ces rêvasseries.
“Et donc, nous nous serions sans doute mariés, et là, sans que je l’eusse su, il aurait manigancé dans l’ombre ; cette vie aurait été un mensonge. Un beau mensonge, certes, mais un mensonge tout de même. Et si j’avais appris la vérité, alors, que se serait-il passé ? Non, il vaut mieux ne pas y songer. Il faut plutôt penser que, grâce à lui, je parviendrai en France et continuerai l’effort de guerre. Mais, lui-même... Il se constituera prisonnier, m’a-t-il dit. Le fera-t-il vraiment ? Que de doutes, hélas. Alors qu’avant...”
Mais elle n’alla pas plus loin dans ses souvenirs, se rendant compte qu’elle était alors effectivement amoureuse du Capitaine, et que certains aspects du Commandant lui plaisaient ; mais la défiance était de mise.
Quelques jours passèrent ainsi, où le docteur, Magda et Olstrik venaient lui rendre visite, l’un pour la soigner, la deuxième pour la nourrir et la baigner, et le troisième pour préparer leur prochaine escapade et tout simplement discuter.
“Je vois que vos cheveux ont repris leur couleur originelle, lui dit-il un matin qu’il venait la voir. J’en suis fort aise.
- Merci Commandant pour cet onguent, lui répondit-elle, assise dans le fauteuil.”
Elle se levait plus facilement et la douleur aux côtes s’estompait ; elle se sentait en meilleure forme.
“J’aurais dû y penser plus tôt. Mais allons droit au but : j’ai bien reçu la liste de vos demandes pour ce voyage ; vous avez fait les bons choix. Pour le début de notre périple, il y aura un léger écart par rapport au plan initial.
- Ah ? Lequel ?
- Vous serez mon aide de camp, annonça-t-il en allumant une cigarette.”
Elle se mit à rire, croyant qu’il plaisantait, mais s’arrêta quand il la regarda à nouveau à travers la fumée.
“Mais... Mais... C’est impossible. On n’emploie pas les femmes comme aides de camp !
- Voilà pourquoi vous serez déguisée en homme.
- Déguisée ? Et en homme ! Je ne tiendrai pas dix minutes. Pourquoi ce revirement ?
- Parce que la Comtesse ne décolère pas, et que j’ai peur qu’elle ne trouve un stratagème pour se débarrasser de vous...
- Mais, elle va se marier, n’a-t-elle donc rien de mieux à faire ?
- Comme vous l’avez constaté, son mariage est - et restera sans doute - sans amour ; elle veut une vengeance. De plus, l’organisation doit croire que vous êtes décédée des suites de l’interrogatoire. Vous me conduirez donc en voiture jusqu’à...
- Mais... Mais je ne sais pas conduire !
- Je vous apprendrai, ce n’est pas bien sorcier.
- Mais... On va voir que je suis une femme...
- Il existe des corsets qui suppriment... les formes, dit-il en cherchant ses mots. Si je vous donne un uniforme un peu large, on ne verra rien.
- Et... Mes cheveux... Il faut donc les couper ? demanda-t-elle, horrifiée.
- Pas toute la longueur. Juste assez pour dissimuler cela sous une casquette, ne vous inquiétez pas. Votre manque de barbe vous fera juste passer pour un jeune aide de camp, rasé de frais.
- Ma voix...
- Moins vous parlerez, mieux ce sera. Il vous suffira de grogner, je vais vous enseigner quelques méthodes pour paraître plus masculine... La Comtesse et son futur se marient dans trois jours ; ils partent ensuite en voyage de noces, je ne sais où. Peu importe, nous devons partir en même temps.
- Dans trois jours ?
- Quatre, car je pense que la fête se prolongera tard dans la nuit ; vous m’attendrez ici et nous partirons en auto ; je conduirai au début, puis vous prendrez le volant, et nous ne passerons pas par Ravensburg et le lac de Constance, comme initialement prévu, mais plus au sud, en traversant le Rhin côté autrichien. Cela devrait faire... deux à trois jours de voiture. Puis, nous abandonnons le véhicule, nous traversons le Rhin, et nous voilà en Suisse.
- Oh, mais oui, voilà qui ne sera ni difficile, ni complexe, c’est certain, lança-t-elle, acide. Sans compter les patrouilles, les contrôles aléatoires et les garde-frontières. Un jeu d’enfants.
- Je ne peux m’empêcher de penser que vous ne me faites pas confiance, répondit-il, sourire ironique aux lèvres.
- Ah, je me demande bien pourquoi, répliqua-t-elle, acerbe.
- En attendant, je n’ai pas d’autre solution. Je n’ai pas le temps de trouver des costumes élaborés ; si vous voulez rentrer en France, c’est ce plan, ou bien à pied dans votre chemise de nuit.
- Bien. Je vous suivrai donc, finit-elle par dire, furieuse. Pour l’instant, vous avez tout pouvoir, mais laissez-moi vous dire que j’ai hâte d’arriver en France pour changer cette donne.
- J’en suis persuadé. Je vous ferai parvenir un uniforme, et des plaques d’identification. Vous voudrez bien dissimuler un peu partout les menus objets que vous m’avez demandés. Une fois arrivés en Suisse, nous trouverons d’autres tenues.
- Bien.
- Vous allez essayer de dissimuler vos cheveux sous la casquette de l’uniforme. Mais, s’il le faut, nous les couperons. C’est fort dommage, mais il y va de votre survie.
- Ils repousseront, dit-elle, haussant les épaules.”
Ce n’était là que pure bravade ; elle aimait beaucoup ses cheveux longs, et les coupait rarement ; la dernière personne à les avoir coupés était sa mère quand elle était enfant. Cela la chagrinait, mais, si c’était nécessaire, elle le ferait.
“Vous êtes philosophe, c’est bien, je vous verrai cet après-midi ou ce soir ; vous me montrerez comment vous va l’uniforme.
- Sûrement comme des bretelles à un canard, ne put-elle s’empêcher de répondre, un peu mordante, mais cela fit simplement rire le Commandant.”
Il sortit après l’avoir saluée, et, avant le déjeuner, Magda arriva avec un paquet brun qu’elle défit sur le lit.
“Elle va devoir essayer tout ça, je vais l’aider. D’abord, le corset ; heureusement, elle n’a pas trop à dissimuler.”
Un peu vexée, Sophie mit le corset, qui, en effet, dissimulait ses quelques formes : avec la faim quasi constante de ces derniers mois, elle avait perdu beaucoup de poids, mais elle ne pensait pas que cette partie du déguisement fonctionnerait aussi bien. Magda lui passa la chemise, le pantalon, la vareuse, les bottes. Se voyant dans la glace, Sophie se rendit compte qu’elle avait à peu près la silhouette d’un très jeune homme un peu frêle, ce qui ne l’enchantait pas du tout, sans qu’elle sût vraiment pourquoi.
“Elle va essayer de cacher ses cheveux dans la casquette, à présent ; il faut les rendre humides pour bien les aplatir, et en faisant un chignon vers le sommet du crâne, ça peut fonctionner, continua Magda, toujours d’humeur égale.”
Nattés, torsadés, tirés, épinglés, les cheveux aplatis tinrent, à force d’essais, sous la casquette, heureusement un peu rigide et assez haute.
“Il ne faudra pas y toucher, surtout, mais ce ne sera pas confortable. C’est pour une soirée déguisée, heureusement, elle ne souffrira pas trop longtemps, continua Magda.”
Sophie ne la détrompa pas, moins elle en saurait, plus la fuite serait facile, mais elle se dit que cette brave dame était bien crédule, et que le Commandant savait choisir ses mensonges.
“J’espère qu’elle s’amusera bien, même si ça n’est pas le déguisement le plus seyant ; enfin, le Commandant a insisté, alors...
- Oui, j’imagine qu’il en rira bien, dit Sophie d’une voix blanche, se regardant dans la glace et se reconnaissant avec peine dans cet accoutrement.
- Elle va faire quelques pas, les bottes sont un peu larges, mais je peux sans doute lui trouver de grosses chaussettes.”
Sophie obéit et accepta avec reconnaissance la paire supplémentaire de chaussettes, sinon, elle était sûre d’avoir des ampoules en quelques heures. Elle déjeuna en uniforme, et resta ainsi tout l’après-midi, tentant de s’habituer au pantalon, à la lourde vareuse, aux bottes et à tout le cliquetis des différents boutons quand elle se mouvait.
Le Commandant parut vers le soir, juste après le dîner, et après être entré, la salua :
“Bonsoir, jeune homme.
- Commandant, fit-elle, le saluant, en claquant des talons, comme elle l’avait observé des centaines de fois.
- Pas mal du tout. Un peu raide, encore, mais cela peut passer. Marchez donc un peu, que je voie l’effet général.”
Elle traversa la pièce, se sentant parfaitement ridicule.
“Vous êtes trop féminine dans votre démarche, soyez plus assurée ; les hanches des hommes ne bougent pas.
- Je n’y peux rien, si vous n’en avez pas, rétorqua-t-elle.
- Le regard fixe, devant vous, reprit-il comme s’il ne l’avait pas entendue. Les mains dans les poches si vous êtes au repos, et sinon, le long du buste...”
Il passa ainsi une bonne demie-heure à lui inculquer les fondamentaux de la marche, et ensuite...
“Maintenant, changez votre voix. Descendez le plus bas possible.
- D’accord, dit-elle, en essayant d’imiter celle de baryton du Commandant.
- Trop bas, on voit que vous forcez. Un jeune homme de votre corpulence aurait plutôt une voix de ténor, ce sera plus facile.”
Et elle s’exerça, sous les directives du Commandant, qui parut assez satisfait au bout d’un moment.
“Si vous parlez peu, ce qui sera le cas, puisque vous ne ferez que répondre à des questions, cela devrait passer.
- Quelles questions ? demanda-t-elle, reprenant sa voix normale.
- Tenez, j’ai tout préparé ici, dit-il en lui tendant des feuillets. Nom, prénom, âge, adresse... Vous allez mémoriser tout cela.
- Karl Buckler ? Le bouclier ? dit-elle en prenant les feuillets.
- Oui, c’est amusant, non ?
- J’imagine...
- Bien, je vous laisse à présent. Vous avez trois jours pour vous fondre dans votre personnage. Ensuite, direction la Suisse.”
Il lui fit un salut militaire, qu’elle lui rendit du mieux qu’elle put, et il sortit en lui disant :
“C’est un très bon début, continuez votre entraînement.”
Ces trois jours filèrent à toute allure, ponctuées des rares visites du Docteur, qui constatait que la jeune fille était presque guérie, de celles d’Olstrik, où il l’aidait à incarner le jeune Karl Buckler, et de Magda qui lui apportait les repas. Le jour du mariage de la Comtesse arriva enfin, et elle entendit les cloches de la ville de Stuttgart, des salves à blanc pour saluer l’événement, et elle se demanda brièvement à quoi ressemblait la noce : la robe, les uniformes, les guirlandes, les mets servis... Elle eut une soudaine pointe d’envie : irait-elle jamais à ce genre de réceptions, insouciante et joyeuse ? Elle se morigéna aussitôt : peu importaient le faste, le luxe, l’indolence, surtout en ce moment.
Vers minuit, sachant que le Commandant arriverait dès qu’il pourrait s’éclipser, elle se prépara : le corset, l’uniforme, les cheveux... Elle s’enroula dans la grande capote fournie par le Commandant et somnola dans le fauteuil, prête au départ. N’ayant pas fermé les volets, elle fut réveillée par une aube timide et regarda la pendule : il était bientôt six heures du matin. Elle ne put s’empêcher d’être inquiète : avait-on retenu le Commandant ? Était-il maintenant prisonnier, sa machination découverte ? Ou pire ?
Six heures, puis la demie... Bientôt sept... Elle angoissait sur son fauteuil, se levait, se rasseyait... Son agitation était palpable... Devait-elle descendre demander Magda ? Le Commandant n’avait laissé aucune autre instruction, aucun plan de secours, quelle grave erreur de sa part... Et elle aussi, qu’elle avait été sotte de lui faire confiance aveuglément, de ne pas avoir cherché la faille... Dorénavant, elle ne suivrait plus docilement les plans. Elle décida qu’elle sortirait de l’hôtel à huit heures, seule, en uniforme, et trouverait sa route d’une façon ou d’une autre...
La demie de sept heures allait sonner quand elle entendit trois coups secs à sa porte.
“Entrez, dit-elle en se levant.”
Le Commandant ouvrit la porte, mais n’entra pas. Il avait l’air de guingois, et lui d’habitude si impeccable avait la veste déboutonnée, l’air chiffonné de quelqu’un ayant passé une excellente soirée.
“Commandant... Mais...
- Ah, excusez-moi, j’ai oublié de me rajuster, dit-il, en essayant de remettre sa tenue d’aplomb.
- Avez-vous bu... ?
- Hélas, toasts obligatoires ; il fallait faire honneur aux mariés. Mais ne vous en faites pas, je tiens encore assez pour prendre le volant, la voiture est en bas.
- Vous allez nous envoyer dans le décor, vous êtes rond comme une queue de pelle !
- Quelle expression ! dit-il en riant. Où donc avez-vous entendu cela ?
- Chez les soldats, à l’hôpital, et puis dans les tranchées.
- J’oubliais que vous aviez vécu tout cela, dit-il. En ce cas, venez prendre le volant vous-même.
- Je... Je ne sais pas conduire...
- Bon, alors, allons-y, il ne fait pas bon traîner ici, et une fois sur les petites routes, vous apprendrez et je pourrai me reposer.”
Elle le suivit, descendit les quelques marches qui menaient au rez de chaussée, et ils se trouvèrent dans la rue, heureusement déserte ; Olstrik se mit au volant et Sophie vint se mettre à côté de lui sur la banquette avant. Il était rare qu’elle occupât cette place, et elle trouva étrange cet angle de vue sur la route. Pendant ce temps, le Commandant démarrait la voiture, et lui dit, tout naturellement :
“Tenez-moi éveillé, il faut que je garde le contrôle.
- Faut-il que je vous pince de temps en temps ?
- Du tout, il me faut de la conversation, plutôt.
- Eh bien... Parlez-moi du mariage...
- C’est un peu flou ; posez-moi des questions précises pour que je me concentre.
- À quelle heure était la messe ?
- À onze heures... Et elle était interminable, permettez-moi de vous le dire.
- Combien de personnes y avait-il, selon votre estimation ?
- À la messe, quasiment deux cents ; au vin d’honneur, un peu plus, dirais-je. Et par la suite, de moins en moins.
- Comment était le repas ?
- C’était infâme. Et d’un ennui, vous n’avez pas idée... J’étais placé près de tout un tas de demoiselles qui gloussaient pour un oui, pour un non.
- Fascinant, dit-elle, un peu acerbe. Avez-vous dansé ?
- Certes non. Je ne danse qu’avec des dames de qualité, et il n’y en avait point. J’ai bien regretté que vous ne soyiez pas là.
- Vous êtes trop aimable, mais je ne danse pas très bien, les occasions sont rares.
- Au prochain mariage où j’irai, je ne danserai qu’avec vous, dit-il en réprimant un bâillement, fixant la route devant lui, tandis qu’ils sortaient du bourg.
- Ah, je vous remercie de me prévenir. En ce cas, j’ai hâte de voir cette future union, quelle qu’elle soit. Et avez-vous bu plus que de raison, pour tromper votre ennui ?
- Certainement, et aussi pour détourner les soupçons ; si je m’étais arrêté, on se serait étonné.
- Fort bien, mais vous auriez pu jeter discrètement votre boisson quelque part...
- Et gâcher ainsi le vin délicieux choisi par l’heureux élu, vous n’y pensez pas, c’était la seule chose comestible.
- Pourquoi êtes-vous revenu si tard ? J’étais inquiète.
- Pour moi ?
- Pour moi aussi, à vrai dire..., dit-elle, penaude.
- Comment, vous, si altruiste, vous avez eu ce soupçon d’égoïsme ?
- Je... Je ne savais pas où aller, pour vous trouver. J’étais résolue à partir seule à huit heures, à pied, mais je ne savais encore où.
- Il se trouve que j’ai rencontré un général fort bavard, et je lui ai tiré quelques informations avant qu’il ne roule sous la table ; j’espère que l’État major français m’en saura gré.
- Allez-vous vous souvenir de tout ce qu’il a dit, vu votre état ?
- Vous sous-estimez ma capacité intellectuelle ; même imbibé, je garde en mémoire tout ce que je veux.
- Que vous a-t-il dit de si passionnant ?
- Je vous le dirai devant un officier français, pas avant ; ces informations sont une monnaie d’échange contre ma vie.
- Oui, bien sûr, dit-elle, légèrement dubitative.”
Ils arrivaient sur une route de forêt, assez large, quand il s’arrêta.
“Venez prendre le volant, première leçon.”
Et, sans la laisser répliquer, il ouvrit la portière, passa devant l’automobile et arriva à sa hauteur :
“Allons, allons, glissez vers le volant, jeune homme, vous allez conduire.”
Elle obéit, pleine d’appréhension. Il s’assit à côté d’elle et lui dit :
“Avant que j’oublie, mettez donc ces gants, vos mains sont trop fines pour qu’on s’y trompe. Avec ça, pas de risque.”
Elle enfila d’épais gants en cuir noir, un peu trop grands, qui la rendaient malhabile.
“Allez, Buckler, commanda soudain Olstrik d’une voix ferme, du nerf, on se redresse, les mains sur le volant, le dos droit, l’œil sur la route.”
Tremblant des pieds à la tête, elle fit comme ordonné.
“Maintenant, Buckler, vous allez, avec votre main gauche, saisir la manette et l’avancer d’un cran, tandis qu’avec la main droite, vous relevez le petit levier sur le volant. Puis, votre pied gauche ira sur la pédale de gauche.
- Oui, mon Commandant, répondit-elle d’une voix craintive qu’elle essayait de rendre plus masculine.”
Elle parvint à faire avancer le véhicule, puis après avoir roulé sur quelques mètres, la voiture décéléra et s’arrêta net.
“Vous avez relâché le levier, Buckler. Et votre attention.
- Pardon, mon Commandant.
- Reprenez.”
Et ainsi, pendant une bonne heure, elle fit avancer l’automobile, cahin-caha, sur la petite route, heureusement peu fréquentée. Tendue, Sophie n’avait toujours pas confiance en elle, ni en la mécanique qui lui semblait rétive : une pédale avec le pied gauche pour aller plus vite, une au milieu pour la marche arrière, une à droite pour passer les vitesses, elle ne savait pas ce que signifiait les mots “débrayer” et “embrayer”, et n’osa pas demander ; cet exercice aurait pu lui rappeler son cher piano, mais la voiture ne lui obéissait pas. Après avoir calé d’une façon particulièrement brutale, elle sentit les larmes lui monter aux yeux.
“Mais... Que vous arrive-t-il ? demanda Olstrik qui s’en aperçut.
- Rien, mon Commandant. La poussière sans doute.
- Allons, calmez-vous ; vous devez rester maître de vous et du véhicule.
- Je le sais bien, répliqua-t-elle, des sanglots dans la voix. Mais je n’arrive à rien. Je suis incapable de... C’est trop dur.
- Reprenez-vous, je crois que nous arriverons bientôt à un point de contrôle. Redémarrez.”
Terrorisée, elle se tourna vers le Commandant :
“Un... point de contrôle ?
- Redémarrez ce véhicule, repartit-il d’une voix nette. Maintenant.”
Elle parvint à obéir à nouveau, fit avancer la voiture, chassant d’une main impatiente les larmes qui lui brûlaient les yeux, quand elle vit sur la route le barrage : des soldats attendaient passivement, cigarette ou pipe à la bouche, et se redressèrent en apercevant le véhicule. Elle parvint à leur hauteur et quand elle s’arrêta, la voiture fit un bruit plaintif.
“Eh ben, débraye, gamin, tu sais pas conduire ou quoi ? lui dit le planton en tendant la main pour qu’elle lui donne ses papiers, ce qu’elle fit en gardant le nez sur le volant.
- En effet, le jeune Buckler nous vient tout droit de sa jolie petite ferme, je lui apprends les rudiments de la conduite. Le personnel est difficile à trouver en ce moment, dit Olstrik assez fort en tendant ses papiers à son tour.
- Tout est en règle, mon Commandant, lui répondit la sentinelle en lui rendant les papiers au bout de quelques minutes qui parurent interminables à la conductrice.
- Merci, répondit Olstrik. Allez, Buckler, on reprend, c’est pourtant simple.
- Oui, mon Commandant, répondit Buckler, tout honteux, qui fit démarrer la voiture sous les rires des soldats présents, avec un bruit de patine qui n’augurait rien de bon.
- Embraye ! Tu vas abîmer le moteur ! lui cria un soldat qui était déjà assez loin.
- Vous entendez ? Embrayez ! lui dit Olstrik.
- Je ne sais plus comment on fait, murmura Sophie en bégayant.
- La pédale de droite en baissant la manette de gauche, je vous l’ai expliqué plusieurs fois.”
Elle obéit et le bruit cessa ; pendant quelque vingt minutes, le véhicule lui obéit docilement, le point de contrôle disparut derrière eux. Puis, au détour d’un virage, un début de côte s’avéra une difficulté insurmontable.
“Mais débrayez, bon sang !
- Mais je ne sais pas ce que ça veut dire, dit-elle en s’effondrant sur le volant, à bout de nerfs. Je suis trop empotée...
- Je suis désolé de vous avoir houspillée, plus tôt, répondit le Commandant. Mais ainsi, le nez baissé, l’air perdu, les soldats de la patrouille ont vraiment cru que vous étiez un bleu que je malmenais, et n’ont pas été trop curieux. Nous allons nous arrêter ici quelques minutes et nous dégourdir les jambes, et je vais vous expliquer le système d’embrayage, je n’ai pas pensé que vous ne connaissiez pas le terme.”
Il ouvrit la portière, elle fit de même et se rendit compte qu’elle était toute contractée ; ce voyage mettait ses nerfs à rude épreuve. Elle s’étira comme elle avait vu Pieter le faire si souvent, et cela fit rire le Commandant :
“Ah, oui, très bien, très masculin, c’est tout à fait cela, vous avez vite pris les bonnes habitudes !
- Merci, mon Commandant, marmotta-t-elle.
- Trop aigüe, encore, vous devrez travailler cette voix.
- Je le ferai, mon Commandant, dit-elle, du ton le plus grave qu’elle put.
- Mieux. Venez ici examiner le moteur, que je vous explique cet effrayant embrayage.”
Il ouvrit le capot, et Sophie regarda dedans, fronçant le nez à la déplaisante odeur d’essence chaude qui en émanait : tout était noir et gris, et elle ne savait pas si c’était normal ou si c’était encrassé. Mais elle écouta patiemment le Commandant lui expliquer et comprit enfin les deux mots : interrompre le contact et le remettre entre les roues et le moteur. Comment les bonshommes pouvaient-ils être fascinés par ce genre de dispositifs ? Pourquoi un tel charabia pour une action aussi simple ? Elle se posait tout un tas de questions du même acabit, quand le Commandant la sortit de sa réflexion :
“Allons, en route. J’ai hâte que vous sachiez conduire sans moi pour dormir un peu.”
Elle eut envie de répliquer que ce ne serait pas de sitôt, mais se retint. Quand elle se rassit derrière le volant, le Commandant se tourna vers elle :
“Je vous sens encore plus rétive pour la conduite que pour l’équitation, et pourtant, vous étiez terrorisée par la petite jument...
- J’avais de bonnes raisons. Et dernièrement, figurez-vous que j’ai eu assez peu de bons moments dans une automobile, dit-elle avec humeur.”
Elle se retint de dire : “Et tout ça par votre faute.”, mais la phrase s’était distinctement formée dans son esprit.
“Vous pensez que j’en suis responsable, dit posément le Commandant.
- Je... Oui, je ne peux pas m’en empêcher. Et arrêtez de lire dans mes pensées, s’emporta-t-elle soudain. C’est parfaitement désagréable.
- Alors restez impassible. Et veuillez prendre un autre ton quand vous me parlez. Je tolère assez mal la révolte, répondit le Commandant sans se départir d’un ton assez mondain mais où pointait l’agacement.
- La révolte ? La révolte ! Vous pensez que je me révolte ? Alors que je vous obéis aveuglément et stupidement depuis... depuis toujours !
- Et mis à part quelques contretemps inattendus, mes conseils et mes ordres étaient-ils si mauvais ? rétorqua le Commandant en haussant le ton, comme elle.
- Contretemps inattendus ? Ces derniers mois n’ont pas été des “contretemps”, Commandant, c’était de la torture, et je l’ai subie parce que vous avez séduit cette crétine de comtesse pour vos petits plans machiavéliques inaboutis et abandonnés !”
Elle haletait, et prise d’une impulsion soudaine, ouvrit la portière et sortit de la voiture. Elle fit claquer la porte aussi fort qu’elle put, et se mit à marcher sur la route, les mains dans les poches, le front penché sur le chemin, le pas vif et alerte. Elle entendit la voiture démarrer derrière elle, et se demanda si le Commandant allait l’écraser, ou bien tout bonnement la laisser là. En réalité, il se mit à sa hauteur, roulant au pas, et lui dit, d’un ton aimable, avec une once d’ironie :
“Où souhaitez-vous aller ?
- Loin.
- Et comment comptez-vous y parvenir ?
- Par mes propres moyens.
- Si vous saviez conduire, vous pourriez y être plus rapidement et plus facilement.
- J’imagine.
- Vous pourriez remonter dans l’automobile pour continuer la leçon.
- J’en ai assez, des leçons. Toute ma vie, j’ai eu des leçons, et je ne m’en sors pas mieux que d’autres, s’impatienta-t-elle tout en accélérant la cadence.
- Ah oui, vous pensez ? Pourtant, grâce à ces leçons, vous avez réussi à rendre beaucoup de services à votre pays ; vous avez échappé à de nombreux pièges, à autant de dangers ; vous avez pris des risques, calculé vos chances et dans l’ensemble, vous vous en tirez.
- Oh oui, je suis seule dans un pays ennemi avec mon ancien geôlier qui contrôle la situation alors que je ne maîtrise rien, quelle réussite fantastique !
- Vous pourriez maîtriser la conduite et ainsi...
- Je vous ai connu plus subtil, Commandant.
- En effet. Je suis trop fatigué et j’ai faim. Que diriez-vous d’une pause déjeuner ? Tout est dans le coffre. Puis je dormirai un peu et nous reprendrons la route, nous avons assez d’essence pour rouler jusqu’à ce soir.”
Aux mots “pause déjeuner”, Sophie se rendit compte qu’elle était affamée, ce qui expliquait sans doute - en partie - sa méchante humeur. De plus, elle en avait assez de rester assise derrière le volant. Elle s’arrêta donc :
“Oui, c’est... une bonne idée...
- Vous semblez surprise que j’ai de bonnes idées ? lança-t-il en accélérant légèrement pour garer la voiture non loin.
- Non, je suis simplement surprise que vous me demandiez mon avis, dit-elle une fois qu’elle l’eut rejoint.”
Et elle ouvrit le coffre de la voiture pour en sortir les paniers de victuailles. Ils se rendirent dans le bois tout proche, où ils s’assirent sur un tronc d’arbre tombé là, et firent honneur au repas que le Commandant avait pensé à faire préparer avant le départ.
“Vous mangez de façon trop féminine, encore. Il faut croquer et mordre à pleines dents, surtout si vous êtes un fermier. Oubliez vos manières.
- Ah oui, pardon mon Commandant, dit-elle en essayant d’appliquer ses conseils.”
La casquette commençait à lui donner chaud, de même que les bottes et la grosse vareuse. Comment faisaient les soldats pour supporter cela ? Elle s’épongea discrètement le front ; ses cheveux tirés lui donnaient un léger mal de tête. Olstrik sortit une carte de la poche de sa veste :
“Dans quelques temps, nous arriverons à Ulm, mais nous passerons la ville rapidement pour nous arrêter à Memmingen, un peu plus au sud. De là, nous gagnerons Kempten, puis l’Autriche ; nous passerons au nord du Liechtenstein pour gagner la Suisse via le Rhin ; les patrouilles sont assez rares dans ce coin.
- Mais les ponts doivent être gardés, j’imagine ?
- Oui, c’est pourquoi nous traverserons à la nage.
- À la nage ?! Mais vous êtes fou !
- Vous ne savez pas nager ?
- Pas très bien, non ; j’ai barboté dans des étangs et des mares, quelques petites rivières... Mais, un fleuve, avec le courant...
- Je vous remorquerai, nous pourrons aussi faire une sorte de bouée de fortune avec le pneu en caoutchouc.
- Et si nous sommes emportés, ou séparés ?
- Quoi qu’il arrive, rendez-vous à Berneck en Suisse ; il faudra que je vous donne aussi l’adresse des Vengels, nous passerons les voir.
- Vraiment ? dit-elle, toute joyeuse.
- Oui, mais pas longtemps, car ensuite, nous devrons nous rendre en France.
- Oui, bien sûr. Mais je suis si contente de revoir les petits...”
Elle se gratta distraitement la tête, sous la casquette : son scalp la démangeait atrocement.
“Il y a des vêtement civils dans le coffre, il faudra penser à vous changer à la traversée, sous peine d’être prise pour une espionne, dit encore le Commandant.
- Ah, voilà une bonne nouvelle. J’ai hâte de quitter cet accoutrement. Mais vous-même ?
- Je serai votre prisonnier, je dois donc rester en uniforme. Mais je le cacherai tant que nous serons en Suisse.
- Vous serez mon prisonnier ?
- Mais oui, sinon, je ne pourrai jamais arriver en France ; nous passerons par Lyon et vous ferez jouer votre réseau, notamment Vidal, pour que je sois interrogé. Avec un peu de chance, ils accepteront de me garder en vie contre les informations que je leur donnerai.”
Elle ne dit rien, songeuse ; la France était encore loin, intangible but de leur périple. Ce rôle de geôlière lui répugnait un peu, à vrai dire. Même si elle ne faisait pas confiance au Commandant, elle ne souhaitait pas sa mort, ni même sa captivité. Elle voulait simplement retourner à Paris, revoir son cousin d’Âpremont et réintégrer le cabinet noir, pour aider à accélérer la victoire française. Elle n’avait pas encore songé à l’après-guerre, qui lui semblait trop lointaine, quasi-inimaginable.
“Vous voilà bien loin d’ici, remarqua le Commandant.
- J’ai peur que votre plan ne fonctionne pas.
- Il est vrai que, jusqu’ici, je n’ai pas de chance. Et vous non plus, par ricochet.
- Mais tout ceci est ma faute. J’aurais dû rester au domaine comme me le conseillaient Joséfa, Pieter et Markus, dit-elle en secouant la tête.
- Vous auriez regretté cette décision. Votre nature est trop active et altruiste pour rester les bras ballants.
- J’aurais pu être utile autrement...
- Certes. Mais il est inutile de penser à ce qui aurait pu être. Je vais faire une sieste de... (il regarda sa montre, qui indiquait qu’il était plus de deux heures de l’après-midi) deux heures. Vous me réveillerez ensuite. Je vous conseille en attendant de faire comme moi, ou bien de vous familiariser avec la mécanique automobile.
- Je ne pourrai pas dormir, je vais me promener un peu et puis je reviendrai à la voiture.”
Ils se séparèrent, lui allant dormir sur la banquette arrière, elle allant profiter des bois pour humer les parfums de ce début d’automne ; elle se rendait compte à quel point la forêt du domaine lui manquait, et quelques larmes apparurent, qu’elle refoula bien vite. Ce n’était pas le moment de se laisser aller ; la route serait encore longue. Elle devrait parler avec le Commandant pour lui demander ce qu’il convenait de faire en cas de capture : elle cherchait les failles du plan. Et si la Comtesse et son mari continuaient de les faire rechercher ? Et si l’État major allemand changeait d’avis ? Et si l’organisation les découvrait ?
La paix qui régnait dans les bois la calmait, lui rendait une clarté d’esprit qui s’était quasiment volatilisée quand elle était prisonnière de la Comtesse. Elle se rendit compte, honteuse, qu’elle avait abandonné sa prière quotidienne, généralement trop épuisée et surveillée sans cesse comme elle l’était. Pendant sa convalescence, elle n’y avait plus eu recours, et elle ressentit soudain à quel point ces instants de méditation lui étaient importants. Fouillant dans les poches de l’uniforme, elle y trouva un couteau, qui faisait partie de l’attirail donné aux soldats. Elle coupa deux petites branches, qu’elle lia en croix comme elle le put avec du lierre. Ce n’était pas du bel ouvrage, clairement, mais elle se sentit mieux.
Au beau milieu de la clairière, elle était agenouillée, demandant avec ferveur des grâces pour tous ses proches, pour elle-même du courage et de la résilience et pour la France, une victoire proche. Elle pria pour tous les soldats, pour la fin de la guerre, pour la paix. Elle rouvrit les yeux, emplie d’une force nouvelle ; un soleil automnal éclairait les bois, mettait des touches de lumière ça et là, et elle contempla cette merveilleuse nature, rassérénée.
Elle revint à la voiture ; le Commandant, couché en chien de fusil sur la banquette arrière, semblait dormir profondément : ses traits étaient détendus, sa tête reposait sur son bras replié et elle percevait une respiration lente et calme. Elle repensa de façon fugace à un lointain souvenir, chez les Vengels, où il s’était assoupi dans un fauteuil pendant la répétition du spectacle de Noël des enfants. C’était loin, tout cela, il fallait repousser ce vestige d’un temps écoulé ; elle était changée, lui aussi, peut-être. Ressasser était parfaitement inutile.
Sans bruit, elle ouvrit la portière et s’installa derrière le volant ; elle se remémorait les gestes à faire pour démarrer, accélérer, freiner, embrayer, débrayer, etc. sans vraiment toucher les différentes manettes et pédales. Elle avait fermé les yeux pour mieux se concentrer, et refaisait les gestes afin d’en retenir les automastimes.
“À quelle pantomime vous livrez-vous donc ? demanda une voix amusée derrière elle, qui la fit bondir tant elle était absorbée.
- Je... J’essaie de refaire les gestes pour qu’ils viennent plus facilement. Je faisais cela quand j’apprenais à jouer du piano et à taper à la machine, bredouilla-t-elle, penaude.
- Dois-je en déduire que vous seriez prête à reprendre la leçon ?
- J’imagine que oui, si nous voulons atteindre le Rhin avant Noël, répondit-elle avec un petit sourire.
- Formidable. Montrez-moi donc vos prouesses mécaniques, dit-il en mettant ses deux coudes sur le dossier de la banquette avant.”
Elle n’aimait guère qu’il restât ainsi derrière elle : elle devinait son profil aquilin dans sa vision périphérique, et il se tenait assez près pour qu’elle sentît l’odeur de parfum et de tabac qui émanait de lui. Elle se demanda brièvement comment il pouvait encore se procurer du parfum quand la pénurie frappait jusqu’aux portes des puissants, puis démarra la voiture, qui obéit sans se cabrer.
“Vous semblez prendre le pli, observa le Commandant. C’est une excellente nouvelle.
- Je ne crie pas encore victoire, il n’y a pour l’instant pas de côte ni de virage serré, auquel cas je ne garantis rien.
- Ne vous mettez donc pas martel en tête, tout ira très bien.
- Pardon de douter, mon Commandant, mais j’aimerais aborder quelques questions avec vous à propos du plan...”
Elle lui fit part de ses craintes : la Comtesse, notamment, l’organisation, et, bien sûr l’État major ; que se passerait-il s’ils étaient à nouveau capturés ? S’ils étaient séparés pendant le chemin ? Patiemment, il lui répondit :
“J’ai pris des dispositions ; le mari de la Comtesse pense - tout comme la hiérarchie militaire allemande - que je suis à leur solde et que je me sers de vous pour intégrer les services de renseignement français. Seul mon cousin, le Docteur Höffner a été mis dans la confidence - une partie, tout du moins - car je sais qu’il ne me trahira pas.
- Comment le savez-vous ?
- J’ai des dossiers sur lui, dit-il d’un ton net.”
Sous le coup de la surprise, Sophie eut un malheureux raté et confondit les pédales, faisant cahoter la voiture sur quelques mètres. Elle se reprit, redémarra, et se risqua à demander :
“Vous en avez sur tout le monde ?
- Quasiment. C’est mon métier. J’en ai sur le Lieutenant-Colonel, sur la Comtesse, sur vous, bien sûr. C’est un gain de temps dans une négociation.
- Et l’organisation, alors ?
- Pour l’instant, je les ai mis sur une fausse piste et je les fais lanterner ; ils savent que je me rends en Suisse, mais ignorent que j’y vais avec vous.”
Il y eut un court silence.
“Êtes-vous rassurée ?
- J’aimerais vous dire que oui, mais ce serait un mensonge.
- Si vous aviez fait un effort, je ne l’aurais pas perçu ; vous semblez perdre tous vos moyens quand il s’agit de me cacher la vérité, alors que je vous ai vue très à l’aise pour jouer la comédie avec d’autres.
- J’imagine que je vous connais trop bien et que je n’ose pas, de peur que vous ne perciez mes intentions à jour. Et puis, je n’ai plus vraiment intérêt à vous mentir, c’est vous qui menez la danse pour le moment.
- En effet. Mais nous continuerons d’échafauder des plans de secours, je sens que cela vous rassure, et j’aime autant vous savoir sereine. Pour le moment, la seule chose dont il faudra s’inquiéter c’est de dissimuler que vous êtes une femme ; nous éviterons le plus possible de nous arrêter dans les villes et villages, sauf pour prendre de l’essence et des vivres, auquel cas je commanderai et vous obéirez en silence. Nous dormirons en forêt ou dans les champs, cela nous évitera de descendre dans des auberges.
- Si je suis capturée...
- Si tout se passe comme prévu, vous ne le serez pas.
- Laissez-moi finir tout de même. Si je suis capturée, je ne vous demande que deux choses : prévenir mes proches et faire venir un prêtre.”
Il y eut un court silence. Elle resta concentrée sur la route qui serpentait devant eux, bordée de bosquets et de champs.
“Vous avez ma parole, bien sûr.
- Merci, Commandant. Euh, mon Commandant.”
Au bout de deux heures, où le silence n’était rompu que par les indications du Commandant sur la route à prendre, elle demanda à s’arrêter. La conduite lui venait plus facilement qu’au début, mais elle se sentait épuisée et éprouvait même des coubartures à cause de la tension de tous ses muscles.
“Je vais prendre le volant, lui dit Olstrik. Vous avez bien mérité cette pause. Pour ma part, je suis assez reposé pour conduire un peu, mais il me faudra un peu de conversation. Le silence m’endormirait. Savez-vous lire une carte ?
- Oui, pas trop mal, dit-elle d’un ton peu assuré.
- Pourquoi cette hésitation ? N’est-ce pas vous qui avez inventé le code avec les pièces d’échecs pour retranscrire les positions des troupes ?
- Si, mais... Je ne sais pas si j’y arriverais sur une plus grande échelle. Un camp n’est pas si grand.
- Bon, nous ferons un essai. De toutes façons, j’ai encore le chemin en tête, je verrai si vous vous trompez.” Elle glissa vers le côté passager tandis qu’il prenait place derrière le volant. La carte dépliée devant elle, elle chercha leur position, que le Commandant finit par lui indiquer. Ils continuèrent la route sous sa direction.
“Vous voyez que ça n’est pas sorcier, vous vous en sortez très bien, j’aurais dû le parier.
- Vous êtes joueur, mon Commandant.
- Seulement quand je connais le jeu. Mais jamais je ne touche aux jeux de hasard, les statistiques sont en défaveur du joueur.
- J’imagine, car sinon, comment les casinos et autres resteraient-ils ouverts ?
- Exactement ; combien de fortunes ai-je vu dépensées en une soirée par un sot qui pensait se refaire au prochain tour ! C’est à se demander comment ces nigauds réussissent à lacer leurs chaussures.
- J’imagine que l’imbécillité est encouragée par le groupe...
- C’est amusant, vous savez, ce tic de langage que vous avez, vous commencez souvent vos phrases par “J’imagine...”, lui dit le Commandant d’un ton taquin.
- Je... Je ne m’en étais jamais aperçue...
- Forcément, sinon, vous l’auriez corrigé. Généralement, les phrases qui suivent expriment le fond de votre pensée, j’aime beaucoup quand vous faites cela.
- Quand je fais quoi ?
- Quand vous partagez vos réflexions avec moi. Cela me permet de mieux vous cerner encore.
- Vous n’avez jamais rencontré de difficultés à ce sujet. Vous arrivez à lire mes pensées en une fraction de seconde.
- Je les devine, plutôt. Votre visage est expressif... pour qui sait y être attentif, du moins.
- Pourtant, avant... avant Hanovre, on ne m’avait pas découverte.
- En effet. Vous êtes trop jolie.”
Elle rougit intensément et se concentra sur la carte.
“Et puis, vous avez su vous rendre indispensable, continua le Commandant, n’ayant apparemment rien remarqué. Quand je suis arrivé à l’Abteilung, j’ai épluché les dossiers du personnel avec le Colonel. Il ne tarissait pas d’éloges sur la petite “Fraulein Karolin”, qui était si prompte à rendre service, si aimable et gentille. Quand je vous ai convoquée, je m’attendais à tomber sur une petite rondouillarde et binoclarde, avec des vêtements trop serrés et mal assortis.
- Vous pensez que les femmes gentilles sont forcément dépourvues de charme ? dit-elle un peu âprement.
- Je ne le pense pas, c’est un fait statistique. Mais, je vais l’affiner en parlant de coquetterie, plutôt que de charme. Plus une femme est coquette, moins elle est aimable.
- Je ne suis pas d’accord, dit Sophie.
- Vous en avez le droit ; mais cela n’empêche pas que telle est la dure réalité.
- La Vicomtesse Gabriella est très jolie et très aimable ; j’ai rencontré nombre de femmes très jolies et même apprêtées, qui étaient charmantes.
- Je pense que le charme et la coquetterie sont deux choses différentes et, sans vouloir vous vexer, je m’en tiendrai à mon idée.
- Je ne suis pas vexée, vous savez. Vous avez le droit d’avoir des opinions fausses.
- Vous défendez la gente féminine, c’est une bonne chose, mais vous pouvez admettre que j’ai peut-être une certaine expérience à ce sujet.
- J’imagine que vous avez rencontré plus de coquettes que moi, en effet.
- Ah, parfait, le fond de votre pensée. Et où aurais-je rencontré toutes ces coquettes, selon vous ?
- Des bals, des réceptions, des dîners... Vous avez eu une vie mondaine plus remplie que la mienne, je ne le nie pas. Peut-être est-ce pour cela que vous avez une mauvaise opinion, nous ne vivons pas dans le même monde, Commandant.
- Mmmhhh, je vous l’accorde, il faudrait aussi prendre en compte le paramètre de la mondanité... Oui, vous avez raison, je ne l’avais pas intégré dans mes calculs.
- Ravie d’avoir éclairé votre lanterne, dit-elle distraitement, en consultant la carte. Il faudra bientôt tourner à droite.
- Vous ne jubilez pas de m’avoir fait changer d’avis ?
- Pas vraiment, non. Vous savez discerner les bons arguments des mauvais, et votre cerveau calcule le nécessaire... Je n’ai réellement jubilé que la première fois où j’ai gagné contre vous aux échecs.
- Ah, vraiment ? Je n’y ai pas fait attention, je le regrette bien. J’étais moi-même mécontent de m’être laissé leurrer par vos mouvements sur l’échiquier.
- Je suis désolée de vous avoir fâché, dit-elle humblement.
- Ne le soyez surtout pas, car je n’étais pas fâché envers vous, mais envers moi-même. Cette défaite m’a fait le plus grand bien, il y avait longtemps que je n’avais pas perdu.
- Oui, j’imagine bien...
- Ah, encore un “j’imagine”. Et qu’imaginez-vous donc ?
- Que les échecs sont devenus pour vous une métaphore du monde réel, et qu’une victoire sur l’échiquier indiquait le triomphe de votre... puissance cérébrale - laquelle est indéniable, d’ailleurs.
- Bien vu. L’analyse est juste. Et je vous remercie pour le compliment.
- Ce n’est pas vraiment un compliment. Vous savez que vous avez une intelligence supérieure à la moyenne. Il est dommage que...”
Mais elle s’arrêta, n’osant continuer.
“Dommage que quoi ? insista-t-il. Vous ne pouvez me laisser ainsi, vous en avez trop dit ou pas assez.
- Eh bien, vous pourriez utiliser ce don pour... pour faire le bien, balbutia-t-elle.
- Vous pensez que j’ai utilisé mon intellect à mauvais escient ?
- Pas forcément ; vous aviez de bonnes raisons d’embrasser la cause de votre organisation, je le comprends. Mais, vous auriez pu... peut-être... faire autrement.
- Je ne vois pas comment, mais si je pouvais changer le passé, je le ferais avec joie.”
Il y eut un court silence, que le Commandant rompit quelques instants plus tard :
“Il va nous falloir trouver de l’essence. Et je n’ai presque plus de cigarettes.
- Je ne sais pas faire un plein d’essence.
- Je vous montrerai. Attendez-vous à être houspillé, mon petit Buckler, ce ne sera pas un arrêt agréable.”
Elle déglutit avec difficulté ; elle sentait revenir l’appréhension qui lui nouait le ventre.
“C’est une bonne idée de prendre cet air de chien battu, voilà qui colle tout à fait avec le personnage. Tenez, nous arrivons, tenez-vous prêt, Buckler.”
Ils s’arrêtèrent dans un bourg et trouvèrent d’abord un épicier où Olstrik demanda des vivres et du tabac ; Buckler se tenait derrière lui, immobile, jusqu’à ce que le Commandant lui ordonne sèchement :
“Eh bien, Buckler, qu’attendez-vous ? Prenez donc les paquets et portez-les à la voiture !”
Buckler sursauta, salua, et s’empressa d’obéir, non sans entendre la voix du Commandant lui parvenir en sortant de la boutique :
“Ces gosses n’ont vraiment aucune initiative, c’est éreintant ; le petit personnel n’est plus ce qu’il était...”
Ayant demandé où ils pourraient trouver de l’essence, le Commandant donna à Buckler la route à suivre, et ils arrivèrent à une sorte de garage. Le Commandant sortit en claquant la portière, l’air mécontent :
“Vous ne savez donc rien faire, ma parole ! Je vais vous montrer comment faire le plein cette fois-ci, mais observez bien, vous êtes censé m’aider, pas être un poids !”
Buckler salua à nouveau, fixant ses souliers, tandis que le commerçant sortait :
“Que puis-je pour vous, Messieurs ?
- Deux bidons d’essence, mon brave, lui dit Olstrik en lui tendant l’argent. Je dois tout montrer à cet incapable que voici, c’est infernal.
- C’est qu’il a l’air tout jeune..., dit le commerçant, qui devait avoir une cinquantaine d’années.
- C’est surtout qu’il n’est pas bien malin, hélas. Allez, Buckler, venez donc aider monsieur à porter l’essence, je ne vais tout de même pas le faire moi-même.”
Toujours muet, Buckler se saisit d’un des bidons, effroyablement lourd, et le porta jusqu’à la voiture avec peine.
“Il va falloir se muscler un peu, aussi. Du nerf, Buckler.”
Le Commandant enchaînait les commentaires désobligeants, et le commerçant portait toute son attention sur ce désagréable officier qui faisait vivre l’enfer à un pauvre gosse forcé de s’engager, sans doute. Il ne fit aucune remarque, mais son regard s’étrécissait au fur et à mesure que le supérieur houspillait le tout jeune homme.
“Ouvrez le capot ! Poussez plus fort, voyons. Accrochez-le. Dévissez la goupille du réservoir, ici. L’entonnoir, maintenant. Versez. Doucement, âne bâté, si une goutte s’en échappe, je retiens vos gages !”
Enfin, le plein fut fait, et Olstrik salua aimablement le commerçant :
“Merci, mon brave, au revoir.”
Puis changeant de ton :
“Buckler, au volant et que ça saute !”
Et lui-même s’engouffra dans l’automobile, côté passager, tandis que le commerçant secouait la tête, désolé pour ce gringalet malchanceux.
Après quelques kilomètres, Sophie ne put se retenir d’esquisser un sourire derrière le volant :
“Le pauvre homme, il doit se faire du mouron pour le petit soldat...
- En effet. Vous jouez très bien le rôle de l’apprenti peu dégourdi mais souhaitant bien faire.
- J’imagi…, commença-t-elle, mais elle s’arrêta, se souvenant de ce tic malchanceux.
- Trop tard, lui dit Olstrik en souriant. Livrez-moi le fond de votre pensée.
- C’est que... Ce n’est pas vraiment un rôle. Je veux bien faire, et souvent, je ne sais par où commencer.
- Absurde. Vous êtes la femme la plus débrouillarde que je connaisse.
- Vous vous moquez de moi...
- Du tout. Vous semblez oublier votre séjour chez moi : je devais vous surveiller sans cesse. Vous avez réussi à forcer une serrure avec des épingles, à découvrir un passage secret, à passer deux jours, seule, sans vivres dans les bois.
- Mais j’ai échoué. Je n’avais pas pris les chiens en compte. Je ne savais pas que vous aviez un chenil, mais j’aurais dû m’en douter.
- Vous aviez raison, en réalité. Le chenil est assez loin. Je n’aime pas les aboiements ni l’odeur. Voilà pourquoi vous aviez plusieurs heures d’avance. Et j’avais du mal à croire que vous alliez vers le sud, la logique aurait voulu que vous vous dirigiez vers le nord.
- Je savais que nous étions loin des Pays-Bas, je me disais qu’en retournant en Autriche, j’aurais une chance d’atteindre la Roumanie. Et je me disais que c’était un plan si improbable que vous chercheriez vers le nord.
- Et vous comptiez traverser le pays à pieds ?
- Je... J’avais subtilisé diverses choses pour les échanger contre des vivres ou un voyage en charrette, rougit Sophie. Je les avais toutes notées sur un papier pour vous rembourser ensuite...
- Vous êtes déconcertante d’honnêteté, c’est tout bonnement adorable, dit le Commandant avec sérieux.”
Elle rougit davantage, décontenancée et garda les yeux fixés sur la route, sans répondre.
“La nuit commence à tomber, observa le Commandant après un silence. Nous allons pouvoir bivouaquer non loin, maintenant que nous avons dépassé Memmingen. Demain, nous arriverons en territoire autrichien, et dans deux jours, le Rhin sera tout proche.
- Très bien, dites-moi où m’arrêter.
- Ne nous faisons pas remarquer : au prochain bois, il sera facile de ranger la voiture sur le bas-côté. Nous ne pourrons pas faire de feu, attendez-vous à manger froid.
- Et pour dormir ?
- Vous serez sur la banquette arrière et moi, sur la banquette avant ; j’ai des couvertures.”
Ils firent comme ils avaient dit : l’air était déjà frais et Sophie ne regrettait pas, cette fois-ci, son uniforme chaud. Quand ils dînèrent, le Commandant lui dit d’un ton badin :
“En fait de confort, on en vient presque à regretter les tranchées ; au moins je mangeais chaud.
- Ce n’était pas forcément le cas des soldats, fit-elle remarquer.
- Oui, évidemment ; vous qui étiez infirmière, comment se passaient vos journées ?”
Elle lui narra ses expériences à la Croix Rouge de Bruxelles, d’abord, puis dans le camp allemand. Elle pouvait à nouveau sentir les effroyables odeurs de sang, de boue, de peur.
“J’étais moi aussi terrorisée, mais je le cachais. Ces pauvres hommes... Cela me tord encore les entrailles d’y penser.
- Vous êtes courageuse.
- Je ne sais pas... Je crois que non. J’ai fait semblant.”
Il n’insista pas. Après le dîner, ils revinrent à la voiture pour y dormir.
“Pensez-vous que je puisse défaire ma coiffure ? Je ne pourrai pas trouver de position confortable, ça me démange.”
Pour toute réponse, il leva un index, lui signifiant d’attendre et fouilla dans ses bagages.
“Tenez, mettez ça.”
C’était un gros bonnet de laine assez large.
“Si vous parvenez à cacher vos cheveux dedans, on ne verra rien.”
Elle enleva la casquette, enfin, et défit l’entrelacs de nattes et d’épingles qui lui faisaient si mal au crâne, elle s’en rendait compte à présent. Ses cheveux tombèrent en cascade, ondulèrent jusqu’à ses coudes, et, rejetant la tête en arrière, elle se massa le cuir chevelu, déclarant avec satisfaction :
“Ah, enfin, je respire !
- Pourtant, je vous ai toujours vue coiffée d’un chignon sévère, ou de nattes.
- Je ne tire pas autant dessus pour les aplatir. Demain, il faudra que je mette beaucoup d’eau pour qu’ils tiennent à nouveau sous la casquette, ajouta-t-elle avec regret, la perspective de passer à nouveau une journée la tête humide ne la réjouissant guère.
- Je vous aiderai, j’ai vu un ruisseau non loin, cela ira plus vite.
- Vous feriez une excellente femme de chambre, déclara-t-elle gaiement. J’espère que ce sera votre prochain déguisement.”
Il se mit à rire, et s’approchant d’elle, il arrangea une boucle qui sortait encore du bonnet. Ce geste était doux, mais si rapide qu’elle n’eut pas le temps de réagir.
“Ce serait divertissant, en effet. Au lit, maintenant, je compte partir à l’aube.”
Elle s’installa sur la banquette arrière, sous une couverture, avec une autre en guise d’oreiller. Elle s’endormit vite, après une prière silencieuse, et eut l’impression qu’on la tirait du sommeil aussitôt.
“Allons vite refaire votre coiffure, j’ai l’impression qu’il y a du passage sur la route, dit le Commandant alors qu’elle sortait du véhicule, ankylosée et encore endormie.”
Elle le suivit jusqu’au ruisseau, et agenouillée, elle commença d’humidifier ses cheveux, aidée du Commandant. Elle frissonnait au contact de l’eau froide sur son crâne, mais cela eut pour mérite de la réveiller pour de bon. Elle tressa ses cheveux pour les rabattre sur le sommet de sa tête ; les épingles qu’elle tenait à la bouche tombèrent, car elle claquait des dents : l’eau glacée s’infiltrait le long de sa colonne vertébrale. Le Commandant les lui tendit une à une, et ajusta lui-même la casquette, vérifiant ainsi que rien ne dépassait.
“Je passerai prendre des cafés chauds dans un prochain commerce, vous resterez dans la voiture.
- M… Mmm… Merci C… C… Commandant, réussit-elle à articuler d’une voix hachée.”
Elle se remit derrière le volant, et sous les directions d’Olstrik, ils parvinrent à un hameau où se trouvait un café ; Olstrik en revint avec une tasse pour elle, qu’elle but avec délectation, bien qu’il ne fût pas très bon.
“Je ne savais pas qu’on pouvait rater un café à ce point, commenta Olstrik à voix basse, buvant malgré tout le breuvage. Enfin, à la guerre comme à la guerre...”
Il rapporta les tasses au comptoir et ils repartirent, reprenant, comme la veille, de petites routes peu fréquentées ; le trajet en était rallongé, mais les risques de contrôle y étaient moindres. Mis à part l’inconfort qu’elle ressentait au niveau du cuir chevelu, Sophie se sentait plutôt à l’aise. Jusqu’à ce que ce qu’elle ressente une atroce démangeaison sous la plante de son pied droit. Elle tenta de bouger son pied dans la botte pour faire passer la sensation, mais rien n’y faisait.
“Que vous arrive-t-il ? Vous ralentissez et je vous vois tortiller vos jambes...
- C’est stupide, vraiment, cela me démange et je n’arrive pas à... Il faudrait que je retire ma botte.
- Garez-vous et faites.”
Elle obéit, se mettant sur le bas-côté de la route et, gênée par le volant, essaya d’extirper son pied de l’étau de la chaussure. Ni son pied ni la botte n’y mettaient de la bonne volonté, et elle finit par heurter son front sur le volant.
“Vous n’y arriverez pas comme ça, sortez de l’auto.”
Elle obéit à nouveau, et alla s’appuyer sur le capot de la voiture tout en sautillant sur un pied pour extraire l’autre de sa prison de cuir. Elle vit soudain le Commandant devant elle, sourire ironique sous la fine moustache.
“Eh bien ?
- Il doit y avoir de la glue, ce n’est pas possible, s’énerva-t-elle.
- Laissez-moi faire, il faut un peu plus de force.”
Et il lui fit signe de tendre la botte récalcitrante ; très gênée, elle étendit la jambe, et il saisit son talon, tira d’un coup sec, la déstabilisant quelque peu. Elle put enfin se gratter, remit les deux chaussettes en ordre, et, à sa grande surprise, le Commandant s’agenouilla devant elle pour l’aider à remettre la chaussure. Elle vit comme dans un songe les cheveux noirs, la nuque et le dos du Commandant, tandis qu’elle enfonçait son pied dans le soulier.
“Allons, Cendrillon, en route, reprit le Commandant en se relevant et en s’époussetant les mains.”
Mortifiée, elle reprit place derrière le volant et garda le nez dessus sans rien dire pendant plusieurs kilomètres.
“Pourquoi portez-vous deux paires de chaussettes ? demanda le Commandant de but en blanc.
- Sinon les bottes sont trop grandes.
- Ah, comme tous les uniformes ; c’est l’une des questions réglementaires lorsqu’on touche ses effets à l’armée : tu préfères trop grand ou trop petit ?”
Elle se mit à rire.
“Je préfère trop grand, c’est malgré tout plus confortable. Mais...”
Elle hésita.
“Allez-y, posez votre question.
- Vous-même, vos uniformes sont toujours ajustés...
- Je suis officier supérieur. Je les fais retailler si nécessaire. C’est un luxe que ne peuvent s’offrir les simples soldats.
- Oui, évidemment.
- Cela ne rend pas l’ensemble plus confortable, notez bien.
- J’en prends note.
- Après le prochain village, nous ferons une pause déjeuner.”
Après la pause, ils repartirent ; Sophie commençait à fatiguer : même si la conduite venait plus facilement, la concentration qu’elle requérait l’épuisait. Elle tenta de dissimuler un bâillement.
“Je vais prendre le volant, lui dit le Commandant.
- Merci, je ne tiens plus.”
Ils échangèrent les places, et elle essaya de tenir la conversation du Commandant au début, mais finit par s’endormir. Elle se réveilla en sursaut quand la main d’Olstrik la secoua comme un prunier.
“Vite, un barrage ; préparez-vous. Parlez peu et avec une voix grave ; prenez l’air honteux d’un gosse pris en faute.”
De fait, cette partie-là du personnage n’était pas difficile à tenir ; Buckler garda les yeux rivés devant lui, le nez baissé. Quand ils arrivèrent au barrage, le Commandant tonnait :
“Vraiment, Buckler, vous n’êtes bon qu’à traire vos vaches ! Tenez, Caporal, dit-il d’un ton affable en tendant leurs papiers au planton. Pourquoi ce barrage ?
- Des précautions nécessaires, mon Commandant. Où allez-vous ?
- J’essaye de me rendre à Dornbirn, malgré l’incompétence de mon chauffeur, qui a failli noyer le moteur, répondit Olstrik en lançant un regard venimeux à Buckler, lequel se ratatina sur le siège.
- Qu’allez-vous faire là bas ?
- J’ai une permission de quelques jours pour rendre visite à une jeune dame, lui répondit le Commandant en faisant un clin d’œil. Voici mon autorisation.
- N’était-ce pas plus simple en train ?
- Je commence à croire que si, je ne savais pas que mon aide de camp ne me serait d’aucune aide, repartit Olstrik avec un dédaigneux mouvement de poignet vers Buckler. Enfin, que voulez-vous, j’étais pressé ; la dame est très jolie, et j’ai peur qu’elle ne s’impatiente...
- Dis donc, Buckler, dit le planton en se penchant un peu par la vitre, d’où tu viens ?
- Frohburg, mon Caporal.
- Près de Leipzig ?
- Oui, mon Caporal.
- C’est marrant, on est peut-être voisins, je viens de Benndorf.”
De toute évidence, le Caporal était prêt à tailler une bavette avec un compatriote, mais le Commandant eut une petite toux polie.
“Caporal, si tout est en ordre, j’aimerais reprendre ma route ; le jeune Buckler m’a fait perdre un temps précieux.
- Mes excuses, mon Commandant. Tout est en ordre. Bonne permission.
- Merci, Caporal, répondit Olstrik en récupérant ses papiers et en démarrant en trombe.”
Ils se turent pendant de longues minutes, et, le barrage hors de vue, Sophie respira enfin.
“Ce foutu Reich n’est donc pas assez grand ? s’emporta Olstrik soudainement. Il faut toujours qu’il y ait un possible voisin en prenant le bourg le plus paumé...
- Je suis désolée, commença-t-elle.
- Comment ? Mais vous n’y êtes pour rien. Ce Caporal devait s’ennuyer à crever - pardon, à mourir - et il a voulu jacter - pardon, bavarder - parce qu’il a le mal du pays.
- Vous pouvez être vulgaire, si vous voulez, j’ai entendu des expressions plus coriaces.
- Je n’en doute pas, mais ne comptez pas sur moi pour étoffer votre vocabulaire. Même si vous faites un jeune homme plutôt convaincant, je ne tiens pas à ce que la transformation soit complète.
- Oh, et moi qui comptais vous montrer comme je sais bien siffler et cracher, fit-elle faussement déçue.
- C’est un peu réducteur, s’esclaffa le Commandant.
- Mais proche de la vérité, avouez...
- Disons, pas si éloigné, concéda-t-il avec un petit sourire.”
Ils s’arrêtèrent à la nuit tombée, dînèrent et le Commandant lui montra sur la carte qu’ils s’approchaient de leur destination :
“Nous serons aux abords du Rhin demain en fin d’après-midi. Là, nous chercherons un passage vers l’autre rive. Et nous le traverserons de nuit.
- Je ne sais toujours pas nager, rappela-t-elle.
- Tout ira très bien, nous avons des cordes, des pneus, je vous ferai une petite embarcation coquette et je la remorquerai. Il existe des endroits où le Rhin n’est pas très large.
- Mais... les courants... et la fatigue... le froid...
- Faites-moi confiance, dit-il avec sérieux.
- J’essaie.
- Tout se déroulera comme prévu ; jusqu’ici, le plan fonctionne.”
Elle ne répondit rien, mais ne put dissimuler son expression dubitative.
“Je sais que j’ai perdu la confiance que vous mettiez en moi, c’est ma faute, dit-il en se levant. J’espère qu’un jour vous me l’accorderez à nouveau.”
Et il partit se coucher, la laissant seule avec ses pensées ; bien plus tard, elle alla se coucher à son tour.
Le lendemain, après plusieurs heures de route sans incident notable, Olstrik sourit triomphalement :
“Et voilà ! Le Rhin. Maintenant, évitons les patrouilles, et cherchons le long de la rive tant qu’il fait encore jour.”
Elle rangea la voiture sur le bas-côté de la chaussée, et ils sortirent du véhicule, s’approchant du fleuve ; on distinguait nettement la rive en face, et il n’était pas si impressionnant, vu de près : c’était trompeur. Sophie prit une brindille et la lança dans l’eau : elle fut emportée si vite par l’onde qu’elle eut à peine le temps de la suivre des yeux. Elle lança vers le Commandant un regard interrogateur, essayant de dissimuler son effroi.
“Ne vous laissez pas impressionner, j’ai déjà nagé dans des courants plus forts.
- Mais je serai un poids mort...
- Tout ira bien, remontons un peu le fleuve, je sais qu’il y a un pont plus en aval ; il ne faudrait pas que le courant nous y porte.”
Ils se frayèrent un chemin sur la berge ; il n’y avait ni habitation, ni patrouille, seulement des arbres tenaces qui avaient poussé le long de la rive et résisté aux inondations annuelles. La route ne suivait pas les méandres du fleuve, aussi, ils n’étaient pas visibles de ce côté-là. Soudain, le Commandant désigna un endroit :
“C’est ici qu’il faut essayer. Voyez ? Il y a un tronc d’arbre en face, coincé dans sa chute par un rocher. Ce sera une cible facile. Retournons chercher nos affaires et attendons ici.”
La bouche sèche malgré l’humidité ambiante, Sophie le suivit. Arrivés à l’automobile, elle sentait que quelque chose était différent.
“Vous avez bougé les couvertures avant de sortir ? demanda-t-elle en constatant le désordre du coffre.
- Non. C’est peut-être un virage qui a mis le tout sans dessus-dessous. Tenez, prenez ça, ce sont des vêtements pour l’autre côté. J’embarque la chambre à air, et...”
Un craquement s’était fait entendre. Des bois sortirent cinq hommes, armés, en civil. L’un deux s’exprima dans une langue inconnue de Sophie, mais qu’elle identifia sans peine : du lituanien. L’organisation les avait retrouvés. Olstrik avait aussitôt sorti son pistolet, et Sophie l’imita, moins vivement. L’homme qui parlait était âgé, son voisin très jeune, et les trois autres devaient avoir entre trente et quarante ans. Elle devinait sans peine le dialogue qui se déroulait, bien qu’elle ne comprît pas un mot. Les leçons que le Commandant lui avaient données au domaine remontaient à trop loin. Olstrik répondait calmement aux questions de l’homme, dont les yeux se posaient fréquemment sur Sophie.
Avaient-ils deviné qu’elle était une femme ? Qu’elle était l’espionne qu’ils croyaient morte ? Sans doute, car aucun d’eux ne baissait son pistolet, pendant la conversation, alors qu’Olstrik pointait son canon vers le sol. La nuit tombait. Scène surréaliste de ces sept personnes, deux contre cinq, qui se dévisageaient, se jaugeaient, se demandaient s’il fallait tirer, quand, et sur qui. La conversation s’arrêta soudain, car tous l’entendirent : un moteur. Un moteur lourd, bruyant, poussif. Certainement pas un moteur civil. L’instant se figea, tous se demandant s’il fallait risquer de tirer, avant l’arrivée du camion peut-être rempli à ras bord de soldats allemands.
Aucun groupe ne voulait avoir affaire à eux, et sur un mot du chef, les hommes de l’organisation disparurent dans les bosquets. Olstrik se tourna vers Sophie et s’adressa à elle en français :
“Courez, rendez-vous au point de traversée. Ne tirez que si vous êtes sûre.”
Elle se mit aussitôt accroupie et disparut à son tour dans les bois, non sans avoir vu le camion de transport de troupes qui tournait au loin. Il fallait être discrète. Même en jupe ou en robe, en pleine journée, elle savait se rendre invisible dans les bois, alors maintenant qu’elle était habillée d’un uniforme sombre, au crépuscule, c’était si simple. Elle remonta la berge comme ils l’avaient fait plus tôt, mais n’était pas exactement sûre du point de rendez-vous ; elle entendit le moteur au loin qui s’arrêtait, ou qui disparaissait, elle n’aurait su le dire.
Elle sentit une présence à sa droite, et n’arriva pas à distinguer les vêtements. Cela la déconcentra, et elle marcha sur une branche, qui rendit un craquement assez sonore pour attirer l’attention de la silhouette. Elle entendit une voix qui appelait, posant une question en lituanien et, comme elle ne répondait rien, il émit des sifflements pour indiquer à ses compagnons qu’il avait repéré une de leurs cibles. Elle réussit à se cacher derrière un tronc, attendit qu’il la devançât. Mais l’homme était précautionneux, méthodique. Il marchait en crabe pour la repérer. Il était à une bonne dizaine de mètres. Tout près d’elle, quasiment à ses pieds, il y avait le fleuve. Elle savait ce qu’il fallait faire, mais n’en avait aucune envie.
Elle récita dans sa tête tous les jurons qu’elle connaissait, dans toutes les langues qu’elle connaissait, tandis qu’elle se glissait dans l’eau, sans éclaboussure, sans bruit, le froid imprégnant ses couches de vêtements au fur et à mesure, insidieusement, jusqu’aux os. Elle s’empêcha de claquer des dents en mordant dans un bâton qu’elle avait déniché sur la rive. Cachée par une anfractuosité de la berge, elle attendait, s’accrochant aux racines et prête à plonger si nécessaire. Elle gardait soigneusement le pistolet hors de l’eau.
Elle entendit des voix non loin ; en compta trois ; comprit l’excitation et l’urgence dans leur ton, mais ils s’éloignaient. Ils n’avaient pas pensé à cette cachette : qui serait assez idiot pour venir se geler la moelle dans le fleuve quand la forêt regorgeait de recoins sombres ? Elle remonta un peu le courant, battant des jambes, sa main libre s’agrippant aux plantes qui poussaient sur la rive : elle regretta ses gros gants, enlevés juste avant l’arrivée des hommes. Ses doigts nus s’accrochaient à des ronces, à des orties, mais elle continua. Elle arriverait à destination, et l’exercice la réchauffant, elle ne risquait pas l’hypothermie.
Des coups de feu retentirent dans la nuit ; des ordres, hurlés en allemand :
“Sortez de vos cachettes, ou nous tirons ! Rendez-vous !”
De toute évidence, Olstrik avait arrêté le camion et ordonné la fouille des bois ; il était officier allemand sous la menace de cinq pistolets, après tout. Elle compta six ou sept détonations, mais qui tirait sur qui, elle n’en saurait rien. Avisant un endroit où la rive lui permettait de remonter sur la terre ferme, elle se hissa comme elle put sur la berge. Elle faisait un bruit d’éponge à chaque pas, et elle détestait sentir le tissu, lesté par l’eau, lui coller à la peau, lui donner cette odeur de chien mouillé et l’alourdir.
Elle avait toujours le bâton dans la bouche, car bien qu’elle parvînt à contrôler sa respiration, elle craignait que ses dents ne la trahissent en claquant de froid et de peur entremêlées. Elle progressait lentement, évitant d’être repérée : les coups de feu étaient proches, derrière, à sa droite. Elle espérait qu’on ne la confondrait pas avec un membre de l’organisation. Et qu’on ne l’embarquerait pas dans le camion avec la troupe après la battue, elle ne saurait pas se tirer de ce guêpier-là. Il fallait éviter tout le monde ; mais comment allait-elle reconnaître Olstrik, en ce cas ?
“Plus tard, plus tard, se dit-elle, d’abord, le point de rendez-vous. Je ne me souvenais pas qu’il était si loin.”
Elle continua sa progression, rampant, marchant courbée vers le sol, accroupie, le pistolet toujours en main, la crosse tellement serrée qu’elle en garderait les filigranes sur la paume pendant des jours. Enfin, elle repéra le grand tronc d’arbre sur la rive d’en face, avec le rocher. C’était là qu’elle avait rendez-vous. Olstrik s’y trouverait-il ? Comment signaler sa présence, ils n’avaient pas parlé de signaux de reconnaissance ? Elle se demanda si elle pourrait imiter une chouette de façon convaincante : c’était l’emblème d’Athéna. Mais elle ne percevait plus de mouvement, et se rendit soudain compte qu’il n’y avait même plus de coups de feu. Elle avait été si absorbée par sa marche silencieuse, à côté du fleuve bruyant, qu’elle ne s’en était pas aperçue, maintenant que le silence l’entourait. Ici, les flots grondaient moins, paressaient dans le méandre.
Elle se cacha et attendit, aux aguets. D’autres coups de feu, encore. Lointains. Une chance, la chasse s’éloignait d’elle. Mais Olstrik, s’en était-il tiré ? Elle se recroquevilla dans les fourrés, tentant de se réchauffer, de calmer sa respiration, de passer inaperçue. Les cris et les coups de feu s’éloignèrent encore, jusqu’à disparaître. Elle restait tapie, serrant toujours son bâton entre ses dents, son arme dans la main, frissonnant, grelottant, fixant des yeux le tronc en face d’elle, en travers du fleuve, qui résistait. Elle aussi résistait, luttait contre le sommeil, contre la peur, contre les larmes.
Elle avait dû s’assoupir quelques instants, la lune avait changé de place ; il faisait plus sombre. C’était la noirceur qui engloutissait le monde avant l’aube. Elle se redressa doucement, et l’entendit :
“Athéna ?”
Un murmure grave qui fit fondre toutes ses angoisses. Si soulagée qu’elle aurait pu en rire, elle ne put résister à la tentation.
“Hou hou ?”
Sa voix était enrouée, mais reconnaissable, elle le savait.
“Est-ce bien le moment ? demanda le Commandant, dont le ton semblait partagé entre le rire et l’agacement.
- Le sera-ce jamais ? demanda-t-elle en sortant de sa cachette, dégoulinant encore.
- Nous parlerons une fois sur l’autre rive, je n’ai qu’une corde avec moi, attachez-la à votre ceinture.
- Oui, dit-elle, le souffle court.
- L’eau est froide ?
- Surtout au début.
- Vous êtes attachée ? Le nœud est solide ?
- Oui, et j’espère.
- Faites voir.”
Et il tira violemment sur la corde, ce qui la fit tomber à genoux, et elle tomba près d’un buisson.
“Bon, allons-y, ce sera très déplaisant, autant en finir vite.
- Arrêtez !”
Olstrik se tourna vers Sophie, toujours agenouillée, mais ce n’était pas elle qui avait donné cet ordre. Depuis les arbres, une voix assez jeune leur parvint, dans un allemand maladroit :
“Ici revenez, sinon je tire sur vous.”
Olstrik parla, en lituanien, et la voix répondit. C’était sans nul doute le jeune homme entrevu près de la voiture, des heures plus tôt. Le Commandant tenait son pistolet braqué sur les bois, mais l’autre était invisible. Sophie se détacha pendant le dialogue, s’éloigna lentement du Commandant, fit un pas, puis un autre, jusqu’à se fondre tout à fait dans l’ombre des bois. Elle contourna quelques arbres, et l’aperçut, accroupi, un peu plus loin. Une pointe de panique se décelait dans sa voix, le Commandant répondait calmement. Le jeune homme avait soudain pris une autre position : de toute évidence, il s’était aperçu que la corde n’était plus attachée à quelqu’un. Trop tard. Elle était derrière lui, le canon du pistolet sur sa nuque.
“Lâchez votre arme. Commandant, venez et traduisez.”
Mais le jeune homme s’était retourné à toute vitesse, et Sophie était tenue en joue à son tour ; son pistolet toujours pointé vers lui, elle soutint son regard un certain temps, puis lui dit :
“Nous sommes à deux contre un, c’est inutile. Rendez-vous, soyez raisonnable.
- Il y a d’autres..., dit-il, sa grammaire hésitante.
- Vous mentez, répondit-elle.”
Elle entendit un choc sourd : le Commandant avait assommé le pauvre diable avec la crosse du revolver pendant que son attention était tournée vers la jeune femme.
“Un gosse..., dit le Commandant avec pitié. Partons vite.”
Elle attacha à nouveau la corde à sa ceinture, et ils se dirigèrent vers le fleuve. Elle sauta dans l’eau, tandis que le Commandant effectuait un plongeon grâcieux. Il menait la cadence, fendant l’onde avec une facilité déconcertante, tandis qu’elle essayait de flotter en battant des bras et des jambes. Elle devait nager comme un canidé, se dit-elle. Le courant restait un ennemi, même pour le Commandant : ils déviaient légèrement, mais il continuait de nager énergiquement et efficacement. Elle était à la traîne, clairement, la corde était tendue, et elle résistait moins bien que lui à la force de l’eau.
Un coup de feu, un sifflement à ses oreilles, elle hoqueta et coula, avalant de l’eau au passage. Quand elle refit surface, le Commandant était face à elle :
“Vous êtes touchée ? hurla-t-il, couvrant le bruit du fleuve de sa voix de basse.
- Non, non, continuons, parvint-elle à crier, crachant et toussant.”
Ils arriveraient bientôt au rocher. Un autre coup de feu, le Commandant poussa un cri de douleur. Où avait-il été touché ? Le tronc d’arbre n’était qu’à quelques mètres, elle lutta et parvint à s’accrocher de justesse à une des branches à son extrémité. Elle le longea, remorquant le Commandant au bout de la corde, mais il était plus lourd qu’elle. Elle agrippa une forte branche et, lentement, à une main, ramena le Commandant, enroulant la corde au fur et à mesure autour de sa taille.
Elle compta les coups : s’il n’avait pas de cartouches en plus, le chargeur en comptait neuf au maximum. Le quatrième coup. Le cinquième coup. Manquant leur cible, heureusement. Elle tirait de toutes ses forces, retenant la corde avec les dents parfois, tout son corps n’était que plainte, douleur et protestation. Le sixième coup. Le septième coup. Un silence. Zut, un huitième. Dernier coup, avec un peu de chance.
Elle avait enfin réussi à approcher le Commandant suffisamment pour l’accrocher par le col. Et maintenant ? L’aube s’était levée timidement pendant sa manœuvre, et elle pouvait enfin y voir à plus de deux brasses. Elle serra les dents : elle attendait le neuvième coup, qui ne venait pas. Elle ne pouvait rester ainsi : il fallait faire vite. Une main au collet du Commandant, elle fit glisser l’autre le long du tronc, avançant par à-coups, agrippant encore tout ce qui pouvait l’aider à atteindre la rive. De toute évidence, ils étaient trop loin du tireur ; il ne voulait pas gaspiller sa dernière cartouche.
Enfin, sous ses pieds, elle sentit quelque chose : de gros cailloux qui se dérobaient, d’abord, puis, enfin, quelque chose de ferme. Ahanant, elle réussit à s’arc-bouter, à tirer le Commandant des eaux du fleuve, à le traîner plus loin sur la rive. Elle s’affala, à bout de force, défit la corde, et se penchant sur lui, elle vit qu’Olstrik avait été touché sur le côté gauche du torse. Il fallait faire vite ; elle l’allongea comme elle le put, et commença de déboutonner sa veste d’uniforme. Il se réveilla - enfin ! - et parvint à murmurer :
“Non...”
Il essayait de saisir sa main pour l’empêcher d’ouvrir la veste. Elle s’impatienta :
“Laissez-moi donc faire, je vais vous soigner. Vous n’avez rien là dessous que je n’aie vu des centaines de fois quand j’étais infirmière. Je perds du temps, et vous, du sang. Il faut que je voie l’ampleur des dégâts, et que j’arrête l’hémorragie.”
Et elle continua de le dévêtir, doucement, cependant, malgré le ton un peu vif qu’elle avait pris. Elle déboutonna ensuite la chemise trempée, et, furtivement, aperçut deux chaînes autour du cou d’Olstrik : l’une était d’or blanc, l’autre d’acier ; attachée à la chaîne d’acier, il avait sa plaque d’identification, mais l’autre chaîne se terminait par un pendentif délicat, ouvragé, une petite bulle en verre contenant un entrelacs qui semblait fait de fils dorés. Elle vit cela en un éclair, car l’urgence se situait ailleurs. Soulevant les pans de la veste et de la chemise, remontant le justaucorps qu’il portait, elle situa la blessure
“La balle a été bloquée par une côte, et je la vois, je vais pouvoir l’extraire.”
Elle chercha dans les poches de son uniforme, se félicitant de cette prévoyance, et en tira une pince à épiler.
“Avez-vous une flasque ? Je dois stériliser l’instrument.”
Il désigna la poche intérieure du côté droit, et comme elle se penchait pour la saisir, elle regarda à nouveau le petit médaillon ouvragé : l’entrelacs était formé avec des cheveux. Des cheveux blonds. Elle repoussa toute pensée, à part celle de sauver son patient. Elle se releva pour saisir une branche assez épaisse sur un buisson, en profita pour se rincer les mains dans l’eau du fleuve, et elle approcha le bâton de la bouche d’Olstrik.
“Ce sera douloureux, et il n’y a rien pour vous anesthésier. Mordez ça, et criez.”
Elle saisit la flasque, trempa dedans la pince à épiler, et lui dit :
“Préparez-vous, j’y vais. Maintenant !”
Et elle réussit, après une bonne minute, à extraire la balle, qui, heureusement, était restée en un seul morceau. Olstrik avait gémi, mordant le bâton, mais avait fait montre d’une retenue extraordinaire, étant donnée la douleur qu’il devait ressentir.
“Je vais désinfecter la plaie avec l’alcool, puis j’appuierai pour stopper l’hémorragie. Ensuite, je vous recoudrai. Encore un peu de courage.”
Elle fit comme elle avait dit, sortant de ses poches, du fil, une aiguille, les désinfectant à l’alcool et elle parvint à faire une suture nette, laissant dépasser les bords du fil ; Olstrik était conscient, mais incapable de parler. Il agrippait la terre de ses mains, mordait dans le bâton, et quand, enfin, elle put lui dire que les soins étaient finis, elle lui parla doucement :
“Le plus dur est fait, respirez calmement ; détendez le corps, petit à petit, pas de geste brusque. Desserrez un peu la mâchoire, voilà, millimètre par millimètre. Continuez à respirer, comme cela, c’est bien.”
Elle prit le bâton qu’il tenait encore dans la bouche, le jeta plus loin, et se pencha, inquiète, au-dessus de son visage, pour constater s’il avait encore les yeux ouverts, et vérifier la dilatation des pupilles. Il la fixa du regard, encore hébété par la douleur.
“Me voilà au paradis, car un ange se penche sur moi, murmura-t-il.”
Elle rougit, et détourna le regard : de toute évidence, il était aussi en forme qu’on pouvait l’espérer ; elle remit les pans de sa chemise et de sa veste en ordre pour s’occuper les mains, et cela fit un lamentable bruit de serpillière essorée.
“Il faut vous reposer, à présent. Vous avez interdiction de bouger pour l’instant.
- Mais il ne faut pas rester là. Surtout trempés comme nous le sommes, parvint-il à dire.
- Je le sais bien, mais si nous enlevons nos vêtements, nous aurons tout aussi froid. Nous n’avons pas de vêtements civils.
- Enlevez au moins votre uniforme.
- Je n’aurai que mes dessous, protesta-t-elle.
- Ce sera suffisant pour quérir de l’aide.
- Vous êtes fou. Je ne vais pas me balader en petite tenue au hasard des routes, je vais me faire interner. Nous ne savons même pas où nous sommes.”
Le soulagement se mêlait à la détresse : ils étaient indubitablement en Suisse, mais maintenant, la situation paraissait impossible à dénouer. Elle refoula les sanglots qui se comprimaient dans sa gorge.
“Ne soyez pas inquiète, courageuse petite Athéna, nous sommes en pays neutre. Nous allons revoir les Vengels, rejoindre la France...
- En uniforme de soldats allemands ?
- Faites-moi confiance, quelqu’un nous aidera. Défaites votre coiffure pour libérer vos cheveux, gardez simplement la chemise de l’uniforme, et nous irons chercher de l’aide.
- Impossible pour vous de bouger, vous êtes blessé, vous avez besoin de repos.
- Je vous promets de me reposer tout mon saoul une fois que nous aurons trouvé de l’aide. Pour l’instant, je tiens.
- Et qui est un patient peu patient, maintenant ? dit Sophie d’un ton acerbe.
- Vous êtes si jolie quand vous êtes fâchée, lui dit Olstrik en souriant.”
Elle rougit et détourna les yeux : elle devait admettre que le plan d’Olstrik était pour l’instant le meilleur qu’ils avaient. Enlevant sa casquette, elle défit ses cheveux, et tout en les tordant pour les essorer, elle siffla :
“Vous êtes... vraiment... la personne... la plus... énervante... que je connaisse !”
Chacune de ses pauses était ponctuée par un essorage vigoureux de ses cheveux, et elle s’éloigna de lui pour s’asseoir, enlever les bottes, la ceinture, la vareuse, tous ses mouvements rendus difficiles par les vêtements gorgés d’eau et sa fatigue. Elle lui tournait le dos, et quand elle revint face à lui, elle était plus que débraillée : ses chaussettes détrempées, son pantalon qui gouttait, la chemise sortie, et ses cheveux mouillés devaient lui donner une drôle d’allure, car le Commandant la dévisageait en souriant de toutes ses dents.
“Très chic, vous êtes à la pointe de la mode, dit-il en se remettant péniblement assis. L’avant-garde, même.”
Il grimaça, et elle se précipita vers lui pour le soutenir, le rallongeant doucement.
“J’ai très soif, dit-il piteusement.
- Peut-être un début de fièvre, répondit-elle, inquiète. Je... Je vais courir chercher de l’aide, restez ici.
- Non, je dois venir avec vous.
- Mais c’est ridicule, voyons, j’irai plus vite si vous restez là.
- Justement... J’ai peur... que vous me laissiez... là, avoua-t-il dans un souffle avant de perdre connaissance.”
Elle resta interdite, ébranlée par cette confession et ces signes de faiblesse du Commandant. Elle étudia la rive où ils se trouvaient : elle remontait en pente douce et herbeuse, certainement jusqu’à une route. Si elle allait vers le sud, en suivant le courant, elle était sûre qu’il y aurait une ville ou un village plus proche qu’au nord, elle avait étudié les cartes avec le Commandant. Elle se débarrassa de ses faux papiers, de ses fausses plaques, les jetant dans le fleuve, enleva son pantalon, et le cacha, avec le reste de l’uniforme, dans des buissons. Elle garda néanmoins le pistolet, caché, se demandant s’il avait apprécié le séjour prolongé dans l’eau et s’il fonctionnerait encore. Mais il pourrait toujours intimider.
Elle remonta la pente, se mit à courir, malgré la protestation de tous ses muscles, les poumons en feu, trouva la route, et bientôt, elle vit une ferme solitaire. Quelle chance ! Elle décida qu’elle demanderait de l’aide en français, seulement. Elle mimerait si besoin, mais elle ne parlerait pas allemand, c’était trop compromettant. Elle arriva dans la cour à toute vitesse, cherchant du regard un signe de vie : elle sentait une odeur de bovins, il y avait certainement quelqu’un non loin.
“S’il vous plaît, cria-t-elle en français, s’il vous plaît, à l’aide, au secours !”
Elle entendit du bruit dans l’étable : comme si on cognait contre un seau ; évidemment, ce devait être l’heure de la traite. Elle s’élança vers le bâtiment, tout en continuant d’appeler à l’aide. Elle vit une grande femme en sortir, l’air peu commode, dont les yeux s’agrandirent en voyant la mise de la jeune femme. Elle parla, mais Sophie ne comprit pas ce qu’elle disait ; elle tenta à nouveau de parler français, accompagnant ses paroles de gestes et de mimiques :
“S’il vous plaît, à l’aide, un homme, blessé, sur la rive. Aidez-nous.”
La femme restait silencieuse, visiblement peu émue et lentement, se tourna vers la maison. Elle appela et Sophie entendit un bruit caractéristique de petits pas et de canne, qui annonçait la venue d’un ancêtre jusqu’à la porte. De fait, une vieille dame courbée apparut :
“Que se passer ? demanda-t-elle dans un français hésitant.
- À l’aide, madame. Un homme est blessé. Il faut l’amener à l’hôpital, dit-elle en exagérant les syllabes, pour être comprise.”
La vieille femme se tourna vers l’autre, qui devait être sa fille ou sa bru, lui faisant une longue phrase dans un patois que Sophie ne comprit pas. L’autre femme répondit aussi une phrase tout aussi longue. Aucune ne semblait pressée, à la grande fureur de Sophie : ne comprenaient-elles donc pas l’urgence de la situation ? Qu’un homme se vidait de son sang ? Qu’il fallait faire vite ?
“La peste soit de ces deux bonnes femmes indolentes. Si Olstrik meurt à cause de leur lenteur, je leur ferai payer, se surprit-elle à penser.”
Elle repoussa l’idée de vengeance, et continua de supplier :
“S’il vous plaît, aidez-moi.”
Enfin, la femme plus jeune sembla se décider. Elle partit vers la route, sans Sophie, qui courut pour lui montrer le chemin, mais la plus vieille la rappela :
“Attendre ici. Les hommes... font... les champs.
- Elle est partie chercher des hommes ?
- Oui.
- Ils sont loin ?
- Non, pas loin.
- J’attends ici ?
- Oui.
- Merci, Madame.”
Et elle se mit près de l’entrée de la ferme, scrutant les environs, cherchant du regard ces hommes qui allaient leur porter secours ; la vieille dame était rentrée dans la demeure, mais Sophie ne s’en soucia pas. Pourvu qu’Olstrik ne soit pas... Pourvu qu’il soit resté sur place. Si l’attente se prolongeait, il penserait qu’elle l’avait abandonné là. Comment pouvait-il croire cela ? Elle avait la gorge serrée : elle avait souvent tenté de lui fausser compagnie, mais s’imaginait-il qu’elle pourrait le laisser ainsi, blessé au milieu de nulle part ?
Elle s’impatientait ; le vent se levait, elle était gelée, elle avait soif et faim, mal partout, et la route restait déserte. Combien de temps s’était écoulé ? Elle regarda le timide soleil qui ne la réchauffait pas et estima qu’il devait être bientôt neuf heures du matin. Enfin, elle vit du mouvement sur la route, et aperçut trois hommes, devant un bœuf tirant une charrette. Soulagée, elle courut au devant d’eux ; ils ne parurent pas surpris de la voir, déguenillée, échevelée, tandis qu’elle gesticulait :
“Suivez-moi, il est par là !”
Ils ne répondirent rien, et continuèrent leur marche au même train pesant, taciturnes et renfermés. Ils étaient certainement de la même famille, et il devait y avoir les trois générations : un vieil homme, un plus jeune, et un dernier de l’âge de Sophie, peut-être moins. Aucun ne réagissait à ses paroles, ils regardaient droit devant eux, sans se parler, à la même allure que le bovin.
“Est-ce qu’ils sont tous comme ça, dans ce pays ? se demanda Sophie. Ou est-ce que je n’ai pas eu de chance en tombant sur eux ?”
Enfin, à force de se traîner, ils arrivèrent près de l’endroit où Sophie avait laissé Olstrik. Elle l’aperçut plus loin que là où elle l’avait laissé, le teint cireux : de toute évidence, il avait rampé quelques mètres avant de s’évanouir de douleur et de fatigue. Elle en eut le cœur meurtri : il s’était cru abandonné, elle avait trop tardé. Elle se précipita vers lui, écouta sa respiration, tenta de le réveiller, mais il n’ouvrit pas les yeux. Elle se tourna vers les trois hommes, les supplia de se dépêcher : ils eurent un mouvement de surprise en voyant l’uniforme allemand du Commandant, mais le chargèrent dans la charrette à gestes mesurés, et repartirent vers la ferme. Elle resta derrière la charrette, observant Olstrik, espérant qu’il reprendrait connaissance et la verrait. En vain.
Ils arrivèrent enfin à la demeure, et Sophie vit avec plaisir un homme entre deux âges, un peu rondouillard, avec une mallette de médecin : la femme était allée le chercher après avoir prévenu son père, son mari et son fils. Quel soulagement. Les trois paysans transportèrent le Commandant à l’intérieur, le docteur les suivit et Sophie entra à son tour. Ils installèrent Olstrik sur la grande table en bois qui se trouvait dans la salle directement attenante à l’entrée. Sophie s’avança, pointa la plaie pour le médecin, qui lui demanda :
“Vous parlez français ?
- Oui.
- C’est vous qui avez opéré ?
- Oui, mais...
- Vous êtes docteur ?
- Non, mais...
- Vous aviez les mains propres ?
- Non, parce que...
- Je vais défaire tout ça. Allez plus loin, je travaille seul. Ne dites rien.”
Et il lui tourna le dos, ouvrant avec lenteur sa mallette et sortant les instruments. Sophie se retint de le frapper avec un tabouret de bois, et préféra s’y asseoir, dans un recoin de la pièce. Toute la famille avait disparu. Elle attendit, frissonnante, que le médecin ait fini son examen ; elle était assoiffée, et son ventre criait famine, mais elle resta là, au cas où Olstrik se réveillât. Il fallait qu’il vive. Il fallait qu’il soit en vie, sinon, que deviendrait la sienne ? Elle se redressa brusquement à cette pensée.
Son regard accrocha la pendule - un coucou, évidemment - qui marquait presque midi. Combien d’heures encore la séparaient d’Olstrik ? Il fallait compter les minutes, les secondes, une à une... Elle se réveilla brusquement en tombant du tabouret, se retrouvant sur le sol carrelé de la salle commune ; il était plus de quatre heures. Elle était seule... Mais non, voici la vieille dame qui s’avançait vers elle :
“Changer les vêtements. Viens.”
Sophie la suivit sans se poser de questions, dans l’arrière-cour où un baquet rempli d’eau envoyait une vapeur prometteuse : de l’eau chaude ; elle regarda autour d’elle : à part la vieille dame, elles étaient seules dans la petite cour, aussi elle enleva ses vêtements et se glissa dans le baquet, tout son corps exultant au contact de cette chaleur bienvenue. La vieille dame lui dit :
“Comment vous appelez ?
- Sophie d’Âpremont. Je suis française.”
C’était ce qu’ils avaient décidé, avec Olstrik, avant de partir.
“Et l’homme ?
- Olstrik. Il est lituanien. Il m’a aidée à m’enfuir.
- Mariés ?
- Non...”
“Pas encore, peut-être, songea-t-elle, malgré elle.”
“Uniforme allemand... Espion ?
- Non. Héros. Ami. J’étais prisonnière, ajouta-t-elle ; il m’a aidée.
- Par le Rhin ?
- Oui, nous avons traversé le fleuve à la nage.
- Le police va vient.
- Très bien. Merci. Comment va Olstrik ?
- Il dormi. Je vous conduis après.
- Parfait, je me dépêche.”
Elle se lava, démêla ses cheveux, se sécha et enfila la jupe et le corsage que lui donnait la grand-mère. Puis elle la suivit dans la maison, au deuxième étage, sous les toits. La chambrette était minuscule, et Olstrik était allongé sur un lit trop petit pour lui ; on avait dû mettre une chaise au bout pour qu’il puisse y mettre ses pieds. On avait retiré ses vêtements humides, pour les remplacer avec une chemise de grosse toile, et elle vit qu’il avait les mains propres, il avait donc certainement pu prendre un bain.
Il respirait faiblement, endormi. Sophie remercia la vieille dame, lui dit qu’elle allait rester là, et alla s’asseoir près d’Olstrik, oubliant sa fatigue et sa faim. Elle avisa une carafe d’eau sur la table de chevet et en but un verre d’un trait, sans quitter la figure du Commandant des yeux.
La vieille dame sortit sans rien dire, et Sophie se risqua à s’approcher :
“Commandant ?”
Il émit un faible bruit, elle vit qu’il essayait de se réveiller. Inquiète, elle chuchota :
“Tout va bien, ne vous en faites pas. Je suis désolée d’avoir mis autant de temps, ces gens ne sont pas méchants, mais ils ne sont pas très... vifs. Vous avez dû croire que je vous abandonnais. Je suis désolée.”
Il ne répondit rien, mais ses traits se détendirent d’un coup. Il se rendormit. Elle le veilla. Elle oublia sa fatigue, sa faim, sa soif, tout son monde contenu dans cette respiration calme et profonde. Elle se moquait bien de l’arrivée prochaine de la police, des questions qu’on leur poserait. Tant qu’Olstrik resterait en vie, elle aussi.
Il faisait nuit quand il émergea à nouveau, disant d’une voix rauque :
“J’ai très soif.”
Et ainsi qu’il l’avait fait longtemps auparavant, se guidant au clair de lune qui baignait la pièce, elle lui donna à boire à petites gorgées, relevant sa tête pour l’aider à mieux déglutir.
“Avez-vous mal ?
- Pas tant que ça...
- Je vais voir si vous avez de la fièvre.”
Elle posa sa main sur son front, doucement.
“Tout va bien, dit-elle, vous ne semblez pas avoir d’infection. Le médecin a bien travaillé.
- Oui, il a suffi que je tire quelques billets pour obtenir beaucoup de ces braves gens, dit-il.
- Comment ? Quand ?
- Sur la... table d’opération. Je me suis réveillé. Après avoir trouvé mon portefeuille, tout le monde a été très coopératif. Je leur ai dit de vous laisser dormir et de vous procurer des vêtements ensuite.
- Les bandits, gronda-t-elle.
- Bah, ça ne fait rien. On leur demandera à manger demain ; enfin, nous leur achèterons des vivres et puis nous irons chez les Vengels.
- Ils m’ont dit avoir appelé la police. Je me demande ce qu’ils font.
- N’y voyez pas la lenteur suisse habituelle. J’ai aussi réglé cette question avec quelques devises.
- Je suis désolée que vous soyez dépouillé de la sorte.
- Je suis prévoyant, il me reste encore de quoi nous offrir des billets de train et des vivres jusqu’à la résidence des Vengels.
- Je vous rembourserai, lança-t-elle spontanément, sans trop savoir pourquoi.
- Ce n’est pas ce que je demande. Croyez-vous que je ne vous sois pas redevable pour m’avoir tiré du fleuve, soigné, amené jusqu’ici ?
- Vous auriez fait la même chose.
- Certes.”
Elle le distinguait à peine dans cette chambrette sombre, et elle aurait souhaité croiser ses yeux, car il maîtrisait si bien sa voix qu’elle était tout à fait neutre. Si seulement elle avait pu le voir...
“Racontez-moi comment vous nous avez tirés de là, je ne me souviens pas, dit le Commandant après une courte pause.”
Elle lui narra brièvement les événements.
“Quand vous m’avez soigné...”
Il hésita, laissant sa phrase en suspens ; chose rare.
“Oui ?
- Vous l’avez vu, n’est-ce pas ?
- Qui donc ?
- Pas qui, quoi. Le médaillon.
- Entrevu.”
Silence. Elle sentait son cœur battre à tout rompre, c’était impossible que le Commandant ne l’entendît pas. Elle déglutit, prête à parler, mais il la coupa :
“Vous... vous savez... ce qu’il contient.
- Je... crois que je sais.”
Tous deux restèrent silencieux. Elle n’osait rien dire. Apparemment, lui non plus.
“Je..., commença-t-elle.
- Vous..., dit-il en même temps.”
Le silence les entourait à nouveau, mélange de gêne et d’attente.
“Les dames d’abord, dit le Commandant, et elle entendit son sourire.”
Elle hésita. Les mots restaient bloqués dans sa gorge.
“Je..., un filet de voix ténue s’échappa de ses lèvres.
- Puis-je ? demanda-t-il au bout d’un moment.
- S’il vous plaît, oui, Commandant.
- Vous n’êtes plus Athéna, dit-il d’un ton neutre.
- Je vous demande pardon ?, demanda-t-elle, surprise.
- Vous n’êtes plus Athéna. Je suis Hadès, dit-il doucement, et vous êtes ma Perséphone ; oui, réellement, je vous l’ai déjà dit : vous apportez le printemps dans l’hiver de mon cœur. Votre mèche de cheveux, je l’ai fait mettre en médaillon, et je l’ai portée en talisman, tous les jours depuis. Je n’ai jamais cessé de vous aimer, même quand vous m’avez repoussé après... ma déclaration. Je vous en ai voulu, j’ai essayé de vous oublier, de faire taire ces sentiments, de les détruire, mais je m’en suis trouvé incapable. Le médaillon est resté tout proche de mon cœur, comme vous l’êtes encore.
- Je crois... que je suis amoureuse de vous, réussit-elle enfin à dire.
- C’est un bon début. Moi, je suis sûr que je vous aime, ma petite Perséphone.”
Elle vit l’ombre de sa main bouger vers elle, et la saisit dans les siennes. Ils restèrent ainsi. Il n’y avait plus besoin de parler. Pour le moment.
Elle avait fini par s’endormir, toujours assise sur la chaise, la tête posée sur le lit, et au matin, sentit une caresse sur sa joue. Elle ouvrit les yeux.
“J’ai toujours rêvé de faire ça, lui dit Olstrik en souriant, le bout de ses doigts effleurant toujours son visage. C’est encore plus doux que je ne l’imaginais. Pardonnez-moi ma franchise, mais vous n’avez pas très bonne mine.
- Je me demande bien pourquoi, dit-elle d’un ton faussement étonné.”
Elle ne put réprimer un bâillement, mettant sa main devant sa bouche, sa tête toujours au repos sur le lit.
“Qu’est-il donc arrivé à votre jolie main ? s’inquiéta Olstrik en la prenant doucement dans la sienne.
- Oh, ce n’est rien, des égratignures, quelques piqûres d’orties, cela ne fait pas mal. Bientôt il n’y paraîtra plus.
- Partons d’ici au plus vite, lui dit soudain Olstrik. Je n’aime ni ces gens, ni cette maison, ni rester trop proche de la frontière allemande.
- Vous avez raison. Mais dans votre état...
- Je suis parfaitement remis.
- Sans vouloir vous vexer, vous n’avez aucune compétence médicale qui permet...
- Je suis assez grand pour décider que je veux m’en aller d’ici, et je sais que je suis en état de voyager.
- Je devrais au moins vérifier vos pansements...
- J’ai regardé, tout va bien, le docteur connaissait son affaire ; cela ne saigne plus. Je vous en prie, aidez-moi plutôt à sortir du lit, que je puisse m’habiller.
- Vous allez remettre votre uniforme ? demanda-t-elle, inquiète.
- Si vous le désirez.
- Comment cela ?
- Si je le remets, je serai arrêté. Si vous me le demandez, je suis prêt à cette éventualité.”
Elle le regarda, horrifée.
“Vous pensez... que je demanderai... Pour qui me prenez-vous ? s’emporta-t-elle.”
Il lui sourit si joyeusement qu’elle fut prise de court.
“J’espérais de tout mon cœur que vous auriez cette réaction, lui dit-il. En France, je me présenterai à la justice militaire, ajouta-t-il ensuite.
- Je... Je ne le veux plus.
- Nous en parlerons plus tard, si vous voulez bien. Mais je tiens à vous dire ceci, afin que vous y réfléchissiez : croyez-vous que j’aurais le courage de vous regarder en face si je me dérobais à ce devoir ?”
Elle ne répondit rien ; il lui fit signe de lui tendre les vêtements au pied du lit : il les avait achetés à leur hôte la veille, expliqua-t-il. Au cas où. Il lui demanda de se retourner.
“Mais... vous avez besoin d’aide.
- Je ne pense pas. Et je ne suis pas... présentable.”
Elle rougit et se tourna bien vite vers le mur, entendant dans son dos les froissements d’étoffe qui indiquaient que le Commandant s’habillait. Il parvint à se lever, toujours sans son aide, et ouvrit la porte. Elle le suivit. La veste et le pantalon étaient manifestement trop courts pour la grande stature d’Olstrik, et cela lui donnait un drôle d’aspect, lui d’habitude si bien mis. Ils descendirent dans la salle commune. Personne.
“Bon. Nous irons à pied, je pense qu’il y a un village non loin ; de là, on nous conduira à une gare.
- Je commence à avoir vraiment très faim, avoua Sophie.
- Moi aussi. Dépêchons-nous, il y aura bien quelque auberge ou estaminet sur le chemin.”
Et ils quittèrent la ferme, après avoir “emprunté” deux paires de chaussures, contents de laisser derrière eux cette atmosphère austère et renfrognée. Le Commandant allait d’un bon pas, comme s’il n’était pas blessé. Sophie ne pouvait s’empêcher de le surveiller, inquiète.
“Je vais très bien, lui dit soudain Olstrik. Arrêtez de me regarder ainsi.
- Je suis désolée, mais...
- Mais ?
- Vous devriez ralentir l’allure ; je n’ai plus de quoi vous soigner.
- Tout ira bien, ne vous en faites pas. Regardez, on distingue des toits, là-bas. Un village. Parfait.”
Une courte pause.
“J’espère qu’ils ont du café, lança Olstrik avec un sourire.
- Oh oui ! Ou du chocolat ! s’exclama Sophie sans pouvoir se retenir.
- Du pain ! enchaîna Olstrik.
- Du beurre.
- Des croissants.
- Des fruits.
- Des brioches.
- J’ai trop faim, je ne peux pas continuer, avoua Sophie.”
Ils se mirent à rire ; cet instant était si paisible. Le temps était au beau fixe. Le village était plein de promesses. L’avenir aussi. Elle inspira profondément, se détendant enfin vraiment depuis leur départ du domaine d’Olstrik.
“Je dois trouver un téléphone pour prévenir les Vengels de notre arrivée. J’espère qu’ils voudront bien nous accueillir quelques jours.
- Pourquoi refuseraient-ils ? Ils sont si généreux.
- Certes ; mais nous les exposons néanmoins au danger. J’espère que l’organisation mettra un peu de temps à nous trouver.
- Étiez-vous nombreux, dans cette organisation ?
- Je n’ai pas d’estimation exacte, mais je dirais entre deux et trois cents personnes.
- Tant que cela !
- Oui, mais, il n’y a pas que des hommes en âge de se battre. Il y a aussi des vieillards, des gamins, des femmes. Pour l’instant, je pense qu’ils sont trop désorganisés pour tenter quoi que ce soit. J’y ai pris soin.
- Les hommes qui nous ont attaqués, vous les connaissiez ?
- Le plus âgé, oui. Pas les autres.
- Vous... Les soldats allemands...
- J’ai arrêté leur camion, ordonné qu’ils recherchent des terroristes ; trois morts et un blessé. Là je vous ai rejointe au point de rendez-vous. Et nous sommes tombés sur le gosse. S’il a deux sous de jugeote, il a dû retourner chez lui.
- Ou peut-être a-t-il lui aussi franchi la frontière ?
- Ce n’est pas à exclure. Mais il ne sait pas où nous sommes. Vous ne l’avez pas vu traverser le fleuve, n’est-ce pas ?
- Non, mais après vous avoir soigné, je suis partie chercher de l’aide ; et j’ai été longue à revenir. Il a pu traverser à ce moment-là, mais dans ce cas, il vous aurait...
- Oui.”
Il y eut un silence.
“Je suis désolé, lança le Commandant de but en blanc.
- De quoi donc ? s’étonna Sophie.
- D’avoir douté de vous, là-bas, sur la berge. Et de vous avoir entraînée dans ce périple. De vous avoir blessée.
- Vous ne m’avez pas blessée, dit Sophie avec surprise.
- Pas directement. Mais j’en suis désolé tout de même.
- Ne le soyez pas. Je suis contente d’être là, avec vous.”
Il ne répondit rien, et lui tendit simplement la main, qu’elle prit de bon cœur dans la sienne. Ils s’approchaient du village ; elle se demanda brièvement si ce geste était inconvenant et décida qu’elle s’en moquait bien.
Après avoir trouvé une auberge, ils avaient trouvé une carriole qui les mena à la gare la plus proche. Le Commandant avait réussi à joindre les Vengels au téléphone, et ils prirent leurs billets sans être contrôlés, ce qui était une chance. Arrivés à leur gare de destination, les seuls incidents notables étaient les regards en coin qu’on leur lançait : Olstrik dans son costume étriqué, Sophie avec une jupe et un corsage de toile un peu trop grands ; ils avaient une drôle d’allure, certainement. Ils avaient somnolé dans le train, assis l’un en face de l’autre dans le compartiment, et, un peu hagards, descendirent sur le quai.
Ils aperçurent le Vicomte Matthias qui venait droit sur eux, apparemment ravi :
“Montez dans l’auto, nous pourrons y bavarder à l’aise.”
Les deux hommes s’assirent devant tandis que Sophie s’installait derrière. Elle tenta de suivre la conversation, et puis s’endormit tout à fait pendant le trajet jusqu’à la maison des Vengels, qu’ils louaient depuis maintenant trois ans. Elle se réveilla en sursaut en entendant des cris, mais ce n’était que Walter et Liese qui laissaient échapper leur joie. Elle ouvrit la portière, leur disant :
“Comme vous êtes grandis, mes petits chats ! Ne vous approchez pas, je suis toute sale du train, vous attraperiez une maladie.
- Laissez Mademoiselle arriver, leur dit le Vicomte, descendant également de l’auto. Nous ne voudrions pas qu’elle croie que vous avez perdu les bonnes manières qu’elle vous a inculquées.
- Venez donc, chers amis, s’exclama la Vicomtesse depuis le perron. Je pense qu’un bon bain vous fera plaisir. Et peut-être des habits de rechange, ajouta-t-elle en voyant leurs accoutrements. Ensuite, nous dînerons. Matthias, mon ami, montrez cela à Olstrik, je m’occupe de cette pauvre enfant. Suivez-moi.”
Encore engourdie et hébétée, elle suivit la vicomtesse qui lui parlait :
“Comme vous le constatez, nous sommes un peu plus à l’étroit ici, mais c’est assez confortable tout de même. Nous avons réduit le personnel de maison, nous n’avons pas assez de place. C’est pourquoi vous partagerez une chambre avec Liese, vous n’imaginez pas à quel point elle en est ravie ! Olstrik dormira dans le salon, malheureusement, c’est tout ce que nous pouvions lui proposer.
- J’ai l’impression de rêver, dit Sophie. Êtes-vous bien là, avec moi ?
- Je suis bien là, et vous aussi. Et cette baignoire aussi, ajouta-t-elle en riant.
- Voilà qui me convaincra tout à fait, sourit Sophie.”
La vicomtesse lui ayant donné du linge de toilette et de rechange, elle la laissa seule. Sophie se débarrassa des frusques données par les fermiers, et se plongea avec volupté dans l’eau chaude, se savonnant copieusement. Les égratignures à ses mains la picotèrent un peu, mais une fois lavée et rincée, elle n’en eut plus cure. Elle brossa ses cheveux encore humides et les coiffa, puis s’habilla : la vicomtesse lui avait trouvé une robe bleu nuit, et, se regardant dans la glace, elle constata avec plaisir que le reflet renvoyé n’était pas si mal. Elle se tança intérieurement pour cet élan de coquetterie, et sortit bien vite rejoindre ses hôtes. Elle put serrer contre elle Walter et Liese, remercier avec effusion le Vicomte et la Vicomtesse. Olstrik arriva à son tour, et ils passèrent à table.
“Racontez-nous toutes vos aventures, demanda la Vicomtesse Gabriella à Sophie. Depuis Bruxelles.
- Je me suis rendue sur le front, expliqua Sophie.”
Avec Olstrik, ils avaient décidé d’en dire le moins possible pour protéger leurs hôtes, aussi elle raconta une version expurgée de ses exploits : infirmière, elle avait retrouvé le Commandant, d’ailleurs blessé, et ils avaient décidé d’unir leurs forces pour venir en Suisse.
“Comment, mon cousin, vous désertez l’armée allemande ? s’étonna le Vicomte Matthias.
- En effet, répondit posément Olstrik. Ce combat n’est pas le mien et n’aurait jamais dû l’être. Je regrette la part que j’ai jouée et compte à présent me battre ailleurs et autrement. Entre vous et moi, j’aurais dû déserter plus tôt.
- Mais, où vous rendrez-vous, dans ce cas ?
- Je compte accompagner Mademoiselle von Laudon en France, afin qu’elle y retrouve un cousin de sa mère.
- C’est une folie, vous serez arrêté comme espion et fusillé, s’étrangla le Vicomte.
- Matthias, pas devant les enfants, chuchota la Vicomtesse.
- Tout ira bien, mon cousin, le rassura Olstrik. Ne vous en faites pas ainsi pour moi. Vous savez que je m’en sors toujours.
- C’est cette excessive confiance en vos capacités qui m’inquiète, justement, insista le Vicomte. Les peuples en guerre sont bien décidés à en finir vite, il y a des exactions de tous côtés, même sur les prisonniers. La presse suisse est bien informée, et, croyez-moi, l’honneur est parti pour de bon du continent européen.
- Alors, je ne compte pas être pris, mon cousin.
- Vous n’avez pas idée des moyens en jeu... Vous ne serez pas traité équitablement.
- Laissez-moi clarifier, dit Olstrik en baissant la voix pour ne pas être entendu des enfants - qui ne perdaient pas une miette de la conversation tout en faisant mine de dîner en silence -. Si ce que vous me dites est vrai, et que je ne peux recourir à mon plan initial, je ne compte pas être pris vivant.”
Sophie laissa tomber sa fourchette de surprise, mais personne n’y prit garde. Olstrik restait impassible, soutenant les yeux écarquillés de son cousin, la Vicomtesse portant son regard de l’un à l’autre, et Sophie fixant le profil d’Olstrik, qui se trouvait à sa droite. Elle ne put se retenir :
“Ce n’est pas ce qui était convenu. Dans ce cas, je refuse que vous veniez en France. Vous resterez en Suisse.
- Je suis tout à fait décidé à venir avec vous, dit-il sans la regarder, retournant à son assiette, comme si cette conversation était parfaitement normale.
- Je ne veux pas avoir cela sur la conscience, répondit-elle, implacable.”
Le Commandant ne répondit rien. Elle ne le quittait pas des yeux, voulait le forcer à la regarder, mais il fixait obstinément la vaisselle devant lui.
“Vous ne pensez pas clairement, de toute évidence, dit-elle tout bas. Nous en rediscuterons plus tard.”
Le dîner s’acheva dans un silence assez pesant ; Sophie ne décolérait pas : quelle était cette nouvelle fantaisie ? Après ce qu’il lui avait dit, pensait-il donc qu’elle le mènerait de bon cœur à une mort certaine, à un suicide ? Le Vicomte et la Vicomtesse échangeaient des regards significatifs et lourds d’inquiétude. Le dîner terminé, la Vicomtesse prit vaillamment les devants :
“Vous devez être épuisés, allons nous coucher. Venez avec moi, Walter, Liese, et vous aussi, Mademoiselle.
- Merci, Madame. Je vous suis. Bonsoir, Messieurs.”
Les deux cousins ne répondirent pas, se toisant par-dessus la table qui les séparait encore. Espérant que le Vicomte Matthias saurait ramener le Commandant à la raison, par la force si nécessaire, se dit-elle vaguement, avant de repousser cette pensée, Sophie monta à la suite des enfants et de la Vicomtesse.
“Je suis désolée de vous faire dormir sur un matelas à même le sol, lui dit cette dernière.
- Ce sera parfait, assura Sophie avec chaleur. Je n’ai pas dormi dans un vrai lit depuis un bout de temps, j’ai hâte de me glisser sous les draps.
- Viendrez-vous à la messe avec nous, demain ?
- Avec joie, Madame.
- Je vous réveillerai. Bonsoir, mes chéris, dit-elle en embrassant ses enfants, dormez bien. Je vous laisse.”
Walter et Liese, d’un même mouvement, tendirent leurs bras vers Sophie, qui les serra contre elle en disant :
“Vous m’avez beaucoup manqué, mes petits chats.
- Vous aussi, dit Walter gravement.
- Je voudrais que vous restiez, comme avant la guerre, ajouta Liese, la voix tremblotante.
- Soyez courageux, mes chéris, et allons dormir. Demain, il fera jour et nous y verrons plus clair.”
Ils l’embrassèrent, Walter regagna sa chambre, et Sophie prit la chemise de nuit donnée par la Vicomtesse, alla se changer dans la salle de bain puis rejoignit Liese. Elle tomba presque de fatigue sur le matelas, et dit doucement à la fillette :
“Les draps sentent si bon, je vais bien dormir. Bonne nuit, ma petite Liese.
- Bonne nuit, Mademoiselle. Je suis contente que vous soyez là.
- Moi aussi, je suis contente.”
Elle s’endormit vite, refusant de repenser à la conversation qui venait d’avoir lieu. Demain, elle irait puiser des forces dans la communion, et ensuite, elle aviserait. Demain, elle reverrait Olstrik. Demain, elle le convaincrait. Demain, elle aurait la force de lui dire de rester ici. Demain, elle se déciderait à le quitter. Demain, elle partirait seule, si besoin. Demain, elle lui sauverait la vie, malgré lui.